jeudi 25 février 2010

VOL II _ chpt 28, chpt 29, chpt 30, chpt 31, chpt 32, chpt 33, chpt 34, chpt 35



Chapitre 28 : Double



J’étais sous l’eau.
Le silence... Dense. Des ténèbres épaisses, plus noires que la nuit.
Je m’enfonçais. Encore et encore. Plus profondément.

Soudain une lueur. D’où venait-elle ?
Ma main. Mes bras. Tout mon corps irradiait. Et face à moi, la cité sous-marine. Merveilleuse, antédiluvienne. Gigantesque.
Alors, je m’aperçus que je ne respirais pas. J’étais au fin fond de l’océan et je ne respirais pas. Je n’en avais pas besoin.
Tel un serpent ondulant avec grâce, je glissais dans ce qui devait avoir été une rue. Une rue interminable.
Une autre créature lumineuse me suivait. Qui était-elle ? J’attendais qu’elle me rejoigne.
Edward ?
Il me fit un signe. Nous approchâmes d’un mur sculpté, partiellement effacé. Dans la pierre, un visage me souriait.
Je tendis la main vers lui.
La paroi s’effaça sous mes doigts. La ville entière s’évanouit.
Je reçus une gifle.
« Ne fais plus jamais ça, tu m’entends bien ?
_ Mais… maman…
_ Tu es une enfant. Tu ne peux pas m’obliger à faire ce que tu veux. Je suis ta mère, c’est compris ? »
Nouvelle gifle. Je sanglotai. J’avais sept ans.
« Mais je… je ne… je ne l’ai pas fait exprès ! »
Un visage dur et sombre me considérait sans tendresse. Oh, je voulais… je voulais tant qu’il disparaisse, ce visage sévère. Qu’il s’adoucisse. Mais je ne devais pas…
Et je n’avais pas le droit d’obliger les gens à m’aimer.
Le visage s’adoucit, cependant, se transforma. Les traits changèrent. Je revis le sourire bienveillant d’Aktaios, le Telchine qui m’avait accueillie à mon arrivée au temple.
« Oublie, me dit-il. Oublie tout. Une nouvelle vie commence pour toi maintenant. »
Je m’étais jetée dans ses bras. J’avais pleuré, j’avais beaucoup pleuré. Je pleurais encore. Mais la chaleur intense qui irradiait de lui me faisait tant de bien !
Dans mes bras, pourtant, il me sembla qu’il perdait progressivement son feu intérieur. Je me serrai contre lui aussi fort que je le pouvais.
Finalement, ce furent des mains glacées qui caressèrent tendrement mon cou.
Me détachant du corps qui m’étreignait, je plongeai dans un regard inquiétant. Un regard rouge qui vira immédiatement au noir. Je le vis s’assombrir en un éclair, comme lorsque d'épais nuages viennent soudain masquer la lune, en une seconde, par une nuit de grand vent.
« Je ne te ferai jamais de mal. Je m’appelle Labryos. Je suis ton nouveau maître. »
Mon maître ? Je ne voulais pas avoir de maître. J’étais une prêtresse sacrée. C’était moi qui exerçais mon pouvoir sur les autres… Mais la créature m’embrassa et je ne sus lui résister.
« Viens avec moi, maintenant, et tu seras une reine. Non, pas une reine… une déesse ! »
Dans un visage d’ange encadré d’épais cheveux noirs, deux yeux démoniaques étincelaient. Un démon… un démon magnifique.
« Non, Kûsh, s’il vous plaît, ne me faites pas ça ! »
Mais il était déjà trop tard. Je basculais dans la nuit, du haut d’une fenêtre entrouverte. J’allais m’écraser au sol. J’avais tellement peur…
Plus légers que des créatures ailées, cependant, nous nous éloignions sans jamais toucher terre. Et tout disparaissait derrière moi.
Un feu. Un feu intense s’empara de mon corps.
« Je brûle ! Au secours ! Je brûle ! Arrêtez ça, je vous en prie… par pitié ! »
Je souffrais le martyre. Il ne me venait pas en aide. Il souriait.
« C’est du sang qu’il te faut. La nourriture des dieux.
_ Du sang… j’en veux plus ! Encore ! »

Que se passait-il ? J’étais un vampire. Où était Jacob ? Où étais-je ?
Je voyais des villes défiler, des visages… Des spectacles étourdissants. Des horreurs ineffables.
Je voulais m’échapper de ce cauchemar.


Mes mains se posèrent sur un visage. Un visage qu’il me semblait avoir déjà vu. Un jeune homme dont les traits ressemblaient à ceux d’un antique Egyptien. Ses yeux…
Dans ses pupilles brunes, quelque chose dansait. Quelque chose d’innocent et d’heureux.
« Tu es… Benjamin… »
Il rit. Un rire magnifique.
« Le fils du sud ? Peut-être… Et toi, qui es-tu ?
_ Moi ? Je suis Kaly, voyons.
_ Non, qui es-tu vraiment ?
_ A toi de me le dire, Soam…
_ Tu es celle que j’ai toujours cherchée. »
Si je l’avais pu, j’aurais pleuré.

Etait-il possible que je sois Kaly ?

« Ne me quitte pas, je t’en prie… oh, je t’en supplie ! »
Derrière les paupières fatiguées du vieillard agonisant, les mêmes yeux innocents encore… Toujours.
« Tu sais que je te retrouve à chaque fois… au prochain soleil levant… »
Il avait disparu. Disparu. J’étais seule. Seule.
Si seule.

Ne sois pas aussi triste, Kaly.
« Bella ? Bella, tu m’entends ? »
Oui.

A nouveau, des paysages défilèrent. Je les avais traversés. Je savais. Je savais tant de choses ! Trop, peut-être. Des visages, des nuits, de longues nuits sans sommeil, à contempler la beauté des étoiles. La beauté des vagues et du sable. Les levers de soleil, les crépuscules incendiant le ciel…
Ils se succédèrent tous, à une vitesse impressionnante qui me donna le tournis.

Mais qu’est-ce que… ?
« Je suis désolée, Bella, ce sera bientôt fini. »
Fini ? Non, Kaly… non ! Ne faites pas ça ! Ce serait une erreur.
Face à moi, le visage transparent de l’antique vampire brune souriait doucement.
« Tu crois ? »
L’esprit de Jacob était surpris. Il voulait que je reparte, mais je n’y arrivais pas.
« Là, voilà, elle revient. »
J’étais tellement bien !
« Qui est Ozalee ? »
Je ne sais pas.

Je découvris soudain des dizaines de pupilles écarlates braquées sur moi. Ils faisaient cercle. Les Volturi. Mais je n’avais pas peur. J’étais forte. Plus forte qu’eux tous à présent.
« Si tu n’es pas avec nous… tu seras contre nous ! »
Aro était furieux.
« Je n’appartiens à personne. »
Un signe. Cinq vampires esquissèrent un geste. Mais je les dissuadai.
« Tu ne pourras pas nous échapper. Pas toujours…
_ Vraiment ? »
J’en avais assez. Aro… quel orgueil ! Voyons un peu…
Devant l’assemblée horrifiée et médusée, Aro se laissait glisser sur le sol. A genoux. A quatre pattes. Et si tu aboyais, maintenant ?
« Nous allons nous promettre d’oublier nos existences réciproques. Cela te convient-il ? »
Quelle haine… et quelle terreur dans ce regard de sang !
Mais je ne pus m’empêcher de rire.
Je ris.
Je me sentais si bien, à nouveau.
Mieux que jamais.

« Bella, Bella comment vas-tu ? »
C’était la voix d’Edward. Enfin.
A mes oreilles, retentissait toujours mon propre rire.
« Kaly, elle… elle rit. Que se passe-t-il ? »
Mon amie s’était éloignée. Je pensai instantanément ce mot : « mon amie ». J’aurais tout aussi bien pu dire « mon double » ou « ma sœur jumelle ». Pourquoi me sentais-je aussi proche d’elle tout à coup ? Nous avions si peu en commun.
« Nous avons tout en commun, Bella, maintenant. Détrompe-toi. »
J’étais debout. Comment m’étais-je relevée ? Je m’élançai vers elle.
« Il ne faut pas faire ça, tu m’entends ? Tu n’as… tu n’as pas le droit ! »
J’étais ébahie de mes propres paroles. En même temps, j’étais convaincue par ce que je disais.
Edward s’approcha de nous. Kaly avait l’air lasse. Elle tenait ses genoux repliés contre sa poitrine. Entre son pouce et son index gauches, je remarquai une lune noirâtre et encore légèrement boursouflée. Des marques de dents. Edward fit glisser le bout de ses doigts sur mon bras.
« Qu’y a-t-il, Bella ? »
J’étais furieuse. Peinée, et furieuse.
« Il y a que Kaly a pris la décision de mettre un terme à son existence. C’est impensable ! »
Elle souffla :
« Tu me considères comme un monument qu’il faut préserver coûte que coûte, Bella ?
_ Tout ce qui vit… est irremplaçable. Tu le sais.
_ Justement, je suis morte… il y a longtemps.
_ Tu sais très bien ce que je veux dire, ne dis pas de bêtises ! »
Je me tournai vers Edward. Il fallait qu’il réagisse lui aussi !
« Mais que t’arrive-t-il, Bella ? »
Il paraissait stupéfait.
« Je t’avais prévenu qu’elle serait un peu… différente. Ne sois pas étonné », lui lança Kaly d’une voix éteinte.
Les doigts d’Edward effleuraient à peine mon bras. Il hésitait à me toucher. Une brise tiède caressa ma joue, chargée d’effluves sucrées et marines. Leur parfum m’emporta, loin, loin avec elles, dans la nuit. Les feuilles des arbres bruissaient, dans la forêt, près de nous, et leur murmure avait des intonations de voix lentes. Je déglutis. Dans ma bouche, le goût des plantes, la verdeur des feuilles, le bois chaud de l’écorce, la fragrance poudrée du sable…
« Mais… écoute, Edward, la forêt… elle chuchote… »
Que se passait-il ? Au fond de moi, il me semblait connaître la réponse. J’étais captivée par ce que je ressentais. Le ciel était un drap de velours d’un bleu profond, constellé de minuscules diamants pulsant, chacun, une lumière vive, tantôt bleue, tantôt rouge… La mer… les vagues claquaient, nettes et souples, avec un rythme si régulier, si évident, qu’il me semblait impossible de ne jamais l’avoir remarqué. Une vibration montait de l’eau, un souffle… Oh, j’avais envie d’aller nager !
Je me sentais si bien. Légère, forte. Mon esprit était clair. Chacune de mes pensées, précise et vive. Ma volonté, ma volonté semblait ne plus pouvoir trouver de limite. Je n’avais jamais rien ressenti de pareil.
« Tu vas t’habituer, murmura Kaly. Les impressions vont peu à peu perdre de leur intensité. Mais plus rien ne sera jamais vraiment comme avant. »
La main d’Edward se referma sur mon bras, fermement cette fois-ci.
« Je vais bien, dis-je. Je vais très bien. »
Il avait tout de même l’air un peu inquiet. Ses yeux luisaient dans son visage pâle, si jeune, presque enfantin. Et si tendre. Emouvant. Mon regard engloba sa personne. Ses mèches cuivrées ondulaient imperceptiblement dans l’air, son front, son menton, sa bouche, sa gorge… Depuis combien de temps ne l’avais-je pas regardé ? L’avais-je jamais vu vraiment ? Tel qu’il était. Si beau, si… doux. L’émotion qui venait de naître à la base de mon estomac explosa. Je fixai sa bouche, bondis vers lui, l’embrassai. Il se laissa faire. Mais je perçus la raideur de ses bras et de ses épaules. Comme une méfiance.
Kaly sourit. Je sentis qu’elle souriait. Comme si ma propre bouche avait souri. Je posai mes doigts sur mes lèvres. Je ne pouvais me détacher d’Edward. Enroulant ses bras autour de moi, je me tournai pourtant vers la silhouette assise dans le sable.
« Que m’as-tu fait ? »
Les bras croisés sur ses genoux, elle ne bougeait pas. Elle avait l’air de regarder l’horizon, mais ses paupières étaient closes. Il me sembla qu’elle s’était absorbée en elle-même.
« J’essaie de me détacher… Il va me falloir du temps pour y arriver mieux… Pour le moment, cela semble parfaitement impossible.
_ Te détacher ?
_ Oui, me détacher de toi. De ce que tu ressens, de ce que tu penses. C’est assez envahissant… Je ne vais pas y arriver tout de suite.
_ Que s’est-il passé, Kaly ?
_ Je t’ai ramenée. Je t’ai soignée. Voilà. Edward me l’a demandé. Il avait peur que tu meures. »
Les bras d’Edward se resserrèrent autour de moi. Je savais que Kaly était venue me chercher, que c’était elle qui m’avait forcée à revenir, et qu’elle m’avait investie pour cela. Mais je ne savais pas comment.
« Tu es partie trop longtemps, Bella, reprit-elle. Un moment, nous avons pensé que tu ne reviendrais pas. Edward… Edward était complètement paniqué. Il était en train de se demander s’il ne devait pas te mordre pour te forcer à réintégrer ton corps. Il est vrai que faire de toi un vampire aurait été une manière radicale d’obliger ton esprit à retourner à l’intérieur de toi-même mais… c’était une décision trop cruelle à prendre pour lui. Et sans ton consentement… Enfin, je lui ai dit qu’il existait une autre solution. Même si elle m’impliquait beaucoup. Totalement, en fait. Mais… je n’ai rien à cacher. Ni à perdre, d’ailleurs. »
Je compris que Kaly avait dû sacrifier quelque chose. Par ma faute. Et elle avait l’intelligence de ne pas me faire de reproches, alors qu’elle l’aurait pu. Je n’avais pas été capable de suivre ses recommandations, je n’avais pas su garder ma pensée concentrée, ne pas céder à ce que j’avais ressenti, j’avais été trop faible…
« Je sais…, chuchota-t-elle, ne t’en fais pas. »





Chapitre 29 : La voie obscure/ The dark way

J’avais failli mourir. Je frissonnai et saisis les mains d’Edward.
« Kaly t’a fait boire un peu de son sang, expliqua-t-il de sa voix douce et mélodieuse (si vibrante que chacun de ses mots faisait frémir la peau de ma nuque). Elle… ne savait pas si je pourrais le faire moi-même. Elle pensait que c’était risqué et… que ça n’aurait pas été une bonne chose pour nous. »
Kaly… je comprends… merci.
« Ce n’est pas si simple, Bella, répondit-elle à mes paroles muettes. Ce que j’ai fait est irrémédiable. Te voilà désormais un être intermédiaire… Mais je suis heureuse que tu ailles bien. Cela aurait pu être un désastre. Je n’étais pas sûre d’y parvenir correctement. Il y avait si longtemps que je ne l’avais pas fait !
_ Que veux-tu dire ? »
Elle rouvrit ses yeux et les tourna vers moi.
« Ce n’est pas une pratique sans conséquences. Notre sang -celui qui coule dans nos veines un moment quand nous avons bu- a des vertus… pour les êtres humains, mais il peut aussi agir comme un vrai poison, c’est une question de dosage. Il dépend de l’âge du vampire qui donne son sang et de l’être humain qui le reçoit. Je ne sais pas encore l’effet que cela va avoir sur toi, mais il me semble… il me semble que tu es encore très humaine. N’est-ce pas ? »
J’acquiesçai. Je me sentais parfaitement bien. Exceptionnellement bien… La faim m’avait quittée. J’avais retrouvé le goût et l’odorat. Ma cheville était guérie, à n’en pas douter. Et j’étais moi-même, j’en étais certaine.
Kaly hocha la tête. Elle entendait mes pensées, aussi clairement que si je m’étais exprimée à haute voix. Cela aussi était une évidence.
« C’est juste temporaire, expliqua-t-elle encore. Je lis tes pensées grâce au pouvoir d’Edward. Lorsqu’il s’effacera, je ne le pourrai plus. Nos dons respectifs n’ont plus d’effet sur nous à présent. Ton bouclier… ma suggestion… n’opèreront plus jamais entre nous. Il ne peut y avoir aucun mensonge entre le preneur et son guérisseur. »
Ce que Kaly expliquait, je le savais. Je le sentais. Peu à peu, je me rendais compte que j’avais acquis des connaissances qui étaient les siennes. Et je savais tout de ce qu’elle était. Elle poursuivit :
« Une partie de moi est passée en toi. Ce n’est pas… quelque chose de réellement appréciable. Ni pour toi, ni pour moi. Personne ne souhaite livrer sa vie entière… C’est pour cette raison que cette pratique s’est oubliée et qu’elle doit rester secrète. Elle est aussi particulièrement dangereuse. Si un humain reçoit trop de sang de vampire, il change de nature. Définitivement. Tu ne devras plus jamais être soignée de cette manière, au risque de devenir un vrai monstre. »
A ces mots, le regard de Kaly se posa sur Edward. Elle voulait qu’il comprenne. Je sentis qu’il hochait la tête.
« Et maintenant, je ressens également tes émotions… Pour le moment, c’est peine perdue, mais avec le temps, je pourrai tout simplement choisir de les ignorer. Cependant, nous resterons liées. Jusqu’à-ce que… l’une de nous deux disparaisse. »
Je sursautai. A nouveau, la colère que j’avais ressentie un peu plus tôt se déploya au fond de moi. Mes émotions étaient beaucoup plus soudaines et fougueuses qu’avant.
« Tu ne dois pas envisager cela, sifflai-je. Pas une seconde.
_ Que je sache, répondit-elle avec un léger sourire, malgré tout ce que tu sais de moi, mon existence n’appartient encore qu’à moi seule. »
Je fulminais.
« Ce n’est pas parce que tu m’as transmis les connaissances qui me fascinaient et que tu as montré à Edward l’endroit où se trouve la mémoire de votre espèce que tu n’as plus de raison d’être ! Notre venue ici… notre venue n’était pas un signe. C’était un hasard !
_ Tu le crois vraiment ? »
Au ton de sa voix, je sus qu’aucun mot ne parviendrait à la convaincre. Une peine immense m’envahit.
Mon émotion parut la surprendre. Elle me considéra soudain avec attention, mais n’ajouta rien de plus.
La main d’Edward glissa sur mon menton. Son pouce caressa ma bouche. Je fermai les yeux. Même si le sang de Kaly ne m’avait pas radicalement transformée, il avait toutefois changé certaines choses : mes sensations avaient une puissance incroyable. Une seconde, je me demandai si je pourrais désormais en soutenir certaines. La douleur serait-elle intolérable ?
« Il y a des avantages…, soupira Kaly. Moins de douleur. Beaucoup moins. Tu seras plus forte, plus énergique et vive, tu guériras beaucoup plus vite aussi. Mais tu ne pourras plus vraiment exercer de magie humaine. Si je n’avais pas pris toutes les précautions, cela aurait pu être bien pire…
_ Comment avez-vous appris à faire cela ?, demanda Edward.
_ C’est Labryos qui l’a soignée, répondis-je spontanément. Quand elle a failli mourir… »
Kaly haussa un sourcil, mais elle esquissa un léger sourire.
« J’ai eu l’occasion de soigner, à quelques reprises dans mon existence, déclara-t-elle. Et j’ai vu certaines pratiques… A une époque, il existait des rituels de partage entre les vampires et quelques sectes particulières d’êtres humains. Ils appelaient cela « suivre la voie obscure ». Dans son temple, le vampire expérimenté était une divinité qui choisissait de donner son pouvoir… ou de punir.
_ Que se passe-t-il lorsqu’on reçoit trop de sang ?, interrogea Edward.
_ L’être humain devient autre chose. Il y a trois stades distincts. Le premier guérit et… améliore, en quelque sorte, le second change en être surnaturel, le troisième fait des monstres. Nous partageons avec les mages le pouvoir de guérir, mais le nôtre est particulièrement ambigu : il ne peut s’exercer qu’une fois et nécessite une grande abnégation car il faut être capable d’accepter de partager sa vie entière avec l’humain que l’on soigne. Celui qui reçoit plus de sang que sa guérison en nécessite devient un être aux pouvoirs surnaturels. Il peut se déplacer dans l’espace par sa seule volonté, acquiert une grande force, une quasi-immortalité, la capacité de changer de taille ou de corps, de devenir invisible… Mais il perd son humanité également, devient avide, de sang surtout, et dangereux. Ces créatures ont longtemps été les disciples des vampires. Des femmes, le plus souvent, qui étaient leurs compagnes et que l’on appelait des Dakini, dans certaines régions. Je ne sais pas s’il en existe encore. Malheureusement, leur désir d’accroître sans cesse leur pouvoir les poussait souvent à vouloir prendre davantage de sang à leur maître vampire. Elles finissaient donc généralement par se changer en monstres. Ces mêmes monstres qui servaient aussi de punition parfois, ou de malédiction, et que l’on appelait des Ghûls.
_ Des ghoules ?, s’exclama Edward. J’ai déjà entendu ce nom. Ces créatures passaient pour être des êtres immondes. »
Kaly acquiesça.
« C’étaient les monstruosités de la voie obscure. Les ghoules n’avaient plus rien d’humain, ni rien de rationnel. Seule la faim les animait, et une vie ténébreuse de bêtes fantastiques. C’étaient des dévoreuses de chair morte, qui hantaient les cimetières. J’en ai déjà vu. Le plus souvent, elles étaient chassées par les humains comme par les êtres surnaturels. »
Kaly se tut. Son regard se posa sur moi. Ainsi, c’était ce que j’avais risqué. J’aurais pu devenir une de ces créatures abominables…

