mardi 2 février 2010

VOL II _ chpt 21, chpt 22, chpt 23, chpt 24, chpt 25, chpt 26, chpt 27



Chapitre 21 : Retour/ Back




La mer… la mer avait des reflets de cuivre. Et des teintes violettes électrisaient l’ombre au creux des vagues.
Lentement, je me redressai.
Quelques scintillements d’or fusaient à la surface de l’eau.
Je plissai les yeux.
Le soir tombait doucement. L’air était doux. Tendre. Je me sentais bien, reposée, même si ma tête semblait pleine de coton.
Le soleil était passé de l’autre côté des arbres, je ne le voyais plus. Il n’allait pas se coucher encore, mais il devait, graduellement, descendre à l’horizon. J’aurais aimé faire le tour de l’île, pour le voir entrer dans la mer. A la couleur des vagues, à la pureté de l’air et du ciel parfait, j’étais sûre que tout deviendrait rouge. Un rouge intense. Et cette nuit serait pleine d’étoiles.
Mais je ne pouvais toujours pas bouger mon pied sans doute. Quelques heures ne suffisent pas à réparer un corps humain blessé. Je touchai ma cheville. Elle était douloureuse, effectivement. Moins cependant. Je pouvais peut-être me lever.
M’agrippant au tronc de l’arbre qui avait veillé sur mon sommeil durant toute la journée, je me hissai sur ma jambe valide. Pouvais-je appuyer l’autre ? Un éclair fusa jusqu’à mon genou, irradiant dans chacun de mes orteils, je poussai un petit cri de surprise. Mais je pouvais appuyer le pied. Rien d’autre. Je ne devais pas espérer faire fonctionner mon articulation. Juste appuyer. Ce n’était pas si mal.
« Pauvre petite chose… », pensai-je.
Et maintenant ? J’étais seule. Edward et Kaly n’étaient toujours pas revenus. Il me fallait attendre.
Attendre…
C’était tout ce qu’il était en mon pouvoir de faire, décidément. Bizarrement, tout sentiment d’urgence m’avait quittée. Sur cette île, j’avais l’impression d’être en sécurité, comme au creux d’un nid, comme un enfant entouré de bras protecteurs. J’aurais pu attendre indéfiniment. Mon estomac me rappela soudain que ce n’était pas réellement envisageable. Peu à peu, la faim se réveillait. Je n’avais pas mangé depuis la veille…
Je clopinai jusqu’à mon petit sac, appuyé contre un buisson, à quelques mètres de moi. Il contenait une bouteille d’eau. Au moins, je pouvais boire. Quelques gorgées… Habituellement, l’eau paraît ne pas avoir de goût. Et pourtant, je me rendis compte à cet instant qu’elle en a bien un ! Un liquide neutre coulait dans ma gorge, alors que le souvenir du goût très particulier qu’il aurait dû avoir s’imposait à mon esprit.
« On dirait que ça ne s’arrange pas », me chuchotai-je à moi-même.
Je humais l’air frissonnant et tiède. Rien. Je savais qu’il devait être chargé d’effluves de toutes sortes, mais il était aussi plat et vide que si j’avais respiré une atmosphère aseptisée. Quel dommage ! J’aurais tant aimé sentir… Cette absence avait quelque chose de troublant. Elle me donnait le sentiment que tout ce qui m’entourait n’était pas vraiment réel. Comme s’il me manquait une part du monde.
Un peu plus loin, entre deux buissons, j’avisai un tas de longues branches de bois mort et blanchi. Manquant perdre l’équilibre à plusieurs reprises, je sautillai jusqu’à eux. Une de ces branches avait une bonne taille et une certaine épaisseur, tout en étant très légère. J’allais pouvoir m’appuyer pour me déplacer. Peut-être pas jusqu’à l’autre côté de l’île, cependant.
J’avançai vers l’eau. Les vagues étaient calmes, elles se déversaient sagement les unes après les autres sur le sable fin, comme au ralenti. L’océan peut être tellement différent aux quatre coins du monde ! Cette eau n’avait rien à voir avec celle qui venait battre contre les falaises de la Push. Cette dernière était le plus souvent grise et froide, violente. Tourmentée. Elle avait si longtemps fait écho à la tempête qui se déchaînait dans mon âme et mon cœur… Ici, tout était tranquille et beau. Si serein. Presque voluptueux. Je comprenais que Kaly ne se soit jamais lassée de ce paysage : il devait ressembler à son âme, j’en étais persuadée.
Le mouvement des vagues sur mes pieds, autour de mes chevilles, apaisait un peu ma douleur. Je m’enfonçai davantage dans les flots. Jusqu’à mi-mollets. A perte de vue : l’étendue horizontale et mouvante de la mer. Les inquiétudes et les angoisses que j’avais éprouvées le matin semblaient ne plus devoir m’atteindre. J’avais été bien bête. J’étais fatiguée. A présent, je sentais… Je sentais que tout irait bien. Je ne savais ni comment, ni pourquoi, mais c’était une évidence. Si j’avais perdu certains de mes sens, il m’apparut, en revanche, que je devais avoir retrouvé une part de moi-même, à travers cette eau et cette chaleur douce qui m’enveloppaient. A travers les récits de Kaly, également, qui étaient allés au-delà des bornes de ma curiosité et de mon imagination. Et j’avais tant à lui demander encore ! J’espérais qu’elle répondrait à mes questions. Il n’y avait pas de raison, rien ne paraissait l’atteindre vraiment. Je me promis de ne pas retenir mes envies et mon besoin de savoir. Comme Edward qui l’avait suivie… Je n’en aurais peut-être plus l’opportunité, ni le temps.