« Deux gouttes. Voilà ce que je t’ai donné, reprit-elle en devançant ma question. Tu es sans doute la dernière personne que je soigne. Je craignais qu’une seule ne soit pas suffisante pour te ramener… Je n’aurais pas su indiquer à Edward la quantité à te donner. Il est très jeune. Sans doute en aurait-il fallu beaucoup plus. Mais c’était trop hasardeux. J’ai préféré le faire moi-même. Et puis… tu admirais mon savoir. Il est à toi à présent. Fais-en bon usage. »
S’il te plaît, Kaly… Ne cherche pas à disparaître !
Je savais que ma supplique était entendue. Elle lisait en moi comme en un livre ouvert.
Elle sourit doucement. Dans l’obscurité tiède et embaumée de la nuit, ses pupilles luisaient comme une eau calme.
« Tu le sauras, de toute manière, si cela se produit », souffla-t-elle.
Labryos, je l’ai vu. J’ai vu… tant de choses ! Tu sais qu’il est toujours dans ce monde. Tu le sens, n’est-ce pas ?
Elle hocha la tête. Durant des siècles, des millénaires, Kaly avait su que Labryos existait encore, quelque part. Mais elle ne l’avait jamais revu. C’était son intention, pourtant, me semblait-il. A présent, elle voulait le retrouver. Elle voulait… savoir ce qu’il était advenu de lui et si le charme qui l’avait lié à elle opérait toujours. Elle pourrait le savoir avec certitude, maintenant, grâce au don d’Edward qu’elle conserverait encore un moment. Aussi longtemps qu’elle ne boirait pas. Et elle était capable de ne pas le faire le temps qu’il faudrait.
« Je partirai bientôt à sa recherche », fit-elle simplement.
Edward nous regardait, l’air un peu perdu. J’allais lui expliquer ce que je savais quand Kaly demanda :
« As-tu toi-même obtenu les réponses que tu souhaitais ? »
Ma pensée s’emplit des émotions que j’avais ressenties et des paroles que j’avais échangées avec l’esprit de Jacob. Non, je n’avais rien appris. J’avais risqué ma vie pour rien.
« Il n’a rien voulu dire, répondis-je même si les mots étaient à présent inutiles entre elle et moi. Je lui ai posé quelques questions, mais il m’a répété que je devais faire mes propres choix et suivre ma route.
_ Le contraire aurait été surprenant. Il n’est pas dans l’habitude des esprits-liés de révéler l’avenir à ceux qu’ils protègent. Ce n’est pas dans l’ordre des choses. Mais celui-ci a l’air si particulier… il me semblait que, peut-être, il agirait différemment. Un sorcier peut exiger d’un esprit certaines réponses. Il connaît les moyens de le torturer pour l’obliger à révéler ce qu’il sait, mais… je suppose que ce n’était pas ton intention, n’est-ce pas ? »
Le torturer… Quoi ? Jamais de la vie.
Kaly connaissait ma réponse avant même que je la formule. Elle m’avait fait comprendre que j’avais atteint la limite de ce que je pourrai jamais connaître. Elle demanda à son tour :
« Qui sont Taha Aki et Ozalee ?
_ Les ancêtres mythiques du peuple Quileute. Taha Aki est censé être le premier Grand Chef de leur tribu à avoir pris l’apparence d’un animal. Avant lui, les Quileutes étaient des guerriers-esprits qui avaient la capacité de se détacher de leur corps pour effrayer leurs adversaires ou influencer les animaux. La légende raconte que l’esprit de Taha Aki, privé de corps par un usurpateur, aurait investi celui d’un loup pour se venger de son assassin. L’animal avait accepté de l’accueillir et de partager son enveloppe terrestre avec lui. Sous l’effet de la colère, à la suite du nouveau meurtre d’un vieux guerrier qui venait de découvrir la vérité, il aurait repris corps, par magie, à partir de ce loup. Un nouveau corps, assez différent de sa précédente enveloppe charnelle -à ce que j’ai cru comprendre-, qui était l’incarnation même de son esprit. Ozalee était son épouse, la troisième, et sa véritable « moitié ». Elle s’est sacrifiée pour sauver la vie de leur fils qui, plus tard, menaçait d’être tué par un vampire nouveau-né. A partir de là, les descendants des fils de Taha Aki seraient devenus des Transformateurs, pouvant prendre à volonté l’apparence de loups, et Taha Aki aurait disparu dans la forêt, désespéré d’avoir perdu celle qu’il aimait. »
Kaly m’avait écoutée avec beaucoup d’attention.
« Vraiment ?, s’étonna-t-elle, songeuse. Voilà qui est très intéressant.
_ Je me demandais…, ajoutais-je, enfin… la famille de Jacob est supposée descendre de Taha Aki, alors… »
J’étais confuse. Je ne pouvais pas avouer devant Edward mes motivations profondes. J’avais voulu savoir si l’esprit de Jacob avait recherché le mien, à travers les différentes vies que nous avions peut-être vécues. Si nous étions vraiment ces âmes-sœurs dont il m’avait parlé. Pourtant…, lorsque je l’avais rejoint, quelques heures plus tôt, je lui avais spontanément -presque comme malgré moi- exprimé mon amour profond pour Edward, et il n’en avait pas paru surpris. Il était si loin de tout ! Il n’était plus celui que j’avais connu, d’une certaine manière. Celui qui m’avait aimée irrépressiblement, comme seul un Transformateur le pouvait. Néanmoins, j’avais cette étrange impression de le connaître, également, de le connaître si bien…
Comment expliquer que j’avais voulu chercher la vérité, tenter de ne pas vivre le restant de mon existence dans l’erreur, parvenir enfin à la conviction profonde d’agir comme je devais le faire ? Prise entre deux êtres surnaturels, je n’avais jamais vraiment su quelle était la voie que je devais suivre.
« Je vois », chuchota mon amie.
Une seconde, j’avais oublié qu’elle suivait pas à pas le cheminement de ma pensée. Mais je savais que je n’avais pas à rougir. Nous étions trop proches pour cela, désormais.
« Tu cherches de mauvaises réponses. Ce que tu voudrais savoir te dépasse et restera à jamais hors de ta portée. C’est le cas pour nous tous. En cela, l’esprit qui est attaché à toi t’a dit vrai. Ne recherche pas la vérité, comme si elle était unique. Il n’y a pas de bon ou de mauvais chemin. Il n’y a que le chemin que l’on parcourt. Et les regrets et les remords sont la seule erreur, parce qu’ils entravent et empêchent d’avancer. »
Je sentais que Kaly avait raison. Une expérience de plusieurs millénaires parlait par sa bouche et, au fond de moi, une petite voix m’avait inlassablement répété les mêmes mots. Pourtant, j’avais voulu savoir. Etre certaine. J’avais recherché d’autres voix qui confirmeraient ce que disait la mienne. Et voilà que revenaient encore les mêmes paroles : « Avance. Ne te retourne pas. Suis ton instinct et agis en accord avec toi-même. »
Cela, je l’avais toujours su.
En ce moment, mon instinct me disait que je n’avais plus qu’une envie : retourner à Forks et serrer mes enfants dans mes bras.
« Tu as bien raison, conclut Kaly en tournant son visage dans la direction de la mer. Le temps qui passe ne nous apprend jamais l’essentiel. L’essentiel, nous le portons en nous depuis toujours. Nous l’oublions, parfois, simplement, et c’est bien dommage. »
Je serrai dans mes mains celles d’Edward, puis me retournai vers lui et posai ma paume sur sa joue fraîche.
« Viens, lui dis-je, rentrons chez nous. »
Il pencha légèrement sa tête de côté, sondant mes prunelles à la recherche d’une quelconque inquiétude peut-être. Il n’y trouva que de la détermination.
Toute peur m’avait quittée, en cet instant. Et peut-être même définitivement.

Je voulus dire à Kaly combien j’espérais pouvoir la revoir, partager avec elle d’autres moments. J’avais tant de questions à lui poser encore… Plus que jamais même ! Encore une fois, ma pensée avait formulé tout cela avant que mes mots ne le fassent, et bien mieux sans doute, car mon cœur s’était serré et une peine sourde s’était répandue dans chacune de mes veines. Et je savais que Kaly ressentait mon émotion. Comment quitter la personne qui vous a rendu la vie en vous donnant la sienne ? J’allais le faire. Toutefois, je savais que nous ne nous quittions pas vraiment. Nous serions toujours ensemble. Loin de me gêner, cette pensée me réconforta.
« Tant mieux », susurra une voix à mon oreille.
Kaly était debout et penchée vers moi. Puis ses mains se joignirent sous son menton et elle salua Edward d’un signe de tête. Il lui sourit en retour.
Par chance, le bateau redémarra dès qu’il fut dégagé du sable qui le retenait prisonnier. Tant qu’il flottait, nous aurions trouvé le moyen de nous en servir, de toute manière. Et même s’il avait été hors d’usage, il y aurait eu d’autres solutions. C’était cela le changement le plus flagrant qui s’était opéré en moi, me semblait-il, depuis qu’une part de Kaly y était entrée : la sensation que je ne serais plus jamais arrêtée ou écrasée par les obstacles qui pourraient se présenter sur ma route. Je me sentais forte, et sûre de moi. Un sentiment bien nouveau et… très rassurant.
Longtemps, je la regardai s’éloigner de nous, comme une statue plantée à la naissance des vagues, sur la plage. Drapée dans sa robe sombre, elle ne bougeait pas. Sa longue chevelure, seule, se soulevait un peu, aux souffles de l’air tiède. Je ne tournai finalement la tête dans la direction que nous avions prise, l’air dégageant mes cheveux de mon visage dans une agréable sensation de libération, que lorsque la nuit se fut complètement refermée sur sa silhouette et que l’île, elle-même, eut disparu à mes yeux.





Chapitre 30 : Le legs/ The legacy

Quand je posai enfin un pied sur la terre ferme, sur le sol goudronné d’une rue grouillante de monde, je réalisai combien j’avais changé. Combien tout avait changé. Il me semblait avoir traversé les siècles. Et c’était bien ce que j’avais fait, sans doute. La foule des touristes dans laquelle nous nous immergions, le bruit, les lumières des néons et des lampadaires, tout me paraissait si… irréel. Si nouveau. Chaque son, à mes oreilles, se détachait des autres, chaque éclat, chaque lueur sur les trottoirs, coulait littéralement de sa source au sol, comme si la lumière avait pu fondre et se répandre, et les odeurs… les parfums trop violents et complexes se mêlaient, m’attirant, me transportant… ils me levaient presque le cœur.
« Quel tumulte !, soufflai-je. Il me semble que je comprends à présent la manière dont tu vois le monde, Edward. »
Il embrassa ma tempe. Son bras était passé autour de ma taille et il me serrait contre lui, très fermement. Dans ce geste tendre, je percevais également sa crainte. Depuis que nous avions quitté le port, Edward était aux aguets. La menace qui nous avait traqués jusque sur l’île de Kaly, pouvait maintenant fondre sur nous à tout instant. A chaque angle de rue, je percevais sa tension. Ses bras se raidissaient un peu plus autour de mon corps, ses yeux fouillaient la foule, aussi loin que le lui permettait sa vision surnaturelle. Nous marchions vite, nos pieds touchant à peine terre.
Il m’entraîna vers une file de taxis.
« Tu veux retourner à l’aéroport ? »
Ma question n’attendait pas de réponse. Que pouvions-nous faire d’autre ?
« Il faudrait que j’appelle…, expliqua-t-il alors que nous roulions dans la nuit, laissant derrière nous les vibrations de la ville. Mais je ne le ferai que lorsque nous serons prêts à embarquer. Ou que nous aurons la possibilité de changer de direction, au cas où… ».
Le hall de l’aéroport me parut étrangement calme et vide. Statique. Quelques voyageurs cherchaient leur chemin dans les couloirs frais éclairés par une lumière vive. Il devait être une ou deux heures du matin. Un dernier vol à destination de Dubaï décollait dans moins d’une heure. C’était un vol de nuit et il était loin d’être complet. Sans hésiter, Edward prit des billets, et nous nous dirigeâmes vers la salle d’embarquement.
Nous scrutions les visages des passagers qui attendaient autour de nous, les issues, le moindre mouvement. Collés l’un à l’autre, nous demeurions silencieux. Aucune trace des Volturi, semblait-il, mais il nous était impossible de relâcher notre vigilance. Alec, ou Démétri, pouvait surgir à n’importe quel moment. S’étaient-ils lassés de devoir nous attendre ? Etaient-ils tapis, hors de notre vue, attendant le bon moment -celui où nous n’aurions plus aucune possibilité de retraite- pour se saisir de nous ? Etaient-ils partis chercher du renfort ? Ils en auraient eu le temps…
Mes doigts étaient emmêlés à ceux d’Edward, ma joue posée sur son épaule. Je ne m’en étais pas rendu compte mais mon attitude exprimait l’incapacité dans laquelle je me trouvais désormais de pouvoir me détacher de lui, ne fût-ce que quelques minutes. Je ne pouvais plus envisager de m’éloigner de lui. Jamais.



Peu à peu, je sentis que quelque chose pesait sur moi, comme une pression légère mais insistante. Il me fallut quelques secondes pour réaliser qu’il s’agissait d’un regard. Quelqu’un me regardait. C’était presque comme s’il m’avait touchée. Je levai les yeux. A quelques sièges de nous, je découvris un jeune homme. Il était assis près d’un autre, plus âgé, dont les cheveux blancs faisaient, par contraste, ressortir encore davantage la peau sombre. Le jeune homme portait une moustache. Ils étaient Indiens tous les deux, et particulièrement bien habillés. Ils avaient l’air d’hommes d’affaire. Mon regard croisa celui du jeune homme qui détourna brièvement la tête avant de me regarder à nouveau et d’esquisser timidement un sourire. Je lui souris en retour. Son compagnon souleva une paupière et nous considéra un bref instant. Je lui souris également.
« Américains ? », questionna-t-il d’une voix à l’accent très prononcé.
Je hochai la tête.
« Jeunes mariés ? », reprit-il. Et sa bouche aux dents blanches se fendit en un rire léger et sautillant.
Pour toute réponse, Edward passa son bras autour de mes épaules et m’attira contre lui.
« Il a de la chance, commentait à présent le plus jeune à voix basse, elle est particulièrement jolie !
_ Avoir une jolie compagne, ce n’est pas le plus important, mon fils, répliqua le vieil homme d’une voix amusée. Tu ne sais voir que cela, toi, les jolies filles ! La beauté passe plus vite que tu ne l’imagines… Ce qui importe, c’est le cœur. »
Le jeune homme n’avait vraiment pas l’air convaincu par les paroles de son père.
_ Mouais…, maugréa-t-il en me lançant un nouveau regard, en attendant ce garçon est un veinard. Tu crois que je pourrais tenter ma chance ? Elle a l’air très amoureuse mais… les jolies américaines ne s’intéressent qu’aux hommes fortunés, c’est bien connu. »
J’étais stupéfaite de ce que je venais d’entendre. Ma bouche s’ouvrit toute seule et je sentis que le feu me montait aux joues. Je me redressai, ouvrant ma main devant moi afin de montrer l’alliance que je portais.
« Nous sommes mariés, m’écriai-je sur un ton plus ferme que ce à quoi je me serais attendue. Et l’amour ne s’achète pas. Vous devriez écouter votre père, il a raison : il n’y a que le cœur qui importe ! »
L’homme qui portait une moustache ouvrit des yeux ronds comme des billes. L’autre, d’abord interloqué, partit d’un grand éclat de rire. Je me retournai vers Edward. Il devait certainement être outré lui aussi. Au lieu de cela, son visage exprimait plutôt une sorte d’étonnement.
« Que racontes-tu, Bella ?
_ Comment ? Tu n’as pas entendu ce que ce mufle vient de dire ?
_ Euh… disons que je n’ai pas compris.
_ Quoi ?
_ Ils parlent une langue que je ne connais pas. Et toi, tu…
_ Oh ! »
Je venais de réaliser. Non seulement j’avais entendu une conversation qu’aucune oreille humaine n’aurait vraiment été en mesure de capter, mais en plus j’avais répondu dans une autre langue que la mienne et sans m’en rendre compte ! Ces deux hommes n’auraient jamais pu envisager que je sois en mesure de les comprendre, et c’était la raison pour laquelle ils s’étaient exprimés très librement… Mais Kaly m’avait transmis ses connaissances, et je les avais utilisées aussi spontanément qu’elle aurait pu le faire elle-même. Un instant, je me demandai combien de langues j’étais à présent capable de comprendre. Bizarrement, je n’en avais absolument aucune idée. Venais-je de m’exprimer en Tamoul ou en Kannara ? Je n’étais même pas capable de le savoir avec certitude ! Les mots étaient venus d’eux-mêmes quand j’avais entendu les deux Indiens discuter.
« C’est l’héritage de Kaly », soufflai-je.
Edward leva les sourcils. Il paraissait aussi étonné que moi.

Le vol dura quelques heures. Les deux hommes que nous avions croisés dans la salle d’embarquement s’étaient installés à l’autre bout de l’appareil, à une distance prudente. Cette attitude m’amusa beaucoup. Je me pelotonnai contre Edward, enfouissant mon visage dans le creux de son cou. Je ne ressentais aucune fatigue, pourtant je gardai les yeux clos une bonne partie du voyage, m’abandonnant aux images qui défilaient dans mon esprit : des souvenirs si lointains et si nombreux, qui n’étaient pas les miens, et qui m’étaient cependant aussi familiers que si je les avais vécus moi-même. Je me laissai aller à mes sensations également, si fines et puissantes. Je percevais les murmures, le ronronnement du moteur de l’appareil, le parfum d’Edward, plus captivant et délicieux que jamais, la douceur de sa peau. Mes doigts caressaient sa main. Je me sentais en sécurité, baignée dans sa tendresse, dans l’aura magnétique qui se dégageait de sa personne. Cet instant pouvait s’éterniser, j’en appréciais chaque seconde.
Il faisait encore nuit lorsque l’appareil se posa finalement. Une nuit pleine. Si nous avions continué à nous déplacer ainsi vers l’est, le jour aurait pu cesser de se lever définitivement pour nous. A l’extérieur, la chaleur était intense. A nouveau, nous nous tînmes sur nos gardes, prêts à fuir à la moindre alerte, nos corps électrisés par la crainte de découvrir soudain face à nous des visages livides aux regards dissimulés derrières des verres fumés.
Mais ils semblait qu’Alec et Démétri n’étaient plus à nos trousses. Etait-ce bien possible ? Ou fallait-il encore y voir un piège ? Edward prit de nouveaux billets sur le prochain vol en partance pour Tokyo. Ainsi, nous regagnerions les Etats-Unis par le même chemin que celui que nous avions emprunté à l’aller. Peu avant de nous rendre à l’embarquement, Edward se décida :
« Je vais tenter d’appeler Alice. J’espère qu’elle pourra nous en dire suffisamment pour nous éviter de commettre une erreur. »
Je le suivis vers une série de cabines téléphoniques pendues à un mur comme des antiquités exposées dans une salle de musée. Edward avait acheté une carte. Pour le moment, c’était plus rapide que de se procurer un nouveau téléphone portable. Je décrochai l’écouteur pendant qu’il composait le numéro. La voix d’Alice répondit dès la première sonnerie.
« Edward ? Edward, c’est toi ? Dis-moi que c’est toi !
_ Oui, Alice.
_ Oh, mon Dieu ! »
Elle paraissait extrêmement soulagée.
« Que se passe-t-il ?
_ Nous avions vraiment commencé à croire… Oh, Edward, tu ne peux pas savoir la peur que nous avons eue ! »
Alice pépiait comme un oiseau. A la fois excitée et heureuse.
« Dis-moi.
_ Il y a quelques heures, j’ai eu une nouvelle vision. J’ai vu Alec en grande discussion avec Aro. Démétri et lui sont retournés en Italie. Alec expliquait que Bella était toujours en vie, contrairement à ce que tu avais déclaré, qu’il s’en était fallu de peu mais qu’il lui a été impossible de vous atteindre. Il parlait d’une île… d’une menace… et soudain Démétri a arrêté de te sentir. Tu as disparu de sa perception. Il a dit que ta note s’était éteinte, d’un coup, et que cela ne pouvait signifier qu’une seule chose ! Aro était accablé. Il a déclaré que le fléau devait vous avoir anéantis. Je n’ai pas compris à quoi il faisait allusion, mais il avait l’air tellement convaincu ! Alec souriait. Il ne semblait pas vraiment satisfait mais il avait l’air… content. Oh, Edward, nous vous avons crus morts ! »
Edward esquissa un petit sourire, puis fronça les sourcils en plongeant son regard dans le mien.
« Ne t’en fais pas, Alice. Nous allons bien. Tu dis qu’Alec et Démétri sont retournés en Italie et qu’ils pensent que nous avons été tués ?
_ Oh, oui, c’est certain. Mais comment est-ce possible ? Que vous est-il arrivé ?
_ C’est une longue histoire… Mais je suis convaincu que vous adorerez l’entendre. Nous n’allons pas tarder à rentrer. Rassure tout le monde.
_ Oui… oui… »
Alice avait du mal à se calmer. Je ne quittais pas Edward des yeux. Que s’était-il passé ? Je ne parvenais pas à saisir.
Quand il eut raccroché, Edward tendit une main vers mon visage et laissa glisser ses doigts sur ma joue. Ses prunelles avaient pris une teinte nouvelle. Elles n’étaient plus vraiment violettes, elles glissaient lentement vers le brun. Un brun bleuté, pour le moment, que venait éclairer une lueur indéfinissable. Sa bouche s’étira lentement en un sourire très joyeux.
« Tu y comprends quelque chose, Edward ? »
Il eut une moue mystérieuse et une étincelle jaillit du fond de ses pupilles aux reflets nocturnes.
« Je crois, oui. »
Ma bouche allait s’ouvrir en un « ah ? » interrogatif mais il ajouta immédiatement :
« Tu es vraiment un être très particulier, Bella Cullen… mon épouse… »
Il avait dit cela sur un ton étrange qui me donna le frisson. Ou bien étaient-ce ses doigts qui se posaient sur ma nuque ? Un immense sourire illumina son visage.
« Et sais-tu ce que cela signifie ? Si les Volturi ne nous pourchassent plus… je crois que je vais changer nos plans. »
Il paraissait vraiment heureux tout à coup. Espiègle comme un adolescent, l’adolescent qu’il n’était plus depuis bien longtemps mais qu’il ne cesserait pourtant jamais d’être.
Enlaçant ma taille, il m’attira vers lui.
« Je crois que c’est le bon moment, chuchota-t-il comme un secret à mon oreille. Il y a un endroit où j’ai toujours rêvé de t’amener. Laisse-moi te faire la surprise… le temps de changer nos billets. »
Puis il m’attrapa par le poignet et m’entraîna à nouveau à travers les couloirs de l’aéroport.





Chapitre 31 : Libres ?/ Free ?

« Tu sais ce que je crois ? »
Je secouai la tête. La joie d’Edward m’avait presque gagnée. Il n’était pas dit que les Volturi ignoreraient définitivement que nous avions survécu, et notre répit n’était peut-être que de courte durée mais, pour le moment, nous rentrions chez nous. J’allais revoir mes enfants, tous ceux que j’aimais, j’allais pouvoir les serrer contre mon cœur. Nous volions vers Forks… un vol avec escale. C’était cela la surprise d’Edward : une escale d’un jour ou deux, sur la route du retour. A Paris.
« Je crois que le sang de Kaly a eu certains effets sur toi.
_ Non, vraiment ? »
Il n’y avait rien à supposer. Je sentais la différence, à chaque seconde. Même si elle m’avait expliqué que mes sensations allaient progressivement s’atténuer, le sang de l’antique vampire avait opéré en moi des transformations évidentes.
« Ce que je veux dire, reprit Edward en levant les yeux au ciel, c’est qu’il a dû modifier le contrôle que tu as sur ton bouclier.
_ Oh ? Ce serait une explication… Mais je ne m’en rends pas compte.
_ Tu ne te rends pas compte de beaucoup de choses, Bella…
_ Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Edward se mordit les lèvres. Il soupira.
« Tu es particulièrement… attirante en ce moment.
_ Quoi ? Mais… »
Il gloussa.
« Pour moi…, ça ne fait pas une trop grande différence mais… tu ne vois pas le regard que te lancent tous les hommes que nous croisons depuis que nous avons quitté l’île ?
_ Hein ? Non, pas du t… »
Le visage du jeune Indien à moustache traversa mon esprit en un éclair. Je retrouvai cette sensation que j’avais eue, ce regard qui pesait, littéralement, sur moi. Et je compris ce qui l’avait motivé. Je manquai de devenir écarlate et me cachai le visage dans une main. Assurément, je n’avais pas l’habitude d’attirer les regards. Pas de cette manière, en tout cas. Habituellement, c’était plutôt ma maladresse qui faisait qu’on me remarquait.
« Oh, non !... »
Edward prit ma main.
« C’est assez flatteur, je dois dire…
_ Ne te moque pas, s’il te plaît !
_ Je ne me moque pas du tout. Je suis… fier de toi, c’est tout. Et… le premier qui t’approche est un homme mort de toute façon !
_ Edward ! »
Mon rire explosa. Il fit se retourner quelques visages dans notre direction. Mais ces visages n’étaient pas sévères. Ils paraissaient bienveillants. Certains étaient même intrigués. Attirés ? A quelques places à notre gauche, un homme me sourit. Mon Dieu ! C’était donc vrai. Qu’étais-je devenue ? Je me sentis perdue comme une petite fille soudain, et m’agrippai à Edward.
« Bella ? Que se passe-t-il ?
_ Je… je ne maîtrise pas tout, je crois. »
Se penchant un peu en avant, le regard sombre d’Edward croisa celui de l’homme qui me regardait toujours. Echaudé, celui-ci se renfonça dans son siège.
« Eh bien… ! Tu vois, je suis sûr que tu utilises ton bouclier différemment depuis que Kaly t’a soignée. Tu m’as placé sous ta protection, abrité… C’est pour cette raison que Démétri ne me capte plus.
_ Mmmh, marmonnai-je, tu dois avoir raison. Mais je n’aime pas cette sensation que j’ai de ne pas me rendre compte de ce que je fais.
_ Je suppose que cela viendra, peu à peu. »
Edward se voulait rassurant. Il avait l’air un peu amusé aussi, et cela aurait pu franchement m’énerver si je n’avais pas été aussi heureuse de savoir que je parvenais enfin à le protéger de quelque chose. Moi. A lui être utile… Je m’étais toujours sentie si faible et incapable de faire quoi que ce soit pour nous tirer du danger dans lequel nous nous trouvions ! Je n’étais qu’une humaine fragile. Et voilà que soudain…
Une seconde, je me demandai si Kaly n’avait pas envisagé que son sang puisse avoir ce genre d’effet sur moi. Si elle n’avait pas fait en sorte que nous puissions être en sécurité, même après avoir quitté sa protection. Elle en était bien capable. Elle était sans doute capable de comprendre beaucoup plus de choses que je ne pouvais l’imaginer et, si je partageais ses souvenirs, je n’avais cependant pas la possibilité de connaître le tréfonds de sa pensée.
« Un sou pour connaître tes pensées, susurra Edward d’un ton taquin.
_ Justement, répondis-je en prenant volontairement un air soupçonneux, je pensais à Kaly. Je me demandais si elle n’aurait pas su ce qui allait se produire me concernant. Si elle n’avait pas envisagé toutes les possibilités… De quoi avez-vous discuté tous les deux pendant que je m’étais… absentée. Cela a duré des heures, non ? »
Edward écarquilla les yeux un instant, puis son visage prit une expression énigmatique.
« Qu’imagines-tu au juste ? Que nous avons comploté ? Elaboré une stratégie ? Je lui ai juste… parlé de toi, Bella. »
Une ombre passa dans son regard. Son air se fit très sérieux, soudain. Il n’était plus question de s’amuser ou de provoquer.
« Je lui ai raconté notre rencontre. Ce que j’ai ressenti, et ma façon d’envisager les choses. Elle m’a donné son point de vue. C’était très enrichissant. Et puis… ce qui est arrivé est arrivé, c’est tout. Tu ne revenais pas. J’ai eu tellement peur de te perdre ! Encore. J’ai vraiment failli… Mais Kaly a proposé cette alternative quand elle a vu ma détresse. Et je lui en suis infiniment reconnaissant. C’était inespéré. Elle n’avait pas à faire ça, tu sais. Elle n’en avait pas envie… »
Bien entendu. Kaly avait fait la seule chose à faire. Pour que nos chemins se poursuivent. Pour que nous puissions progresser encore. Je lui devais beaucoup.
Je portai la main d’Edward à mes lèvres, fermai les yeux et l’embrassai, légèrement. Longuement. Son parfum ambré emplit ma bouche et mes narines. Comment pourrais-je jamais détacher cette main de mes lèvres ?

L’après-midi touchait à sa fin lorsque nous débarquâmes. Le trajet avait duré longtemps, il y avait eu deux escales, mais je ne me sentais toujours pas fourbue. Même pas la plus petite courbature. Assurément, le sang de Kaly avait sur moi des effets miraculeux !
Je m’étais absorbée en moi-même sans voir passer les heures. J’étais partie, loin, dans des pays fabuleux qui n’existaient certainement plus à présent, j’avais arpenté les rues de villes, croisé des visages. Ma mémoire avait une précision phénoménale. Je m’y étais promenée, curieuse et émerveillée, ne sachant pas vraiment ce que j’allais découvrir. Mais je sentais bien quand un souvenir douloureux menaçait de se présenter à moi. Quelques fois, je m’étais retrouvée dans certaines situations particulièrement terrifiantes ou abominables pour l’humaine que j’étais, même si j’avais ressenti la manière dont Kaly, elle, les avait vécues. J’avais tenté de les éviter, prudemment. Par pudeur, aussi, et par respect, même s’il m’était impossible de les occulter tout à fait. Kaly n’avait pas craint de me les donner, je devais les affronter avec courage et essayer d’en tirer le meilleur. C’était son expérience qui l’avait rendue si sage, et j’avais à mon tour l’extraordinaire chance d’en bénéficier. Je possédais la connaissance de plusieurs milliers d’années de vie vampirique, et cela, je ne pouvais pas le réaliser pleinement pour le moment. D’une certaine manière, j’étais assez confuse. Ma personnalité ne pouvait plus être tout à fait la même, tout à fait la mienne. Des pans entiers de ma mémoire resteraient flous ou dans l’ombre, tant que je ne me hasarderais pas à les explorer, et je n’étais pas certaine de devoir ou de vouloir réellement le faire. Une bibliothèque immense m'avait été léguée. Il ne me restait plus qu’à lire… Elle me faisait presque peur, cette bibliothèque. En même temps, comment ne pas être totalement fascinée ?
Je comprenais que, de son côté, Kaly devait éprouver mes propres émotions, avec autant d’acuité et d’aisance que celles avec lesquelles je m’immergeais dans ses souvenirs. Avec violence, aussi. D’autant plus que mes sensations se trouvaient exceptionnellement exacerbées depuis qu’elle m’avait ramenée. En était-elle aussi perturbée que je l’étais ? Elle qui avait tant voulu se détacher de son humanité, qui pensait devoir l’abandonner définitivement afin d’être en total accord avec sa nature ! Par ma faute, elle s’y trouvait replongée, sans pouvoir rien y faire. Se trouver reliée si intimement, si profondément, à quelqu’un d’autre était une expérience bien étrange. Reliée dans son être même…
Durant les longues heures qu’avait duré notre vol, j’avais eu le temps de m’interroger. Ma pensée me paraissait gagner peu à peu en célérité et en souplesse. J’étais également certaine de comprendre mieux, d’une certaine manière. Les yeux violets m’étaient réapparus comme une évidence. Ceux de Kaly étaient bien ceux de la belle vampire de mon rêve. Et je comprenais à présent la raison pour laquelle il m’avait semblé être elle, ou qu’elle était moi. C’était en définitive ce que j’étais en train d’éprouver et, grâce à elle, j’allais pouvoir retrouver mes enfants. Les voir grandir peut-être même. Grâce à elle j’avais aussi retrouvé Jacob, dans une certaine mesure. Et Jacob m’attendait comme l’oiseau attendait Sarah dans mon rêve. Il était là pour elle. Et il avait tout son temps, n’est-ce pas ?
Mais cette idée me rendait triste.
« Je te propose d’aller directement retenir une chambre d’hôtel puis de ressortir immédiatement flâner dans la ville. Il serait bien dommage de ne pas profiter du crépuscule !, s’exclama Edward. La journée a l’air d’avoir été magnifique… As-tu faim ? Tu sais, c’est vraiment le moment d’être gourmande… »
Il paraissait ravi. Sa main serrait la mienne. Ses yeux riaient. J’acquiesçai d’un hochement de tête. La faim m’était effectivement revenue. Je n’avais pas éprouvé le besoin de manger durant des heures, mais à présent, mon estomac se rappelait à mon bon souvenir. Il me semblait même que j’allais avoir une faim terrible.
Nous sautâmes dans un taxi. Je ne protestai pas quand Edward nous fit conduire vers un des hôtels les plus luxueux de la capitale. Nous n’y resterions que deux nuits, tout au plus, et j’avais réellement le sentiment que je devais vivre, goûter -si la possibilité m’en était offerte- ce qu’il pouvait y avoir de plus plaisant dans l’existence. Apprécier un moment exceptionnel... Après tout, nous étions venus là tout exprès. Et je ne voulais pas contrarier Edward. Je devais aussi savoir accepter ses choix. Cette petite escapade improvisée était son cadeau autant que le mien, et nous l’avions bien mérité.
Je tentai donc de ne pas trop m’émerveiller lorsque je découvris la grande chambre dans laquelle on nous conduisit. J’avais presque oublié ce que le confort pouvait être, alors, à un tel niveau… il y avait tout de même de quoi être un peu déstabilisée ! Quand je découvris la salle de bain, je ne pus m’empêcher de pousser un petit cri d’enthousiasme. Une envie irrépressible me prit alors, comme d’un besoin vital longtemps insatisfait.
« Edward… Je jure de me dépêcher mais… je t’en prie, laisse-moi prendre un bain avant de ressortir. Un tout petit… »
Il gloussa.
« Restes-y aussi longtemps que tu voudras… Mais ne te noies pas, quand même. Ou je devrai venir te repêcher ! »
Ses paroles sonnèrent étrangement à mes oreilles, mais je refusai d’y accorder trop d’attention et me penchai déjà sur la large baignoire immaculée tout en retirant mes chaussures avec précipitation.





Chapitre 32 : Charmes/ Charms



Dans le ciel, au-dessus des vieux toits, de légers fils de nuages d’un orange vif se détachaient sur le bleu déjà profond du soir. Nous étions attablés à une terrasse de restaurant, dans une petite cour retirée de la rue. Le sol était pavé. Quelques vieux arbres étendaient leur ramure au-dessus de nos têtes. L’air était doux. Une brise caressait mes épaules. L’été était encore bien là. Autour de nous, quelques couples et quelques familles, parisiens ou touristes, discutaient avec volubilité. Tout respirait la gaieté. Je me sentais bien. Détendue. Cela faisait si longtemps que je n’avais pas éprouvé une telle paix ! La soirée promettait d’être délicieuse.
Nous avions emprunté le funiculaire et admiré, durant un moment, le soir qui tombait lentement depuis le parvis du Sacré Cœur. La ville s’étendait sous nos yeux. Quelques notes de musique s’échappaient du saxophone d’un musicien autour duquel des badauds s’étaient regroupés. Un funambule progressait sur la balustrade, sous le regard inquiet et brillant de plusieurs adolescents qui riaient, et poussaient parfois quelques cris, lorsque l’homme faisait mine de perdre l’équilibre.
Nous avions ensuite cheminé tranquillement dans de petites rues tortueuses, avant de nous décider à entrer dans ce restaurant.
La carte était particulièrement alléchante.
« Prendrez-vous du vin ? »
Le serveur s’adressait à Edward. Il me jeta un regard.
« Ce serait dommage de s’en priver, non ? »
Je souris. Va pour le vin. Après tout, autant profiter des bonnes choses jusqu’au bout.
L’homme repartit, un peu surpris tout de même de n’avoir eu à prendre qu’une seule commande, mais il n’avait pas tenté d’insister. Il devait avoir l’habitude des touristes plus ou moins originaux. Et Edward avait fait le choix d’une bouteille qui faisait passer l’envie d’émettre tout commentaire.
« Tu es déjà venu ici, n’est-ce pas ? »
Le bout de ses doigts touchait les miens sur la nappe lisse et blanche. Il avait l’air fier comme un enfant qui fait découvrir à un autre son jeu favori.
« Oui.
_ C’était il y a longtemps ?
_ Assez… En fait, je n’étais jamais revenu. J’ai passé quelque temps ici. Il m’a semblé que tu aimerais.
_ Comment ne pas aimer ? »
Ses yeux pétillaient.
« Nous irons nous promener ensuite, si tu veux bien. Et si tu n’es pas fatiguée.
_ J’ai l’impression que je ne serai plus jamais fatiguée de ma vie, tu sais. C’est vraiment extraordinaire.
_ Tant mieux. »
A cet instant, je réalisai à quel point il était merveilleux de pouvoir suivre Edward dans ses envies. D’en avoir la capacité. Elle m’avait échappé, jusqu’à présent, car elle n’était pas dans ma nature. Je n’avais jamais eu la force de l’accompagner réellement. Je n’étais pas comme lui… et cela rendait les choses tout bonnement impossibles. Je me demandai alors si l’énergie que je ressentais allait perdurer ou bien si elle s’éteindrait peu à peu, comme cela s’était produit lorsque j’étais à St Pétersbourg. Kaly m’avait dit que mes sensations s’émousseraient progressivement. Allais-je doucement redevenir telle que je l’avais été ? Elle avait pourtant affirmé que ce qu’elle avait dû faire m’avait changée. Irrémédiablement. A quoi devais-je m’attendre ? Que pouvais-je espérer ?
Une inquiétude traversa ma pensée, mais je la chassai avec force. Je ne voulais pas que des préoccupations de cet ordre viennent gâcher un aussi bon moment. Je devais me concentrer, et m’abandonner totalement à l’instant présent, sinon le bonheur m’échapperait toujours.
« Vous goûtez, monsieur ?
_ S’il vous plaît. »
Le serveur versa le vin sombre dans le verre d’Edward. Ce dernier le souleva, impulsant un léger mouvement au liquide. J’en percevais déjà le parfum. Les arômes boisés, la légère amertume, me parvinrent d’abord, puis les fruits sucrés, la note suave, s’épanouirent ensuite… et s’achevèrent sur une touche fleurie, comme du miel. Je fermai les yeux.
« Très bien. Excellent vin. »
Ses lèvres ne l’avaient pas touché. Cela ne lui était pas nécessaire.
L’homme me servit, puis posa la bouteille sur une petite table collée à la nôtre et disparut.
Le repas fut délicieux. Je me retins pour ne pas engloutir les plats les uns après les autres mais prendre plutôt le temps de les savourer : la faim qui s’était mise à tirailler mon estomac dès que les premières effluves du vin avaient chatouillé mes narines était impérieuse et presque douloureuse. Mais la sensation s’apaisa peu à peu et, lorsque nous quittâmes le restaurant, je me sentais sereine et satisfaite, enchantée des saveurs enivrantes dont j’avais fait l’expérience et qui, longtemps après que le goût ou l’odeur eux-mêmes aient disparu, pétillaient encore à mes papilles comme de joyeuses petites bulles de plaisir.
Un verre de champagne avait accompagné mon dessert. Jamais, jusqu’alors, je n’avais autant eu le sentiment que le champagne pouvait avoir un goût de fleurs… J’en avais été frappée, soudain, dès la première gorgée. Je l’avais bu, lentement, étudiant chaque arôme, et aussi surprenant que cela puisse paraître, chaque image qu’ils évoquaient tour à tour dans mon esprit. J’avais revu la pluie, d’abord, la pluie fine et légère glissant au carreau de ma fenêtre. C’était le printemps. L’herbe était d’un vert tendre… Puis un rayon de soleil m’était apparu, qui caressait les fleurs innombrables de la clairière, de notre clairière. L’air était chaud, les pétales d’un bleu doux, parfois mauves. J’étais émue, troublée. Mon cœur battait la chamade. Enfin, les rouleaux argentés de la mer au matin, sur la plage de la Push, étaient remontés du fond de ma mémoire. Les petits rires de Sarah et de Karel, les cailloux humides et luisants, les oiseaux blancs…
Jusqu’à la dernière goutte, il m’avait semblé boire mes propres souvenirs.
Nous déambulâmes un moment. Les rues descendaient vers la ville, s’égrenaient une à une. Mon cœur était léger. J’avais enlacé la taille d’Edward, mon front touchait parfois son épaule, un sourire gonflait mes lèvres. Sur ma langue, le goût de la nuit. Un goût piquant et tiède. Excitant.
Je sautillais sans m’en rendre compte. Au bout d’un moment, je me rendis compte qu’on nous regardait à notre passage. Etait-ce parce que nous avions l’air heureux ? Nous l’étions assurément. Comme des survivants. Enfin libres. Je riais.
« Où allons-nous maintenant ?, demandai-je.
_ Dans un lieu très particulier. Tu vas voir. »

Nous aurions pu marcher. Je me sentais l’envie de marcher toute la nuit durant. Mais nous descendîmes tout à coup dans une bouche de métro. Sur le quai, l’air était moite, presque étouffant. Il me sembla très agréable. La chaleur me baignait, m’enveloppait de ses bras doux. Nous empruntâmes la ligne 2. Les stations défilèrent. Quelques yeux timides se levaient vers nous. Des chuchotements. Des sourires. Un arrêt.
« C’est ici. Viens. »
Edward avait saisi ma main, m’entraînant au-dehors. La nuit, à nouveau. Une belle nuit claire.
Nous étions dans un quartier très différent. Beaucoup plus calme. Un vieux mur s’étendait devant nous, tout le long de la grande rue. Nous le longeâmes un moment jusqu’à une petite porte de métal, dans un renfoncement plus obscur. Elle était fermée.
« Qu’est-ce que c’est… une propriété privée ? On dirait un parc. Y a-t-il un château à l’intérieur ? Ou alors un jardin public ? Je crois que nous ne pourrons pas y entrer…
_ Ce n’est pas un problème, sourit Edward en jetant un bref coup d’œil autour de nous. Cela n’en a jamais été un. »
Un de ses bras glissa dans mon dos, un autre sous mes jambes. Je perdis l’équilibre, m’accrochai à son cou. Il me tenait dans ses bras. Je sentis aussitôt l’impulsion. Puis nous atterrîmes, avec légèreté et sans un bruit, de l’autre côté du mur.
« Voilà, chuchota Edward comme s’il craignait soudain d’être entendu. La ville dans la ville. Un autre monde, vraiment ! »
Comme si j’étais soudain redevenue une adolescente qui se serait apprêtée à sortir de la maison en douce, les battements de mon cœur s’accélérèrent. Ce que nous faisions n’était certainement pas autorisé. Peut-être y avait-il un gardien… En compagnie d’Edward, je savais pourtant qu’éviter les ennuis serait un jeu d’enfant. Il n’y avait rien à craindre. Néanmoins mon sang filait à travers mes veines, chargé d’une tension certaine. Nous nous faufilâmes rapidement entre les arbres d’un chemin, comme deux clandestins.
Le lieu était solitaire, il me donnait une impression étrange. Le temps semblait s’y être arrêté. Nous fîmes quelques pas. Le sol était pavé par endroits, parfois en terre, ou recouvert de graviers. Plus loin, j’apercevais une sorte de colline. Il y avait aussi des allées, elles ressemblaient à des rues en miniature. Certaines étaient bordées d’arbres. De petites habitations s’élevaient çà et là. Leur forme m’évoqua celle de temples antiques. Quelques-unes étaient collées à la manière d’immeubles, d’autres solitaires. Et quel silence ! Quelle paix ! Il me fallut un moment pour comprendre.
D’abord, je remarquai les statues. Elles étaient très nombreuses. De factures diverses. La nuit leur donnait des expressions si singulières que je n’aurais pas été vraiment surprise de les voir s’animer. Nous débouchâmes ensuite sur un chemin plus vaste, à partir duquel le paysage s’ouvrait largement. C’est alors que je l’aperçus. L’ange. Figé dans sa pose irréelle. Il tenait une femme abandonnée entre ses bras. Une femme endormie.
« Mais Edward, nous sommes dans… un cimetière ? »
Il hocha la tête. Ses lèvres légèrement entrouvertes par un sourire amusé.
« Impressionnant, n’est-ce pas ? »
Mes yeux s’écarquillèrent malgré moi et ma bouche s’ouvrit toute ronde.
« Mais il est immense !
_ Et il se visite… comme un monument. Des hommes et des femmes très célèbres reposent ici. Veux-tu voir la tombe de Frédéric Chopin ? Ou celle de Jim Morrison ? »
J’étais stupéfaite. Quel lieu incroyable ! Je balbutiai :
« Chopin ? Oui… je voudrais bien… »
Je glissai mes doigts entre ceux d’Edward. Nos pas crissaient sur les petits cailloux du sol. J’avais le sentiment de progresser dans un labyrinthe. Des ruelles, des croisements, des escaliers… Au détour d’une allée, je remarquai quelques ombres furtives qui passaient, plus loin. Nous n’étions pas seuls. Des silhouettes, qui cherchaient à se faire les plus discrètes possible, dans la nuit qui les dissimulait, ignorant volontairement la présence des autres, erraient silencieusement à travers les ténèbres des allées. Certaines méditaient près d’une tombe ou déposaient une fleur.
Nous nous éloignâmes des chemins les plus larges, nous enfonçant plus profondément au cœur du dédale. A cause du silence qui régnait là, ma propre respiration soufflait à mes oreilles comme des rafales de vent. Dans ma gorge, un tambour battait. Il me semblait qu’Edward et moi étions, comme dans les vieux mythes, descendus au royaume des morts. Que nous avions franchi la limite, abandonné derrière nous la rive du monde des hommes, et que nous pénétrions dans des territoires inconnus et interdits dans lesquels nous pourrions rencontrer les figures emblématiques de l’espèce humaine. Mais tout cela n’avait rien d’effrayant, rien de dangereux ou de macabre. Cela me semblait presque un jeu. Par contraste, peut-être, l’endroit me faisait me sentir tout particulièrement vivante. Son calme accentuait mon énergie. Son silence, mon chant intérieur. Je le ressentais en moi, en ce moment précis. Très nettement. Je sentais que je vibrais, tout au fond de mon être.
Près de nous, au détour d’un sentier, un grand cyprès se dressait. Je coupai une petite branche souple et l’écrasai entre mes doigts, son parfum m’envahit, puissant et éternel. Un parfum que je connaissais depuis toujours. Enivrant. Tout en marchant, je levai mon regard plus haut, au-delà de la frondaison des arbres. Alors, je vis le ciel troué d’étoiles, et les légers reflets violets et rouges sur la courbe des nuages légers qui réverbéraient les lumières de la ville.
« Edward ? »
Il était resté à quelques pas derrière moi, déchiffrant une inscription sur une colonne de pierre qui supportait le buste métallique d’une statue. Elle était abritée par un lourd bloc de pierre soutenu par quatre piliers taillés de manière irrégulière. Tout autour, s’étalaient de nombreux pots et vases contenant des fleurs.
« … la puissance de la cause est en raison de la grandeur de l’effet », murmurait Edward comme pour lui-même.
Revenant près de moi, il glissa ses mains autour de ma taille, me pressa contre lui. Mon dos reposait contre sa poitrine. Il embrassa ma joue.
« Que fais-tu le nez en l’air ?
_ Je sens.
_ Tu sens ?... Que sens-tu ?
_ Le parfum de cette petite branche… le ciel de la nuit… la ville… le passage des siècles… Le silence. Je sens que quelque chose… vibre en moi. Je pourrais presque l’entendre. Est-ce que tu le sens toi aussi ? »
Je pris une de ses mains et la posai sur ma poitrine, au-dessus de mon cœur. Il se tendit aussitôt, puis son visage glissa dans le creux de mon cou, s’enfouit dans mes cheveux.
« Bella… »
Je fermai les yeux. J’écoutais la vibration. Il me semblait qu’elle ressemblait de plus en plus à une musique. C’était sans doute réellement un chant. Un chant sans paroles. Je glissais… j’étais submergée. Ma conscience s’éloigna de moi. Totalement.

Quand elle me revint, j’étais dans les bras d’Edward, étroitement serrée contre lui. Je l’embrassais. Je l’embrassais comme je ne l’avais plus embrassé depuis des siècles. Mon amour brûlait mes lèvres, mes doigts caressaient les contours de son visage, glissaient dans ses cheveux et sur sa nuque. Ainsi enlacés, nous tanguâmes un moment, puis nous chavirâmes. Mon dos rencontra une paroi. J’y appuyai ma tête. La bouche d’Edward se détacha de la mienne. Il me regardait. Tout mon corps palpitait, plein d’une phénoménale énergie liquide. Je la sentais tourbillonner en moi, je percevais son mouvement, ses vagues, son remous. Je n’avais jamais rien ressenti de tel. Edward ne souriait plus.
Du bout de mes doigts, je caressai sa joue, ses paupières, ses lèvres. Il dégagea les cheveux de mon front, suivit le dessin de mes sourcils. Puis nos mains se plaquèrent, lentement, l’une contre l’autre.
Je voulais qu’il m’embrasse encore. Je savais qu’il allait le faire. Comment Edward aurait-il pu ignorer l’envie que j’éprouvais ? Il la connaissait. Et elle était particulièrement intense. Oh, qu’il ne cesse jamais de m’embrasser et mon bonheur n’aurait pas de fin ! Je murmurai :
« Edward… »
Son regard plongeait dans le mien, plongeait vers mon âme, j’en étais certaine. Il la touchait, sans doute.
« Edward ? Edward Masen ! Voyez-vous ça… Mais comme c’est charmant ! »
Une voix avait jailli au-dessus de nos têtes.
Sans que je comprenne comment, je me retrouvai debout, entre les bras d’Edward.
« Edward, mon ami ! Cela fait si longtemps… Comme je suis content ! »
La voix avait des accents de gaieté bien réelle. Je n’arrivais pas à savoir d’où elle provenait. C’était celle d’un homme, qui ne s’efforçait pas de parler discrètement. Mais pour autant, son ton n’avait rien d’agressif. La voix était douce. Ferme. Il posait ses mots, les uns après les autres, presque avec soin. Il s’exprimait en français. Je ne l’avais pas compris immédiatement, mais lorsqu’il avait prononcé « mon ami », je m’étais aperçu qu’il ne parlait pas anglais. Apparemment, le français ne m’était pas non plus une langue inconnue. Edward avait le visage tendu vers le toit d’un grand caveau qui ressemblait à une petite chapelle de style gothique.
« Julien ?
_ Mais oui ! Quel heureux hasard ! »
Effectivement, je découvris la silhouette bleue, accroupie sur une jambe au sommet de la tombe. Son bras était nonchalamment passé autour du cou d’une statue en prière. Sa main tenait quelque chose. Un chapeau peut-être. Soudain, il s’élança, et atterrit à quelques centimètres de nous, sans le moindre bruit. Sa main se posa sur l’épaule d’Edward.
« Cela fait bien longtemps… quelque chose comme un demi-siècle, non ?
_ Quelque chose comme ça. »
Même si je le sentais encore ému -autant que je pouvais l’être moi-même- Edward ne paraissait pas particulièrement inquiet ni méfiant. L’apparition inattendue de ce vampire ne le perturbait pas réellement. De toute évidence, il le connaissait, et ne le craignait pas.
Le nouveau venu fit un pas de côté, remit sur sa tête le chapeau clair qu’il tenait à la main, l’ajustant un peu d’un geste élégant, et se retourna comme pour accueillir quelqu’un. Malgré la nuit, la luminosité ambiante permettait d’y voir assez clairement lorsque l’on s’éloignait du couvert des arbres. Ou bien était-ce que mes yeux percevaient mieux qu’à l’habitude les choses dans l’obscurité ? L’homme tendit lentement un bras devant lui. Je remarquai alors le costume qu’il portait. Un complet beige, extrêmement chic. Un vrai costume trois pièces. Sur une chemise d’un blanc éclatant, le gilet fermait par de petits boutons nacrés, la veste était légèrement cintrée à la taille, le pantalon avait un plissé impeccable. Il portait une cravate large et soyeuse, piquée d’une épingle où brillait une pierre, et de petites lunettes rondes aux verres sombres. Il était assez jeune en apparence, mais plus âgé qu’Edward cependant. Un physique de vingt-cinq ou peut-être trente ans. Il était grand, de la même taille qu’Edward. Au-dessus de ses lunettes, ses sourcils bruns formaient deux accents circonflexes. Avant qu’il ne remette son chapeau, j’avais pu voir que son crâne était rasé. Mais ses cheveux repoussaient déjà et formaient une pointe noire au milieu de son front, comme une sorte de V très net. Des pattes coupées très court soulignaient ses pommettes d’un trait fin et creusaient un peu ses joues. Le reste de son visage était rasé de près. Si je ne pouvais voir ses traits avec plus de netteté, je sentais, en revanche, très précisément les notes du parfum qu’il portait. Il était assez capiteux et très raffiné. A l’image de son propriétaire. Il sentait le bois de cèdre et le cuir sucré. Cet être-là n’avait pas besoin de révéler sa vraie nature. Elle était inscrite sur sa personne. Son air avait un petit quelque chose de parfaitement diabolique et il paraissait tout droit sorti d’un roman du dix-neuvième siècle.
« Je suis là, Laeti. J’ai rencontré un vieil ami, fit-il à l’ombre qui approchait. Je suis fou de joie ! Viens donc que je te le présente. »
Une femme s’approcha. Elle était petite et très fine. Ses longues jambes perchées sur des talons immenses lui donnaient l’apparence d’une gazelle. Elle portait une robe très courte et scintillante. Sa peau était sombre comme celle d’une Africaine. Quand elle fut près de nous, je remarquai les minuscules tresses qui composaient sa coiffure et ses yeux de biche. Elle était humaine, et absolument magnifique. Sa bouche charnue s’étira en un sourire éclatant, un peu timide toutefois. Edward prit ma main.
« Julien, voici Bella. Bella Cullen. Mon épouse.
_ Comment ? »
Au-dessus des verres fumés, les sourcils du vampire remontèrent vers ses tempes.
« Tu as bien entendu. Nous nous sommes mariés il y a presque deux ans maintenant.
_ Eh bien, eh bien… C’est formidable. Je suppose que des félicitations s’imposent… Mais, euh… elle a l’air humaine. Tu es au courant, je suppose ? »
Edward sourit. Julien posa sa main sur la nuque de la jeune femme à ses côtés et retira ses lunettes. Il me fixa quelques secondes.
« Tes choix ont toujours été une énigme pour moi. Quoique là… je pourrais presque comprendre… Mais tu vis dangereusement. Note que la provocation n’a jamais été pour me déplaire… »
Ses yeux, légèrement en amandes, riaient. Ses pupilles paraissaient sombres.
Il ouvrit une main devant lui, m’invitant à lui tendre la mienne. Ce que je fis. Ses doigts étaient frais et délicats. Il s’inclina un peu, penchant son visage vers le dos de ma main, sans l’embrasser, mais je sentis le souffle de ses paroles.
« Eh bien… madame Cullen, je suis tout à fait enchanté de vous rencontrer. »





Chapitre 33 : Une vieille connaissance/ An old acquaintance


Edward serra la main de la jeune femme, ce que je fis moi-même ensuite, puis Julien la prit par la taille.
« Je te présente la joyeuse Laetitia, nous sommes… très amoureux ! Elle va devenir ma compagne. »
Edward ne fit aucune remarque d’abord mais, comme elle tournait son visage vers lui d’un air un peu surpris, il déclara :
« C’est très bien. Tant mieux. »
Apparemment rassurée, Laetitia sourit et enlaça son ami. Elle était sous le charme… et le dévorait du regard. Comment aurait-elle pu ne pas l’être ?
D’un signe, Julien proposa à Edward de faire quelques pas, et nous nous mîmes à marcher, nonchalamment, dans une très vieille allée bordée de buissons. Julien ne me quittait pas des yeux.
« N’est-ce pas que Mme Cullen est ravissante, Laetitia ?, demanda-t-il. Elle a quelque chose… de différent. Qu’en penses-tu ? »
La jeune femme me lança quelques regards.
« Oui, tout à fait.
_ Nous pourrions peut-être…
_ N’y pense même pas, coupa Edward. »
Julien gloussa.
« Trop tard… Mais tu le sais, n’est-ce pas ? Tu as toujours su ce que j’avais dans la tête… remarque, cela ne m’a jamais dérangé.
_ Je sais.
_ J’aurais tellement adoré avoir accès aux pensées des autres, moi aussi. Quel don merveilleux !
_ La curiosité est un vilain défaut, Julien… Et oublie cette idée une bonne fois pour toutes. »
L’autre soupira.
« Tant pis. Toujours aussi rabat-joie à ce que je vois.
_ On ne se refait pas. »
Edward secouait la tête. Etait-il amusé ou agacé ? Je ne parvenais pas à le déterminer. Les deux peut-être. De toute évidence, quelque chose m’avait échappé.
« Alors… qu’as-tu fait durant toutes ces années, Edward, interrogea le vampire au costume clair. A part… te marier, bien entendu ! »
Il avait un ton très plaisant. Son ironie était perceptible. Son détachement aussi. Ses paroles sonnaient comme des répliques de théâtre. Je me demandais quel âge il pouvait avoir réellement et dans quelles circonstances Edward l’avait rencontré.
« Beaucoup de choses. Je suis retourné aux Etats-Unis. J’ai retrouvé ma famille, et je ne les ai plus quittés.
_ As-tu résolu ton… problème ? »
Edward sourit avec une petite moue.
« Oui. Carlisle avait raison. Je l’ai compris finalement, et cela a changé ma vie.
_ Ah ? Bon… Je vois, je vois… »
Il semblait dubitatif.
« Et toi ? Que fais-tu à Paris… Tu préférais Londres, n’est-ce pas ? Et l’Etoile d’Argent ?
_ Oh, ça ! »
D’une main, il fit un geste dans l’air.
« L’Aube Dorée, L’Etoile d’Argent… dissoutes depuis bien longtemps. Tensions internes, discordances… Pfff ! Mais tu sais, c’était simplement pour me désennuyer… il ne se passait jamais rien durant leurs cérémonies et leurs belles histoires ne rimaient pas à grand chose. Une pure invention que tout cela ! Nous le savons, nous autres. Et c’était justement ça qui était drôle… L’Etoile d’Argent était très amusante, cependant. Dommage que cela ait dégénéré. Il n’y a pas à dire… Aleister, c’était quand même quelqu’un ! Sans lui, plus rien n’a jamais été pareil… Enfin, aujourd’hui, pour ce qu’il reste… C’est d’un ennui mortel. Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. Vraiment déprimant. Aucune fantaisie ! J’ai bien failli me laisser tenter par les Illuminés de Thanateros, il y a quelque temps. En as-tu entendu parler ? Une philosophie très en accord avec ce que nous sommes, étrangement… Mais c’est un pur délire, au fond, et nous ne sommes pas vraiment conçus pour leurs pratiques, alors… Et puis j’ai mieux à faire. Mais je suis devenu une vraie référence en la matière, je pourrais vraiment donner des cours... D’ailleurs, j’ai écrit quelques petites choses. Sur internet. Tu connais ? C’est formidable.
_ Oui, je connais. Tout le monde connaît internet.
_ Ah non. Pas tout le monde. Moi je ne connaissais pas et je vivais très bien sans. Jusqu’à-ce que je comprenne l’intérêt… C’est comme ces vêtements… Tu as l’impression d’être habillé, toi ? Cela, je ne m’y ferai jamais. L’élégance a quitté ce monde. Et la qualité. Il n’y a plus que les grands couturiers… et encore, quand il font quelque chose de bien, c’est simplement une copie de ce qui se faisait avant. Quelle hypocrisie ! »
Edward étouffa un rire.
« Quel intérêt as-tu trouvé à internet alors ?
_ Eh bien, vois-tu, j’ai écrit un petit article, à prétentions historiques, une sorte de présentation… qui se veut très sérieuse. Mais j’ai changé certaines choses… J’adore faire d’une réalité un mythe, tu le sais. Je l’ai publié. Et tout le monde le lit ! Il fait autorité. C’est merveilleux. Voilà ce que j’adore avec ces moyens de communication moderne : n’importe qui peut écrire n’importe quoi, et tout le monde le croit. Quoi de mieux pour manipuler les esprits ? Les hommes ne savent plus réfléchir. Quand je pense qu’on nous qualifiait de décadents… Du coup, je tente toutes sortes d’expériences. Je m’amuse beaucoup. Et toi ? As-tu une adresse e-mail au fait ? Un pseudo ? Un… espace personnel ? Nous pourrions chatter… En ce moment, je sévis sur plusieurs forums. Je suis dans ma période « animaux mythologiques », après avoir épuisé les pseudonymes des « auteurs à succès » et des « courtisanes célèbres ». Je me fais appeler Nessie, ou Minotaure. Chiron, Phénix… enfin, il y en a tant ! Je change souvent. N’hésite pas à me contacter ! Avoue que ce serait dommage de se perdre encore de vue. J’adorerais te rendre visite, également. »
Il rit et fouilla à l’intérieur de sa veste, à la recherche de quoi noter ce qu’Edward lui répondrait, sans doute. Mais ce dernier changea de sujet. Même s’il avait l’air d’apprécier Julien, il me sembla qu’il ne souhaitait peut-être pas le voir débarquer à Forks.
« Où sont Jean-Baptiste et François ? Ils ne sont plus avec toi ? Vous étiez inséparables pourtant… »
Julien s’arrêta. Son bras quitta même les épaules de sa compagne.
« Oh, mon ami, mon cœur saigne… Jean-Baptiste -un nom prédestiné sans doute- nous a quittés depuis longtemps. Il a réellement perdu la tête : il est entré dans les ordres. Quelque part, loin de tout. Je n’ai plus eu aucune nouvelle. Tu sais qu’il était très préoccupé… Il a fini par le faire. Je n’y croyais pas, mais il l’a fait. Quel dommage ! Vraiment… vraiment dommage. Un tel poète ! Et un vrai musicien. Aucune Salomé n’a croisé sa route pourtant… »
Julien paraissait réellement affecté, ce qui ne l’empêchait pas de faire de l’humour. Cependant, il reprit son chemin. Mais Laetitia se tint un peu en arrière.
« Et François ?
_ François est en Espagne. Je le vois parfois. Il vit à Barcelone, la plupart du temps. Il a l’air d’y être très heureux. Plus qu’ici en tout cas. Toujours égal à lui-même… C’est un vrai bonheur de lui rendre visite. Tu devrais aller le voir, il serait ravi !
_ Peut-être… Nous n’étions pas toujours en accord.
_ Nous non plus ! Mais cela n’empêche pas de trouver un terrain d’entente. Vous étiez peut-être trop entiers, tous les deux. Ou trop jeunes… Avec le temps, on change un peu. On apprend à composer. Nous nous amusions bien tous les quatre ensemble, pourtant. C’était une belle époque ! Il n’y a plus qu’en Italie qu’on trouve encore la même qualité d’existence et de compagnie. »
Je sentis qu’Edward pressait le pas. Une légère tension parcourut le bras qui enlaçait ma taille.
« Vous voyagez beaucoup ?, demandai-je.
_ Vous parlez bien français, ma chère », remarqua-t-il sans répondre à ma question.
En un éclair, il fut à mon côté.
« Parlez-moi de vous. Dites-moi tout. »
Je remarquai qu’il respirait l’air autour de moi, détaillant mon odeur, sans doute. Devais-je m’en inquiéter ? Edward ne semblait pas s’en soucier.
« Quels sont vos peintres favoris ? Aimez-vous la littérature ? »
Nous avancions de plus en plus vite.
« J’aime Shakespeare… Mais il serait difficile de dire le contraire. Les sœurs Brontë, le style du Caravage… »
Mes goûts me semblaient manquer cruellement d’originalité tout à coup.
« Magritte, ajoutai-je après un petit temps de réflexion, ainsi que la musique de Debussy et Satie… »
« Erik Satie… mmhhh, très bien, très bien. Connaissez-vous la poésie d’Arthur Rimbaud ? Oisive jeunesse…, c’est mon credo. Et Charles Cros ? J’ai trois fenêtres à ma chambre : l’amour, la mer, la mort… Il avait tout compris, vous avouerez. Peut-être préféreriez-vous Byron, ou Shelley… J’ai personnellement un faible pour Rollinat et Mallarmé. En parlant de Salomé… savez-vous que le grand Oscar Wilde a sa tombe ici ?
_ Ah ? Je… je ne connaissais pas le lieu, répondis-je. C’est la première fois que je viens à Paris.
_ Allons-y donc, je vais vous la montrer. Elle vaut le détour. »
Il nous devança alors, et nous dûmes nous presser à sa suite.



Julien me paraissait un personnage tout à fait charmant. J’aurais beaucoup apprécié ce moment que nous passions ensemble si l’attitude d’Edward ne m’avait pas laissé entendre qu’il y avait sans doute certaines choses que j’ignorais et qui faisaient qu’il ne pouvait pas y avoir d’amitié réellement sincère entre eux.
Je courais presque à présent, le bras d’Edward enserrant toujours ma taille.
Au bout de quelques minutes, nous parvînmes devant un monument assez haut, sur lequel était sculpté une sorte de sphinx.
« La voilà, souffla notre guide. Venez voir ! »
Il tendit une main vers moi. C’est alors que je m’aperçus que la jeune femme qui accompagnait Julien n’était plus avec nous. Elle ne nous avait pas suivis. Je me tournais vers Edward, ouvrant la bouche pour faire la remarque, quand je le vis me fixer d’un regard appuyé comme s’il me signifiait que je devais me taire.
« Mais… », m’entendis-je simplement dire.
Et les mots s’éteignirent dans ma gorge.
« Va regarder de plus près, Bella. C’est assez surprenant, tu verras. »
Julien saisit ma main et la posa sur la paroi. Il fit glisser un de mes doigts sur les contours d’une forme brune imprimée dans la pierre. Il y en avait une autre assez semblable juste au-dessus. Et à côté encore… En fait, la tombe en était couverte.
« Qu’est-ce que cela, selon vous ? », demanda-t-il presque à mon oreille.
Son parfum m’étreignit comme s’il m’avait soudain enlacée. Cette odeur était particulièrement agréable. Mais très envahissante également. Je clignai des yeux.
« Je… je ne sais pas… des petites taches…
_ Madame Cullen… Ce sont des traces de lèvres. »
Ses yeux sombres luisaient dans l’obscurité. Il souriait. A nouveau, il humait l’air autour de ma personne. Durant quelques secondes, il fronça les sourcils. Il semblait réfléchir. Puis il ferma les yeux. Son visage se détendit, et il poursuivit :
« Les baisers de ses admiratrices venues lui rendre hommage. Très original, n’est-ce pas ? Mais, à mon avis, il ne repose pas ici.
_ Quoi ? Vous pensez… qu’il serait ailleurs ?
_ Très franchement, je doute qu’un homme aussi exceptionnel ait pu avoir le mauvais goût de mourir. »
Edward eut un petit rire.
« Julien espère que tous ses artistes favoris sont devenus des vampires…
_ Concernant Oscar, ce ne serait pas si étonnant… Ce genre de pirouette finale, cette esquive, ce serait tellement lui ! Laisse-moi mes illusions, Edward, je te prie, mes espérances... Je n’en ai plus beaucoup, tu sais… La science est impuissante face à la mort. Seuls l’art et les rêves nous offrent une consolation…
_ C’est une pensée très romantique, remarquai-je.
_ Et même romanesque… Mais enfin, j’ose croire que quelques-uns de mes désirs puissent être réalité.
_ Tu connais la règle… Il vaut mieux éviter de changer des humains trop célèbres : cela manque de discrétion et cause tôt ou tard des ennuis.
_ Encore une règle stupide !, s’exclama Julien en levant les yeux au ciel. Trop difficile à respecter. Certains humains ont des vampires parmi leurs admirateurs. Jean Cocteau avait lui-même suggéré qu’il avait l’intention de se survivre... Peut-être le lui avait-on proposé ? Il avait déclaré : « Trente ans après ma mort, je me retirerai, fortune faite ». J’avais pris cela comme un aveu à peine voilé !
_ C’était de l’humour, se moqua Edward.
_ Peut-être… sûrement. Mais je serais désolée qu’un homme si extraordinaire ait vraiment disparu. Tu te rappelles ? Il était si subtil… et d’une élégance ! Trop d’opium, cependant. Mais il avait ses raisons : il était triste.
_ Vous en parlez comme si vous l’aviez connu, fis-je intriguée.
_ Mais nous l’avons rencontré, effectivement, n’est-ce pas Edward ? A quelques reprises…
_ Vraiment ? »
Edward souriait. Il acquiesça.
« Mais c’est absolument formidable !, m’exclamai-je.
_ Il ne s’était jamais remis de la disparition prématurée de Raymond, poursuivit Julien. Desnos aussi était un chic type… comment tolérer que la mort fasse de tels ravages ?
_ Tu n’as jamais pensé que la mort pouvait être une étape nécessaire dans l’existence humaine ?, demanda Edward. »
Julien parut stupéfait. Il devint très sérieux tout à coup. Son ton changea, et le petit sourire en coin qu’il arborait en permanence disparut.
« La mort est une tragédie. Une erreur et un véritable échec. Surtout celle des grands hommes. Comment penser le contraire ? Mais… que t’est-il arrivé, Edward ?
_ Mon point de vue évolue, c’est tout. Tu devrais essayer… il paraît que c’est divertissant. »
Julien se mit à rire.
« En voilà un argument ! Mais c’est bien le seul qui me parle, après tout, tu as raison. Je devrais peut-être essayer d’y réfléchir. »
Durant un long moment, nous continuâmes notre conversation. Julien était réellement fascinant. Il paraissait intarissable. Son amour pour l’art n’avait pas de limite et son humour était particulièrement piquant. L’écouter était un vrai plaisir. Je comprenais qu’Edward ait pu apprécier sa compagnie, même si ce n’était que dans une certaine mesure.
Mais pourquoi ne m’en avait-il jamais parlé ? Combien de temps étaient-ils restés ensemble ? Et qu’avaient-ils fait durant cette période ? Je n’osais pas vraiment poser de questions.





Chapitre 34 : De l'autre côté de toi/ On the other side of you

Tout à coup, comme s’il prenait lentement conscience de quelque chose, le vampire au chapeau blanc jeta un regard circulaire dans l’obscurité qui nous entourait. Il leva le nez et inspira profondément.
« Mais où est passée Laeti ?, s’étonna-t-il. »
Edward se tenait derrière moi, ses bras croisés autour de mes épaules. Je levai mon visage vers lui, mais il faisait mine de scruter également les alentours.
« Je crois que cela fait un moment qu’elle n’est plus avec nous répondit-il simplement.
_ Ah, ça ! »
L’attitude de Julien se fit plus nerveuse.
« Ce serait bien la première fois… Excusez-moi mais… il faut absolument que j’aille voir ce qu’il lui arrive. »
Il s’éloigna de quelques pas puis revint vers nous.
« Je n’en ai pas pour longtemps, sans doute. Attendez-moi, je reviens. Non, mieux : allez donc chez moi, nous pourrons continuer à bavarder. Je vous y rejoins dès que je l’ai retrouvée… Euh, j’ai récupéré l’appartement de François quand il est parti. Tu te souviens, Edward, près de St Sulpice ? Allez-y ! La porte est toujours ouverte. Il y a du monde en permanence, même quand je n’y suis pas. Faites comme chez vous. »
Il s’avança vers nous, posa sa main sur l’épaule d’Edward, puis se pencha vers moi.
« Mon ami… Et vous, madame Cullen, j’ai été ravi, vraiment. J’espère vous revoir au plus vite. A tout à l’heure, donc ! »
Et il disparut comme par enchantement.
Quelques secondes passèrent.
« Tu ne comptes pas l’attendre ? Ni aller chez lui, n’est-ce pas ?
_ Non. A moins que tu n’y tiennes… Il ne reviendra pas, de toute façon. Il ne revient jamais. Ce n’est pas quelqu’un qu’il faut attendre. »
Mes yeux cherchaient à capter le regard d’Edward.
« Ton ami est pourtant quelqu’un de très agréable, me semble-t-il, finis-je par déclarer.
_ Oui, sourit-il. Il plaît beaucoup. En fait, je n’ai jamais vu personne lui résister. Humain comme vampire. J’ai toujours pensé qu’il avait une sorte de don, mais il ne s’en est jamais soucié. Il est assez désinvolte pour tout, comme tu as pu le constater.
_ Tu n’avais pas l’air tout à fait heureux de le voir, cependant.
_ Julien est…, il soupira, assez particulier.
_ Il n’a pas l’air méchant.
_ Non ? Il ne l’est pas vraiment, en effet. Pour moi, en tout cas. Mais… il a des goûts très précis.
_ Que veux-tu dire ? »
Je me tournai vers Edward. Il m’attira contre lui, sa main se posa sur ma nuque et ses doigts glissèrent dans mes cheveux.
« Il… il se nourrit d’êtres humains, Bella. De jeunes femmes, en fait. Exclusivement. Surtout quand elles sont jolies. Il l’a toujours fait. Malgré ses considérations philosophiques sur la mort, il ne peut pas s’en empêcher… C’est une contradiction qui l’habite depuis des décennies, même s’il n’en laisse rien paraître. Et il ne sait pas comment la résoudre. Je pense même qu’il ne cherche plus à le faire. Il vit avec, c’est tout.
_ Oh ? »
Mon estomac se serra. Nous avions conversé de manière très affable et plaisante. Pendant un moment, j’en avais oublié qu’il était un vampire et qu’il n’avait peut-être pas fait les mêmes choix qu’Edward et sa famille.
« Mais, ça ne l’empêche pas…, voulus-je protester. Il a l’air très attaché à Laetitia. Tu as vu comme il est parti à sa recherche ? Il avait l’air inquiet. S’il veut en faire sa compagne, c’est qu’il est capable d’éprouver autre chose qu’un besoin de… »
Edward fronça les sourcils. Ce qu’il allait m’expliquer semblait lui être pénible.
_ Ce n’est pas qu’un besoin, Bella. C’est son plaisir. Quant à en faire sa compagne… Il dit toujours ça. Mais il est extrêmement inconstant, par nature. Je sais qu’il est sincèrement amoureux, parfois. Quelques minutes… peut-être quelques jours. Puis il se lasse. Il se lasse vite. Et cela se termine immanquablement de la même manière. Il les tue. Nous avons souvent discuté à ce sujet, autrefois. Nous nous sommes même disputés. Mais, d’un autre côté, lui et ses amis étaient les vampires les plus amicaux et les plus agréables que j’aie rencontrés lorsque je suis venu ici. »
Je déglutis. Je ne me sentais pas très bien tout à coup. J’étais inquiète.
Je me serrai contre Edward.
« Mais Laetitia… ? Tu es sûr qu’il veut… S’il lui a couru après…
_ Il lui a couru après comme après un repas malencontreusement disparu. Je l’ai vu dans sa pensée. Il n’a jamais cherché à me dissimuler ses intentions. Je préfèrerais parfois… Mais j’ai fait mon possible pour le retenir.
_ Quoi ? Quand elle a disparu ? J’ai remarqué qu’elle ne nous avait pas suivis.
_ Je lui ai… suggéré de fuir.
_ Tu… ? Tu as utilisé le pouvoir de Kaly ?
_ Oui. Avec Laetitia cela a été assez simple. Il m’a semblé qu’elle voulait se laisser convaincre. J’espère lui avoir suffisamment donné de temps. Julien ne supporte pas qu’une proie lui échappe.
_ Oh, Edward… »
Je n’avais rien compris. Je m’étais laissée aller au plaisir d’une conversation cultivée et séduisante. Sans profondeur. Edward avait fait ce qu’il fallait, lui. Il avait bien agi. Je posai ma joue contre sa poitrine.
« Laetitia m’a simplement semblé amoureuse…, soufflai-je. Je n’ai pas réfléchi davantage.
_ Elle a une petite fille, chuchota Edward en embrassant le sommet de mon crâne. Cet amour-là m’a aidé à la pousser… Malgré le charme que Julien exerce sur elle. Pour lui, ça a été plus difficile. Je n’ai pas réellement le don de Kaly et Julien est assez récalcitrant. Après l’avoir d’abord maintenu à distance, j’ai cependant dû me servir de toi ensuite. A partir de ce moment-là, c’est presque devenu trop facile. D’ailleurs, cela m’inquiète… »
Edward avait l’air préoccupé.
« Je ne comprends pas. De quoi parles-tu ? »
Il prit mes mains.
« Viens, retournons vers l’hôtel. Je préfèrerais quand même partir d’ici, au cas où -pour une fois- il se déciderait à revenir. Et puis le jour ne va plus tarder à se lever. »

Quand nous eûmes regagné notre chambre, je m’installai près de la fenêtre ouverte, mon dos appuyé contre la balustrade métallique du balcon. L’aube ne blanchissait pas encore l’horizon, mais l’air était un peu plus frais. Très agréable. Edward s’assit face à moi. Il me semblait qu’il m’étudiait du regard. Son expression soucieuse ne l’avait pas quitté. Que se passait-il ?
« Tu me regardes comme si tu cherchais à découvrir quelque chose, Edward…
_ Je me dis juste que les effets du sang de Kaly sur toi ne sont pas tout à fait ceux auxquels je m’attendais.
_ Que veux-tu dire ?
_ Je vois bien que tu… tu as guéri et tu as davantage d’énergie, c’est une bonne chose. Que tu exerces une attirance particulière sur les êtres humains ne me dérange pas vraiment… enfin (il sourit un peu)… pas vraiment encore…
_ Tu exagères, Edward.
_ Non, Bella. C’est très réel, répliqua-t-il avec beaucoup de sérieux. Je l’ai même lu dans l’esprit de Laetitia.
_ Que… ?
_ Ce qui m’inquiète davantage c’est qu’apparemment tu deviennes particulièrement attirante pour les vampires aussi.
_ Quoi ?
_ Je crois que si Julien est arrivé jusqu’à nous, ce n’était pas tout à fait par hasard. Il s’est senti attiré. De loin. Dès qu’il t’a vue… je sais ce qu’il a pensé. Et je l’ai retenu. Grâce au pouvoir de Kaly. Il a fait un effort, lui-même, parce qu’il me connaît, mais… je ne suis pas sûr que cela aurait duré bien longtemps. Quand j’ai convaincu Laetitia de nous fausser compagnie, j’ai cessé de le tenir à distance de toi. Et tu as vu ce qui s’est passé ? Il en a même oublié qu’elle aurait dû être avec nous ! Il a fallu que je dose plus finement ma suggestion, c’était assez difficile.
_ C’est pour cette raison que tu restais si silencieux…
_ Oui. J’essayais de me concentrer. Et entendre ses pensées n’aidait pas vraiment.
_ Oh… »
Il semblait que nous avions un nouveau problème. Quand cesserais-je donc de créer des ennuis ?
« Je suis désolée, Edward. Mais c’est sans doute temporaire… Kaly a dit que certaines choses allaient passer.
_ Je ne sais pas. »
Il semblait confus.
« J’ai l’impression que ça empire, au contraire. »
Il leva ses yeux vers moi, puis tourna son visage vers la fenêtre et son regard alla se perdre, loin, au-dessus des toits de la ville endormie. Durant quelques secondes, nous demeurâmes silencieux.
Etais-je devenue si différente ? Je ne m’en rendais pas compte. Je savais que j’étais toujours moi-même, au fond. Mes préoccupations, mes sentiments… étaient toujours les mêmes. Ils étaient juste… plus forts, à certains moments.
Me penchant en avant, je touchai la main d’Edward, et serrai ses doigts dans les miens.
« Dis-moi, Edward. As-tu… as-tu essayé d’utiliser le pouvoir de Kaly sur moi, ce soir ?
_ Non. Et puis… je crois qu’il ne fonctionne plus avec toi. Même si c’est moi qui l’exerce. Kaly a bien dit que vos pouvoirs respectifs n’avaient plus d’effet sur vous. Pourquoi ? Tu en as eu l’impression ?
_ C’est juste… Avant que Julien n’arrive, j’ai… il m’a semblé que j’avais perdu conscience quelques secondes.
_ Ah ? »
Il soupira, baissant son regard sur nos deux mains unies. Quand il releva ses yeux vers moi, je retrouvai soudain une expression familière. Une expression que je ne lui avais plus vue depuis bien longtemps. Dans l’obscurité qui s’était faite plus légère, ses pupilles brillaient. Son visage avait pris un air un peu triste et perdu. Sa mâchoire était tendue, il s’efforçait de sourire, pourtant.
Oh, pitié ! Je ne voulais plus le rendre malheureux !
« J’ai eu cette impression, moi aussi, Bella, articula-t-il. J’ai un peu perdu la tête. »
Sans doute s’en voulait-il. Il ne devait pas. Je savais ce que j’avais ressenti, alors. Je l’aimais tant !
Je me penchai sur sa main, y déposai un baiser. Le souvenir de l’instant que nous venions d’évoquer fit refluer en moi l’émotion que j’avais éprouvée. Je sentais bien que j’avais encore envie de l’embrasser. Que cette envie ne me quitterait plus, sans doute, et qu’elle m’assaillait avec plus de force qu’elle ne l’avait jamais fait. Pour tenter de dissiper mon trouble, je demandai :
« Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé du temps que tu as passé ici, Edward ? Il n’y a donc rien dont tu aimes te souvenir ? Qui sont François et Jean-Baptiste ? »
Comment si je l’extirpais tout à coup d’un rêve, il tressaillit.
« Oh… C’est une période de ma vie où je n’étais pas très heureux. Mais nous avons eu quelques bons moments.
_ Viens, soufflai-je en me relevant. Je vais m’allonger. Tu vois, les choses rentrent dans l’ordre : je commence à avoir sommeil. Viens près de moi, tu vas me raconter. Enfin… si tu veux bien. »
Il sourit.
Effectivement, je me sentais accablée, tout à coup. Réellement lasse. Mais je n’aurais pas su dire si c’était uniquement dû à la fatigue, ou bien également à la peine lourde qui venait de se réveiller en moi.

Edward s’adossa à la tête du lit et je m’étirai près de lui, rabattant le drap léger sur moi. Nous avions éteint la climatisation. La chaleur était douce. Elle me bercerait tendrement. Ma main tenait toujours celle d’Edward. Je ne le lâcherais plus jamais. Quoi qu’il arrive. Je ne voulais plus qu’il se sente obligé de me fuir, ou que quoi que ce soit nous sépare. Nous avions vécu tant de choses ensemble… Tout ce qu’il nous restait à vivre, nous le partagerions. J’en étais convaincue. Il fallait qu’il le soit aussi.
« Je t’écoute, lançai-je en fermant les yeux.
_ Tu vas t’endormir et je continuerai à parler tout seul, gloussa-t-il.
_ Ne t’en fais pas. Je vais t’écouter jusqu’au bout.
_ Bon. Ce ne sera pas très long, de toute façon. Tu sais que… pendant quelques années, j’ai quitté Carlisle…
_ Peu après être devenu vampire…
_ Oui. Je ne savais pas trop… ce que j’étais. Qui j’étais. Ce que je devais faire pour être en paix. Je suis venu en Europe. Quand je suis arrivé à Paris, j’ai rencontré Julien. Il s’est montré immédiatement très amical. Comme il peut l’être, tu as vu. A cette époque, il passait son temps avec deux autres vampires, François et Jean-Baptiste. Deux musiciens. François était pianiste et chanteur, Jean-Baptiste poète. Il jouait aussi merveilleusement du luth et du violon. C’était un excellent musicien. J’espère qu’il l’est toujours… Ce qu’il a fait ne me surprend pas. Il s’interrogeait beaucoup. Nous nous sommes tout de suite bien entendus. Nous avons beaucoup discuté. Jean-Baptiste était très croyant. Il avait une foi profonde. Etre devenu un vampire était très dur pour lui. S’il n’y avait pas eu la musique dans son existence, je sais qu’il serait probablement devenu fou. »
Edward se tut. Je craignais que ces souvenirs ne lui soient trop pénibles.
« Tu n’es pas obligé de continuer, si tu ne veux pas.
_ Oh, non… ne t’inquiète pas. Je me rappelle seulement ce que je ressentais alors… C’est si loin !
_ Julien et Jean-Baptiste sont très âgés ?
_ Pas beaucoup plus que moi. Je sais que Julien est né en 1869. Il a dû être changé en vampire quelques années avant ma naissance. Jean-Baptiste et François avaient à peu près mon âge.
_ C’est Julien qui a fait d’eux des vampires ?
_ Non. Je ne crois pas qu’il soit capable de transformer un humain en vampire, Bella. Il est trop… avide. Quand il boit, il ne peut pas s’arrêter. Et je ne crois pas qu’il ait changé, malgré la délicatesse dont il sait faire preuve. Julien est un personnage tout en contrastes. Même si nous ne nous entendions pas sur tout, je dois reconnaître qu’il est quelqu’un de très intrigant. S’il s’amusait de mon don, quitte à me provoquer même, en donnant libre cours à sa pensée en ma présence, je n’ai jamais pu savoir comment il avait été changé en vampire. C’est un souvenir qu’il a toujours tenu loin de lui. Comme s’il l’avait oublié ou… effacé. J’ai toujours pensé que cela avait dû être un moment particulièrement traumatisant pour lui. Malgré cela, il se montre toujours léger et plein d’humour. Il vénère l’art et la beauté. Sa culture est incroyable, et il s’entoure toujours de gens intéressants. Il vit pour s’amuser. Et il fuit l’ennui comme s’il était son unique ennemi. A part cela, il se fiche de tout. C’est une force, quelque part. Un moment, elle m’a fascinée. François était plus proche de cette sensibilité. Ils s’entendaient très bien tous les deux.
_ Pas toi ?
_ Si, la plupart du temps. Mais nous avions des divergences profondes. François était un hédoniste. Il existait pour le plaisir, et ceux de sa nature vampirique. Il avait fait ses choix. Moi, je cherchais à faire les miens. C’est à cette époque que je pensais que tuer des êtres humains mauvais était peut-être plus tolérable. Jean-Baptiste faisait comme moi. Mais nous n’étions réellement satisfaits ni l’un ni l’autre. Tous ensemble, nous donnions parfois des concerts privés. L’amour de la musique nous unissait mieux que notre nature. Je suis resté deux ans avec eux. Puis je suis retourné aux Etats-Unis.
_ En passant par Denali, avant de rejoindre Carlisle.
_ Oui. Tu vois, il n’y a pas beaucoup plus à en dire. »
J’imaginais, pourtant. Edward avait vécu des choses qui n’existaient plus à présent. Il avait rencontré certaines personnalités, traversé des moments importants de l’Histoire, et il en gardait la mémoire. Une mémoire fraîche. Comme Kaly. Oh, Kaly avait vu tant de choses ! C’était un être si précieux… Comment pourrais-je jamais accepter qu’elle disparaisse ? De tout mon cœur, de toute mon âme, j’espérais qu’elle ne le ferait pas. Si elle ressentait mes émotions, je souhaitais qu’elle perçoive à quel point ce serait commettre un sacrilège. Elle m’avait transmis sa mémoire, mais elle ne m’appartenait pas vraiment. Et je n’étais pas elle pour autant. Durant quelques secondes, mon cœur se mit à battre plus fort. Une pointe de révolte l’animait à nouveau. Puis il s’apaisa. Je sentis son rythme ralentir. Il me sembla que c’était peut-être une réponse. Quelle idée étrange ! Elle me fit sourire.
« Que se passe-t-il ?, interrogea Edward.
_ Oh, je pense à Kaly… Je me disais que vous avez vu tant de choses de vos yeux ! C’est irremplaçable. »
Il ne répondit rien, leva son regard vers le plafond et s’allongea davantage.
« Qu’est-ce que cette étoile argentée et cette aube d’or dont tu parlais avec Julien ?
_ Des confréries auxquelles il a appartenu. Il s’intéressait à la magie mais… de toute évidence cela ne donnait pas grand chose. Je ne crois pas qu’il ait jamais rencontré de vrai magicien.
_ Il devrait peut-être rencontrer Kaly ? »
Edward pouffa.
« Euh… très franchement… Non, je ne crois pas que ce serait une bonne chose.
_ Pourquoi ?
_ Julien deviendrait réellement infernal, s’il découvrait… Oh, mon Dieu ! Non. C’est vraiment une très mauvaise idée… »
Son rire s’arrêta, comme suspendu.
« Bella…
_ Oui ? »
Il se pressa contre moi, me prit dans ses bras. Je frissonnai.
« Julien… Julien parle trop. Et il connaît trop de monde. Il nous a dit qu’il se rendait parfois en Italie... »
Je savais ce qu’Edward voulait dire. J’y avais pensé moi-même lorsque Julien nous en avait parlé.
Tôt ou tard, les Volturi sauraient que nous étions toujours en vie. Et même si mon bouclier protégeait à présent Edward sans que je m’en rende compte, ne finiraient-ils pas par nous retrouver, d’une manière ou d’une autre ?
Dans la chambre, le silence se fit. Je fermai les paupières avec force, enfonçant ma tête dans mon oreiller, et me serrai contre Edward.
De l’extérieur, le ronronnement de quelques moteurs me parvint. Quelques voix lointaines, également.
Et, sur un toit, le miaulement d’un chat affamé.





Chapitre 35 : L'orage/ The storm




Je clignai des yeux. Il me fallut quelques secondes pour me souvenir où j’étais. J’avais dormi. Profondément. Et longtemps, sans doute, car il faisait déjà sombre. Ou bien ne m’étais-je pas endormie du tout ? Il m’avait semblé pourtant…
« Edward ?
_ Oui. »
Sa voix douce provenait de l’autre bout de la pièce. Je me redressai.
Il était assis sur un petit canapé, un livre dans les mains.
« Il ne fait pas encore jour ?
_ Tu veux dire qu’il fera bientôt nuit.
_ Ah ? J’ai dormi longtemps ?
_ Assez. Une dizaine d’heures.
_ Mais… ? »
Je me tournai vers la fenêtre. Les rideaux n’étaient pas complètement tirés. Nous ne pouvions pas être en plein après-midi.
« Il va pleuvoir, expliqua-t-il. Il a fait une chaleur incroyable toute la journée et maintenant l’orage approche. Cela n’a pas eu l’air de te déranger.
_ Non. Je crois… que la chaleur ne me fait plus rien depuis que nous sommes revenus. Elle me plaît, même. »
Je me levai, m’approchai du balcon. Le ciel pesait au-dessus des toits comme une lourde toile noire, zébrée de mauve, qui menaçait de crever d’un instant à l’autre. Une lumière d’un jaune intense, irréelle, fusait par endroits avec un angle improbable et caressait les façades d’une étrange manière.
« Tu as vu ça ? Comme c’est bizarre… ! »
Pour toute réponse, Edward sourit. Je m’avançai vers lui.
« Tu es sorti ?
_ Oui. Il y a quelques heures. Il faisait plus gris qu’à Forks… Je suis allé acheter ceci (il désigna le livre qu’il tenait) et ceci. »
De sous un coussin, il sortit une petite boîte de couleur pastel.
« Qu’est-ce que c’est ? »
Je regardai le livre. Il était vieux, vert et usé.
« Il vient de l’étal d’un bouquiniste, installé le long de la Seine. J’ai dû en faire plusieurs avant de le trouver. Je me suis dit… que ça faisait longtemps que je n’avais pas lu de poésie.
_ Et ça ?
_ Ouvre. »
La boîte contenait de petites formes arrondies, de couleur pastel également. Elles sentaient le sucre, et toutes sortes de parfums délicats.
« Celle-ci est à la fleur d’oranger, annonçai-je en désignant la pâtisserie la plus pâle.
_ Tout juste. Bon appétit. »
Elle était délicieuse. Elles l’étaient toutes.
Je bus un thé, la tête appuyée contre le genou d’Edward qui me faisait de temps en temps partager un peu de sa lecture. J’avais le sentiment que nous nous trouvions hors du temps, dans cette surprenante atmosphère où il ne faisait ni jour ni nuit. Tout était suspendu. L’air était lourd, dense et immobile. Appesanti et comme en équilibre sur la pointe d’un sommet, menaçant cependant de basculer d’un moment à l’autre. C’était comme si le silence avait pris corps et qu’il se tenait avec nous dans la pièce, écoutant les mots que lisait Edward, ou glissant, chaud, dans ma poitrine à chaque gorgée que je buvais. Un silence délicatement parfumé. Sur ma peau, un frémissement minuscule. Electrique. Le monde me semblait en émoi.
Soudain, la lumière disparut totalement, un éclair explosa -flash blanc et aveuglant- puis un fracas assourdissant se fit entendre. Je me levai, courus à la fenêtre. La pluie commença à tomber, d’abord fine, puis rapidement lourde et violente. En quelques minutes, les rues et les toits furent ruisselants. L’eau jaillissait de partout. L’air était gris et bleu, chargé de parfums métalliques.
« Incroyable ! Edward, viens voir, c’est magnifique ! »
Soulevant les sourcils d’étonnement, il vint pourtant vers moi.
« On dirait que tu n’as jamais vu d’orage, Bella !
_ Jamais comme ça, en fait. Jamais aussi bien. Jamais sur Paris. »
Je ris. Je sentais bien qu’à nouveau mes sensations m’emportaient. Comment lutter ? C’était si délicieux. Cette perte de contrôle… Cette impression de voir les bruits, d’entendre les odeurs, de goûter les images… Tout était lié si étroitement ! Et je savais bien que ce n’étaient plus tout à fait des émotions humaines que j’éprouvais là.
A travers la fenêtre ouverte, un parfum me parvint, très nettement au-dessus de tous les autres. Un parfum de fleurs. Un parfum de roses. Frais et tendre. Intense. Je pouvais presque les voir. D’où venait-il ?
« Tu sens ça, Edward ? On se croirait dans un jardin. »
Je me penchai davantage pour chercher la provenance de l’odeur. La pluie dégoulinait sur mon visage, dans mes cheveux, glissant sur la peau derrière mes oreilles et dans mon cou. Je scrutai la façade. J’aurais pu monter sur le toit pour trouver l’origine de ce parfum fabuleux, s’il avait fallu.
« Bella, tu es trempée…
_ Pas grave.
_ Là. C’est là, regarde. »
Me retenant prudemment par le bras, il désignait du doigt un toit plus lointain, où se trouvait une terrasse qu’on apercevait à peine. Une partie en était vitrée. Une verrière ancienne, dont un pan avait été ouvert. Effectivement. Il me semblait bien que l’odeur devait provenir de là.
« Vas-tu rentrer maintenant ? Je crois que la pluie n’est pas près de s’arrêter. Et… tu as beau être solide à présent, je ne crois pas que tu puisses résister à la foudre... »
Comme il disait ces mots, un autre éclair jaillit. Violet. Enorme. Immédiatement suivi d’un grondement puissant qui fit trembler la balustrade sous mes doigts. Il me surprit. Il avait fusé si près ! Je bondis à l’intérieur.

Edward me dévisageait, partiellement inquiet et amusé.
« Bella ? »
Dans mes pupilles, la décharge violette avait laissé des milliers d’étincelles. Je me frottai les yeux.
« Edward… Je ne vois plus vraiment les choses comme avant, tu sais. J’ai l’impression que je suis devenue… un demi-être, et… je ne saisis pas tout ce qui se passe. »
Je compris que c’était bien là la sensation que j’éprouvais depuis l’avant-veille : celle d’être un hybride. Ni tout à fait moi-même, ni tout à fait autre chose. L’hybride de mon rêve, ma fille… C’était moi qui l’étais devenue. Et j’étais démunie comme si des ailes m’avaient poussé, dont je n’aurais pas su me servir.
« Ne sois pas impatiente, Bella. Il te faut du temps pour découvrir… »
Je me sentais un peu dépitée. Je levai mon visage vers lui, il se tut. L’eau gouttait de la pointe de mon menton sur les carreaux sombres du sol. Au passage, une goutte glissa dans mon oreille. Elle me chatouilla. Je souris. Edward se tenait immobile, et comme pétrifié. Même ses prunelles brunes posées sur moi ne bougeaient plus.
« Edward ? Que se passe-t-il ? »
Il ferma les yeux.
« Il me semble… Il me semble que tu as encore un peu changé depuis hier, Bella. Tu viens de changer… Là...
_ Quoi ? Changé comment ? »
Il fit un pas en arrière. Puis deux. Il s’éloignait.
Dehors, le tonnerre grondait encore. Son bourdonnement sourd fit écho à la colère angoissée qui montait en moi. Je ne pouvais pas… je ne pouvais plus supporter qu’Edward s’éloigne de moi. J’avais besoin de lui. Maintenant que je savais… maintenant que j’avais vu… compris peut-être. Et accepté.
Ma voix trembla. Mes yeux s’emplirent d’un liquide chaud qui piqua mon nez au passage.
« Edward… »
Il ne relevait pas la tête. Il refusait de me regarder.
« Edward, tu ne m’as pas tout dit… Toi aussi, tu éprouves quelque chose de différent en ce qui me concerne, n’est-ce pas ? J’ai… j’ai l’impression que je te fais peur. Et je déteste ça. Chaque fois que tu t’éloignes de moi, c’est comme si quelque chose se déchirait. C’est très douloureux. »
Ma gorge était serrée. Je voulais qu’il comprenne. Je m’avançai vers lui.
Il leva une main, pour me retenir. Ce geste fit exploser ma colère. Elle diffusa en moi son venin brûlant et acide. Je courus, attrapant la main levée d’Edward qui vint buter contre le mur à l’opposé des fenêtres. Je sentais ma force. Elle n’était pas égale à la sienne, mais elle était supérieure à tout ce que j’avais jamais pu avoir. Il parut surpris, ses joues se creusèrent et il leva les yeux vers le plafond.
Réellement, qu’étais-je devenue pour qu’il veuille s’éloigner de moi ? Encore. Et qui me ressemblait en ce monde, à présent ? Personne. J’étais seule au milieu du chemin. Kaly m’avait dit que j’étais devenue un être intermédiaire. Elle ne m’avait pas dit que je me sentirais aussi inadaptée, aussi… inachevée, en quelque sorte. Et que mes sensations me dévoreraient.
« Vas-tu me regarder, Edward, maintenant ? »
Ma voix était rauque. Un souffle. C’était comme si un poignard m’ouvrait l’estomac. Je me sentais rejetée. Et c’était insoutenable. De vieilles émotions refluaient aussi, que je ne maîtrisais pas. De vieilles douleurs. Douleurs atroces, occultées, refoulées, bâillonnées, mais jamais vraiment éteintes. La peur était en tête. Peur de l’abandon, de la perte. De la douleur. Peur de la mort, celle des autres, de ceux que j’aimais le plus. De la mienne… Et le manque… L’horreur du manque ! Plus que toutes ces peurs -celle de ma propre mort même- ce qui me terrifiait le plus était de devoir endurer, un jour, encore, la perte prématurée d’un de ceux que j’aimais, et d’en porter la responsabilité.
Cela, je ne le tolèrerais plus.
Un autre éclair.
Je me sentais complètement perdue. Tout remontait à la surface, menaçant de me submerger, telle une vague immense. La boîte dans laquelle tout était resté si longtemps enfermé venait de s’ouvrir. Et son contenu se déversait avec furie. En même temps, je pris conscience d’un phénomène nouveau. Même si je ressentais ces émotions avec force, je les contemplais, aussi, à distance, comme si elles m’étaient étrangères, incompréhensibles, ces émotions humaines, comme s’il pouvait m’être simple de m’en détacher. Si simple… Elles n’étaient rien, en définitive. Et pourtant j’étais engloutie. Etait-ce le regard de Kaly que je sentais en moi ? Oh, si seulement elle pouvait m’aider !
Je hoquetai. Sans m’en apercevoir, j’avais saisi Edward à la gorge. Il aurait pu me balayer d’un revers de la main, s’il l’avait voulu. Mais il ne bougeait pas.
« Bella… Bella, tu ne te contrôles pas. »
Je baissai la tête, enfouis mon visage contre sa poitrine et commençai à sangloter.
« Edward… il faut… il faut que tu me regardes ! J’ai tellement peur !
_ Peur ? Peur de quoi, Bella ? »
Je levai mon visage vers lui. Il baissa son regard sur moi. Alors, je vis son amour. Son amour immense, malgré sa peine. Son amour m’agrippa comme la plus solide et la plus ferme des étreintes. J’inspirai profondément. J’allais me calmer. Je me calmais. Il fallait que je sois calme pour lui dire le fond de ma pensée.
« Je ne pourrais pas supporter l’idée de te perdre un jour, Edward. Que ton amour pour moi cesse… qu’il disparaisse… Je sais que cela me tuerait sûrement. Mais… plus que cela encore, j’ai peur de ne pas être assez forte. De ne pas être à la hauteur pour… me battre. Défendre ceux que j’aime. Les défendre jusqu’au bout. Jusqu’à ma mort. Car il n’y a que comme ça que je pourrais tolérer… Je ne veux plus me sentir faible et inutile, tu comprends ? Je veux que mon existence serve à quelque chose. Est-ce que tu comprends ce que je dis, Edward ? »
Je voulais être calme. J’avais presque crié.

Il ne détacha pas son regard du mien, mais il me parut loin, soudain. Si loin…
« Je comprends, Bella, murmura-t-il. Je comprends tout à fait. Parce que je t’entends parfaitement, en ce moment. Je sais ce que tu penses, ce que tu sens. Ce que tu veux. Mais… Je ne peux pas. »
Mes doigts se crispèrent sur sa chemise et son poignet. Je m’entendis articuler :
« Edward, si tu lis ma pensée, tu sais tout. Si je te demande cela aujourd’hui, si je te le demande comme je ne te l’ai jamais demandé, c’est pour pouvoir lutter. Lutter à armes égales avec la mort. Si je suis devenue un vrai appât à vampire en plus, maintenant, comment vais-je faire ? Aide-moi ! Et quand les Volturi viendront, ils me trouveront prête à défendre mes enfants, à te défendre toi ! A me battre à tes côtés, à répliquer… au lieu de devoir toujours… être protégée moi-même. Je ne le supporte plus, Edward ! Ma faiblesse me fait horreur ! Tu ne sens pas cela ?
_ Oh, Bella, ma belle… »
Ses sourcils se froncèrent, sa main se posa sur ma joue, ses doigts chassèrent les larmes qui y roulaient encore.
« Te rends-tu compte de ce que tu me demandes ?
_ Je t’aime, Edward. Je sais que je ne cesserai jamais de t’aimer, répliquai-je. Si tu fais de moi un vampire, si le charme est rompu, c’est ton amour que je risque de perdre, et peut-être celui de mes enfants s’ils ne supportent plus que je les approche… Mais cela ne m’empêchera pas de me battre pour eux, pour toi, jusqu’à mon dernier souffle. Ne veux-tu donc pas accepter cela ? Ne veux-tu donc pas me donner la possibilité de défendre mes propres enfants ? Tant que je suis humaine, que puis-je faire contre des êtres surnaturels ?
_ Je te défendrai. Je les défendrai… Je te l’ai promis. Ma famille et moi…
_ Non, Edward. C’est moi ! Moi, qui dois défendre ma famille ! Je dois le faire pour eux. Et pour leur père. Pour Jacob ! »
Les doigts d’Edward quittèrent ma joue.
« Jacob…
_ Oui. Il n’a pas hésité à donner sa vie, Edward ! Et moi, moi, je resterais là, à attendre que tout le monde se batte pour moi, à ma place, à cause de moi ? Alors que je sens… que je sais bien… que j’ai le pouvoir de protéger… J’en ai la preuve aujourd’hui ! Mais même si mon pouvoir s'est réveillé, il m'échappe encore. Je n’ai même pas conscience de l’utiliser ! »
Edward ferma les yeux, une seconde. Ses lèvres se serrèrent. Ses yeux se posèrent sur ma bouche.
« Tout cela… c’est uniquement ma faute. Je n’aurais pas dû intervenir dans ton existence. Tu aurais vécu… tu aurais fait ta vie avec Jacob. Je le sais bien. Tu aurais été heureuse. J’ai essayé de faire en sorte que tu le sois. Je l’ai laissé… prendre toute la place dont il a eu besoin. Il était capable de t’offrir… tout ce que je ne pouvais pas te donner. Je l’ai tellement détesté pour cela, Bella, si tu savais ! J’ai souhaité mille fois qu’il disparaisse. Je n’aurais jamais cru… Je lui suis si reconnaissant pour ta vie. C’est au-dessus de tout : mon orgueil, ma jalousie, ma souffrance… Il t’aimait vraiment. Vous étiez sans doute faits l’un pour l’autre. »
Je plaquai mes deux mains de chaque côté de son visage, pour le forcer à me regarder, bien en face. Je sentais mes larmes rouler à nouveau, mais ma voix ne tremblait plus.
« Jamais, Edward. Plus jamais je ne veux t’entendre dire cela. Kaly a raison, j’en suis certaine. Ce sont des choses qui nous échappent. Il y a tellement de choses qui nous échappent ! Jacob était un Transformateur. Il s’était imprégné de moi. Et il était un être merveilleux. Exceptionnel. Autant que tu peux l’être toi-même. Je l’ai perdu, cependant. Son amour pour moi a disparu. Aujourd'hui, je le sais. Et je sais ce que tu as enduré... Je sais qui tu es. Et ma vie est ce qu’elle est aujourd’hui. Ma vie est avec toi. Et avec mes enfants. Je veux qu’elle le soit ! »
Edward caressait une de mes mains posée sur sa joue. Son visage exprimait une infinie tristesse. Son expression me bouleversa. Je voulus l’embrasser.
« Ne me demande pas ça, Bella… Tu vas me rendre fou. J’ai résisté pendant des années. J’ai combattu, en moi, chaque jour. Chaque seconde. J’ai combattu pour ce que je pensais être bien.
_ Les choses ont changé, Edward. N’as-tu pas compris ? Ne veux-tu pas accepter ?
_ Bella… »
Je me serrai contre lui. Comment ne pouvait-il pas sentir à quel point je l’aimais ? Est-ce que cela ne suffisait pas ?
« Je t’aime, Edward. Et tu le sais. Je veux passer ma vie avec toi. Mon existence entière. Mais pas comme une humaine. Tant que nous serons différents, quelque chose nous séparera. S’il te plaît, Edward… Bois mon sang, et change-moi à ton image. Je suis prête.
_ Oh, Bella…, gémit-il, je ne peux pas. Ne me le demande pas, je t’en prie… »
Une lueur, dans son regard, démentait ses paroles. Pourtant, il trouvait encore la force de les prononcer. Dehors, la pluie tombait à verse, avec des rugissements de tempête.

Comme un nouveau coup de poignard à la base de mon estomac, la colère reflua. Je poussai un cri de rage et frappai le mur de mes deux poings. Edward se laissa glisser le long de la paroi, sur le sol, la tête dans ses mains. Je m’enfuis dans la salle de bain. La porte claqua derrière moi.
Je me sentais condamnée. Condamnée à être éternellement la petite fille, la pauvre femme fragile, qui pouvait être brisée en une fraction de seconde, par n’importe lequel des prédateurs, n’importe quel hasard de l’existence… Je n’étais pas plus qu’un fétus de paille. Une brindille dans le vent. Et je ne le serais jamais. J’allais devoir accepter de tout perdre. Un jour, sans doute. De tout voir disparaître, sous mes yeux, sans pouvoir rien y faire. Un long moment, je pleurai, le front contre mes genoux, recroquevillée sur un rebord de la baignoire. Enfermée comme je l’étais, j’entendais cependant la pluie qui tombait au-dehors. Son flot ininterrompu, son rythme, sa chute. Un vrai déluge.
Peu à peu, la peine s’effaça. La colère disparut. L’angoisse s’envola, comme emportée au fil de l'eau qui tombait du ciel. Il me semblait que j’étais vide. Vide et dure. Etait-ce cela la résignation ? Je devrais apprendre à n’être plus qu’un fantôme dans une coquille.
Je m’approchai du lavabo, ouvris un robinet. Je bus quelques gorgées, baignai mon visage et mes yeux brûlants. Quand je me redressai, je croisai mon reflet. Je demeurai interloquée. Si je n’avais pas su que c’était moi-même que je regardais, je ne me serais pas reconnue. Je m’approchai plus près du grand miroir, posant mes doigts sur sa surface lisse et fraîche. Assurément, l’être qui me regardait avec mes propres yeux, qui avait adopté les traits de mon propre visage, n’était plus tout à fait naturel. Ma peau était plus pâle qu’à l’accoutumée, si cela était possible, et mes cheveux étaient devenus plus sombres. Ils semblaient lourds. Etait-il possible qu’ils aient réellement épaissi ? En revanche, mes pommettes et ma bouche étaient roses, d’un rose très vif, presque rouge, et mes yeux… mes yeux étincelaient. Mes pupilles avaient pris un éclat vert qu’elles n’avaient jamais eu. J’avais l’air en parfaite santé. Plus vivante, et plus belle que jamais. Car la jeune femme que je contemplais avec étonnement dans le miroir de cette salle de bain était belle… Vraiment. A quoi bon ? Cela n’avait aucune importance.
Un accès de désespoir me fit frapper cette image. De toutes mes forces.
A ma grande stupeur, le miroir se brisa. Je poussai un cri. Des éclats de verre se répandirent à mes pieds, comme des centaines des lamelles d’argent étincelantes. Puis je vis apparaître, sur le carrelage blanc, de petites taches rondes. J’entendis bouger derrière la porte, Edward s’inquiéta.
« Bella ? Que se passe-t-il ? »



Je regardais le sol, hypnotisée. Les petites taches noires se faisaient assez nombreuses. Je finis par comprendre. Mon poing était ouvert. Une entaille bien nette, mais pas très profonde. Je ne ressentais pas la douleur de cette coupure. Pas encore, du moins. Je bougeai ma main. D’autres gouttes, plus petites, vinrent maculer un nouveau carreau. Je remarquai alors que ni la vue de ce sang, ni son odeur, ne me mettaient mal à l’aise. Pourtant, l’odeur était bien là. Lourde, chaude, veloutée. Mon odorat la tolérait, la détaillait comme il l’avait fait pour tous les autres parfums que j’avais pu sentir depuis que j’avais changé…
« Bella ? »
Edward abaissait la poignée de la porte. Il allait entrer. Fléchissant les genoux, je ramassai un éclat de verre, assez long et pointu. Une idée insidieuse, une idée désespérée venait de germer dans mon esprit bouleversé.
« Bella, que… ? »
Edward écarquillait les yeux.
« J’ai frappé le miroir, Edward. Et je me suis blessée, déclarai-je d’une voix blanche.
_ Tu… tu as besoin d’un médecin ?
_ Non. Je ne crois pas. Je n’ai pas mal, ça n’a pas l’air trop grave. Et… très franchement, cela m’est complètement égal.
_ Bella… »
Edward s’était approché de moi et agenouillé. Il semblait un peu troublé. Par le sang sûrement.
« L’odeur du sang te gêne ?
_ Bien entendu que… et que fais-tu avec cet éclat à la main ? Viens, Bella, sortons de cette salle de bain avant que tu ne te blesses davantage. »
Je le regardai quelques secondes. Mon cœur cognait dans ma poitrine. Oh, je savais bien… je savais bien ce que j’allais devoir faire… Mes yeux glissèrent sur le visage d’Edward, sa peau lisse, ses pupilles sombres, ses cheveux à l’éclat solaire. Je l’aimais, mais je n’en pouvais plus. Je n’en pouvais plus d’être rationnelle et raisonnable, d’être un être humain exemplaire, d’être une femme... D’ailleurs, je ne l’étais plus complètement. Et j’étais arrivée au bout de tout.
Je levai la main, posai le fragment de miroir sur ma gorge et me penchai vers Edward.
« Non, Edward, je ne vais pas sortir d’ici. A moins que tu ne me promettes que tu le feras… toi-même… Si tu ne le fais pas, ou si tu essaies de m’en empêcher, je m’ouvre la gorge. Immédiatement. Je préfèrerais éviter, mais tu peux être certain que j’en aurai la force. Et si ce n’est pas maintenant, si tu arrives à me retenir, ce sera à un autre moment. Je recommencerai… Jusqu’à ce que tu acceptes, ou un autre vampire de ta famille… Alice peut-être. Mais tu sais que je préfèrerais que ce soit toi, et je pense vraiment qu’il vaut mieux en finir vite. »
Edward aurait pu paraître consterné, sans doute l’était-il, mais ce fut surtout de la tristesse que je lus dans ses yeux. De la tristesse, de la lassitude… Il était certainement très fatigué, lui aussi. Il ne chercha pas à me désarmer -je savais qu’il serait sans doute parvenu à le faire sans grande difficulté, mais peut-être pas sans que je me blesse encore, tout de même-, il appuya son dos contre le mur carrelé et pencha sa tête en arrière. Je pouvais sentir que le conflit qui avait fait rage en lui avait cessé. Il rendait les armes.
Il ne dit rien. Qu’y avait-il à dire ? Nous y étions… Il me regarda longuement. La couleur de ses yeux avait viré, à cause de la présence du sang, et je ne pouvais pas me cacher qu’elle me gênait, qu’elle me mettait mal à l’aise. La couleur de ses yeux disait à l’animal en moi : « Cours, fuis ! ». Mais l’animal en moi, celui que j’avais été, comme l’être humain, était assez loin maintenant. A présent, je devais faire face. Face à mes choix.
Sans lâcher l’éclat de verre pressé contre ma gorge, je posai une main sur la sienne.
« Tu dois accepter ce que nous sommes devenus, Edward. Tu dois accepter enfin ce que tu es, et qui je veux être. »
Ses yeux observèrent la main glissée entre ses doigts. Le sang sombre y avait dessiné une forme fantastique. Une goutte coulait lentement le long de mon avant-bras. Edward se pencha en avant, ferma les paupières. Sa bouche s’ouvrit, ses lèvres effleurèrent ma blessure, descendirent sur mon poignet.
Quand il me regarda à nouveau, je sus qu’il n’y avait pas à attendre d’autre réponse que ce regard qu’il posait sur moi.

Lentement, délicatement, il étendit sa main, desserra mes doigts crispés sur le verre. Jusqu'à-ce que je le lâche. Il était rouge. Le morceau de miroir que j’avais tenu vola à travers la pièce et se brisa sur le mur avec un bruit de grêle.

Doucement, Edward se glissa contre moi.
Il passa son pouce sur l'entaille de ma gorge.

Puis il me prit dans ses bras, se releva en une seconde... et m’emporta.



FIN DE LA SECONDE PARTIE

15 commentaires:

  1. J'ai bcp aimé ces chapitres, je préfère ce système de plusieurs chapitres plus courts. On a l'impression qu'il y a plus de rebondissements. Cela dit les autres chapitres étaient très bien aussi. J'aime l'évolution des personnages, surtout Bella, elle a bcp plus de prestance et de maturité, elle n'est plus la "gourde" qui se laisse faire. On la sent bcp plus femme, et bcp plus entreprenante. J'ai adoré les musiques, avec un gros coup de coeur pour la première "Savean", elle m'a litteralement emporté. J'ai aussi beaucoup aimé la reprise de Radiohead "No Surprises" et bien sur je suis ravie que tu ais inclu "My Skin". Heureuse de contribuer un peu à cette magnifique fiction.

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  2. Merci à toi Jacobinette ! (et là je me dis : "oh, là là... elle a déjà tout lu ! -quand je pense au temps qu'il me faut pour écrire, c'est vraiment ingrat... heureusement qu'il y a des bonnes personnes pour m'encourager ! ; )).
    Au départ, tout ceci était un unique chapitre que j'avais intitulé "La voie obscure". Mais je me suis dit que ce n'était plus possible, qu'ils devenaient trop longs ces chapitres (deviendrais-je bavarde au fur et à mesure ?) et qu'il y avait tout à fait la possibilité de les découper sans pour autant détruire l'unité.
    Sanvean est effectivement un morceau magique. J'ai fait un trip Dead Can Dance autour de Kaly, parce qu'il me semblait que c'était parfait pour traduire l'ambiance de cette partie et ce que le personnage dégage.
    Je prépare un commentaire où je parlerai des musiques. Je suis très heureuse que tu aies aimé.
    Contente aussi que l'évolution de Bella te plaise. Et tu n'es pas au bout de tes surprises...

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  3. Ah tu sais moi quand je vois de nouveaux chapitres en ligne je ne peux pas me retenir de les lire. Je suis une gourmande, c'est comme si tu me mets un gateau au chocolat dvt les yeux et que tu me dis "Tu n'as droit qu'à une toute petite part". IMPOSSIBLE! lol

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  4. lol, Anna ! C'est peut-être ton commentaire le plus court... Un moment, j'avais pensé proposer un sondage pour la suite immédiate de ce chapitre... Selon vous, Edward va-t-il :
    1° Assommer Bella et l'attacher quelque part pour avoir la paix 5 min ?
    2° La balancer par la fenêtre ouverte parce qu'il en a vraiment assez de ses crises ?
    3° La vider de son sang, enfin, et on n'en parle plus (et l'auteur prend des vacances) ?
    etc...

    Enfin, pour répondre plus sérieusement : les choses avancent, oui...

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  5. Moi je dirai la vider de son sang. Car la première ne serait qu'un avant gout des deux autres. Et oui, une fois attachée il se dirait "pas mal" puis la il la baillonerait et il se dirait "j'adore" et il en viendrait alors à la conclusion que la vie sans elle c'est quand même le pied! Du coup plutôt que la jeter et gacher tout ce sang il la viderait, et puis depuis le temps qu'elle lui demande il pourra tjs dire "ah bein c'est elle qui m'a poussé à bout! Je lui avais dit que je pourrai peut être pas m'arréter..."

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  6. Oua ! Bravo, ça clashe... vite, la suite !

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  7. Hé hé, Jacobinette... ça me tente assez comme idée...

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  8. Je suis absolument enthousiasmée par ce que tu écris. C'est très respectueux (quel boulot !) de ce qu'a initié S. Meyer, tout en amenant l'histoire vers autre chose de plus intéressant, à mon avis. Tu as beaucoup de style et des idées très originales. C'est un vrai bonheur de te lire. Bravo ! Et vivement la suite...
    Flore

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  9. Merci, vraiment, Flore. Les compliments font toujours beaucoup de bien, et je ne suis pas du genre à m'auto-satisfaire ! J'ai vraiment beaucoup réfléchi à ce que je voulais faire avec cette histoire et c'est un exercice à la fois amusant et frustrant. Je lutte avec les règles, mais ce sont aussi elles qui me guident. J'ai vraiment voulu suivre la voie ouverte par S. Meyer, et que ce que j'écris soit une "suite" potentielle. Tout changer n'aurait pas eu de sens. Faire avec ce qui était là, tout en essayant de le faire évoluer, était plus intéressant pour moi. J'ai cru comprendre (je ne suis pas une internaute effrénée) qu'il existait un milliard-tonne de fictions à propos de Twilight partout sur le net, alors je sais qu'il est difficile d'intéresser des personnes qui ont été peut-être déçues à la lecture de certaines productions et qui considèrent qu'il n'y a pas lieu de réécrire ce qui l'a déjà été. C'est pour cette raison que je ne le fais pas (mon histoire s'insère dans ce qui a déjà été fait et ce n'est pas une fanfiction) et que j'espère y mettre assez de qualité pour intriguer ceux qui se donnent la peine de lire un peu, ne serait-ce que quelques lignes. Ce que je fais, je le fais pour me faire plaisir (et peut-être aussi faire plaisir à ceux que Twilight avait un peu frustrés) mais je le fais avec beaucoup de soin. Merci d'apprécier !

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  10. Pfiou!!! Suis toute chamboulée par la fin!!!!! Je vais vraiment devoir lire la suite le plus vite possible xD
    Perso, ce que j'ai vraiment apprécié dans ces chapitres, c'est la "normalité" de la situation. Je trouve Bella tellement normale! Elle se pose des questions sur son couple et sur le passé d'Edward et ces questions sont tellement banales! Elle a des réflexions sur sa vie que n'importe qui pourrait avoir. Et tant mieux!!! J'ai l'impression de me sentir un peu plus proche de Bella, et je trouve ça reposant. Et c'est tellement intéressant de voir que dans le fond, même dans ce monde surnaturel, il y a un peu de normalité. Alors que dans Révélation on était très loin de tout ça! Et j'ai l'impression de retrouver un peu les sensations que j'avais à ma première lecture de Fascination!! :D
    Et puis tout ce que tu expliques Sombrelune, sur les capacités des vampires, et les liens que tu arrives à tisser entre ton histoire et le "rêve" de Bella, m'impressionnent!!! Chapeau! ;)
    Et, Oh Mon Dieu, pour cette fin!!!!! :o Bella est impressionnante (j'ai limite pitié d'Edward! xD comment pourrait-il lui résister?? elle semble si déterminée et encore plus forte que d'habitude! Et surtout, elle a l'air MAGNIFIQUE *.*) J'adore. On voit tellement bien l'évolution des personnages, c'est génial! Et j'aime la sensualité qui se dégage de cette scène pourtant un peu violente, parce qu'elle veut quand même se couper la gorge!
    Et ce que j'ai apprécié aussi, c'est le fait qu'Edward soit détendue et que par moment, on dirait vraiment un garçon de 17 ans et non pas un vampire de plus de 100 ans! Parce qu'il a beau être vieux, il est quand même figé dans l'adolescence alors je pense que parfois il faut bien qu'il se comporte comme un adolescent!
    Bref!!!!! J'ai adoré et je vais continuer à lire! =)
    ;)

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  11. Merci encore, Sam pour ce commentaire très encourageant ! J'ai vraiment cherché à exprimer les réflexions et le ressenti de Bella, ça la rend plus "réelle" à mon avis, et vu qu'elle vit des choses exceptionnelles, autant avoir la possibilité de les partager avec elle ! Je suis surtout très contente que tu aies l'air de trouver mon "glissement" et ce que j'ai inventé en plus, logique et intéressant. C'est vraiment mon but. Je veux que toute cette histoire ait l'air "solide", parce que c'est ce qui m'avait manqué à la fin de la saga, des explications, des motivations, etc... et même de la complexité. En même temps, j'avais peur d'en faire un peu trop, mais il me semblait réellement nécessaire d'approfondir... et pour cela il a fallu rajouter pas mal de choses... mais je voulais aussi que tout cela fasse écho à ce que l'on connaît, dans notre monde réel, qu'il y ait des liens culturels et que ça sonne "vrai", quelque part...
    J'ai également voulu faire évoluer les personnages, comme tu le dis. Edward aussi... et j'essaie de ne pas le trahir non plus, même si je lui donne parfois des attitudes qui peuvent surprendre, je fais en sorte de garder de lui ce que j'ai aimé à la lecture, et surtout dans les premiers tomes.
    Pour cette dernière scène, oui, je me suis appliquée (mais je m'applique, en général, lol !), je voulais que ce soit un moment intense, sensuel et ambigu. Je suis ravie qu'il t'ait touchée ! J'attends avec impatience ton avis à propos des derniers chapitres qu'il te reste à lire... ; ))

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  12. Bonjour,

    Merci pour cette histoire très prenante.

    Venant de te decouvrir (sur Fanfiction), je fus heureuse de constaté que tu avais un bloq avec la suite.

    Par contre la page avec les Chapitres 21 à 27 est vides. Ou puis-je lire ces chapitres?

    J'ai hâte d'en lire plus.

    Merci et bientôt
    Lucindda

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  13. Toutes mes excuses, je viens d'y retourner : cela fonctionne

    Je me remets à la lecture
    Bonne continuation
    Lucindda

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  14. Merci, Lucindda pour ce commentaire. Et bienvenue sur ce blog ! J'étais étonnée qu'un ensemble de chapitres ne s'affiche pas... j'ai remanié ça le weekend dernier et je me disais que j'avais peut-être loupé une page... mais en même temps, j'avais bien revérifié... Bon, tout va bien alors. Bonne lecture, et n'hésite pas à donner tes impressions !
    ; ))

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Petit message

J'ai remarqué que, malheureusement, Deezer perdait parfois certains morceaux, mais je ne peux pas savoir lesquels... Alors n'hésitez pas à me laisser un petit message lorsque, au cours de votre lecture, vous rencontrez un lien mort dans mes players. Je ferai en sorte de le remplacer. Merci !