Au coin de mon œil, un point gris se déplaçait prestement à la crête des vagues. Avant que j’aie pu le localiser ou comprendre ce dont il s’agissait, Kaly émergea à plusieurs mètres de moi. Puis elle apparut à mes côtés sans que je l’aie vue approcher : mes yeux la fixaient encore, au loin. Je voyais double. Elle était assez près. Plus qu’elle ne l’avait jamais été, mais sa surprenante apparition ne m’effraya pas. En fait, je n’en eus pas le temps. Par contre, je réalisai combien elle avait retenu sa nature, la première fois qu’elle s’était approchée de nous.
Ses longs cheveux dégoulinaient, rendus lisses par le poids de l’eau, et sa peau était toute perlée de gouttelettes. Elle regardait par-dessus son épaule, derrière elle. Je vis un autre point sombre, entre les ondulations des vagues, qui approchait très vite. Edward sortit de l’eau devant nous. Ses vêtements trempés lui collaient au corps. Sa bouche était ouverte. Etrangement, il donnait l’impression d’être essoufflé. Il me fallut quelques secondes pour déterminer le sens de son comportement. Il n’était pas essoufflé, il n’avait pas besoin d’air, il était… bouleversé. Epuisé, peut-être aussi. Mais c’était impossible !
L’attitude de Kaly me surprit réellement alors. Elle se rapprocha encore de moi, comme si elle s’apprêtait à glisser un bras autour de mes épaules. On aurait presque dit… qu’elle voulait me protéger.
Edward passa une main sur sa bouche et le bas de son visage.
« Bella. Tout va bien ?, demanda-t-il, presque haletant.
_ Oui. J’ai… dormi. Edward, qu’est-ce que… ? »
Il leva ses yeux vers moi. Quelque chose était différent. Edward souriait, ravi. Son visage était un peu tendu, ses pommettes plus saillantes, ses joues légèrement plus creuses. A moins que ce ne fût l’eau dans ses cheveux… Son expression, son expression n’était pas comme avant. Pour mieux juger, je fis un pas dans sa direction, plantant mon bâton dans le sable meuble. Kaly suivit mon mouvement. Je tournai un visage interrogateur vers elle.
Alors, je compris ce qui avait changé. Leurs yeux. C’étaient leurs yeux. Ceux de Kaly, surtout, étaient frappants. Ils étaient devenus violets. Je crus d’abord à un effet de la lumière orangée qui nous baignait, mais non, ce n’était pas une illusion. Ils étaient bien violets. Une couleur incroyablement lumineuse ! Et ces yeux-là, je les avais déjà vus. Ma bouche s’ouvrit toute ronde.
« Mais… ? »
Edward bondit vers moi. Kaly se raidit.
« Oh, Bella ! Si tu savais… ! J’ai vu un endroit phénoménal ! J’ai compris… J’ai compris tant de choses ! »
Il riait presque. J’étais un peu inquiète mais je sentais que je devais partager son bonheur. Il saisit ma main. Je regardai ses doigts. Ne tremblaient-ils pas un peu ? Sa peau paraissait moins scintillante aussi. Elle luisait d’un simple éclat nacré, ponctué de quelques petits éclats plus vifs, un peu comme celle de Kaly. Je levai sa main vers mon visage.
« Oui, fit-il toujours souriant, c’est l’effet de la profondeur. Dans le noir absolu, et avec la pression de l’eau, nous y voyons clairement… notre peau restitue la lumière qu’elle a emmagasinée. Nous sommes faits pour cela ! Kaly avait raison !
_ Tu veux dire que les vampires sont… lumineux sous l’eau ?
_ Je n’étais jamais descendu assez profondément… Aucun vampire de ma connaissance n’a tenté l’expérience. Nous nous sommes toujours arrêtés quand cela devenait trop sombre -cela n’avait pas d’intérêt- alors que c’est justement ensuite que… »
Edward ne s’était jamais montré si enthousiaste. Il paraissait même excité… Ce n’était pas du tout son habitude, ce n’était pas lui.
Kaly se tenait toujours très près de nous, comme si elle avait été prête à nous séparer. J’eus l’impression que nous étions tout à coup deux enfants énervés dont le jeu pouvait dégénérer à tout instant. Mais que se passait-il ?
La main d’Edward se referma autour de mon bras. Trop fermement. Il le serrait si fort ! Il allait le broyer. Il me faisait mal. Je criai.
« Edward !
_ Oh, Bella !
_ Edward, contrôle-toi, tu peux vraiment le faire », souffla Kaly en saisissant son poignet.
Il y eut un petit craquement. Mais il m’attira tout de même à lui.
Alors, se produisit quelque chose que je ne saisis pas. Je m’enroulai autour d’Edward, comme une algue. Je savais que ma cheville me faisait mal, mais je ne la sentais plus vraiment, et j’entendis une voix, qui devait être la mienne, articuler doucement :
« Je veux être comme toi, Edward, maintenant. Mords-moi. Fais de moi ta semblable. Et nous serons ensemble pour toujours. »
La main d’Edward était dans mon dos, elle glissai en remontant vers ma nuque. C’était… délicieux. Tout ce que j’avais toujours voulu.
« Cela suffit, déclara Kaly, d’une voix grave mais calme. Je croyais que tu y arriverais. Je suis vraiment désolée. Eloigne-toi, maintenant. Va te reposer. »
Instantanément, Edward me lâcha et je tombai dans l’eau. Les larmes me montèrent aux yeux. Je me sentais abandonnée. Pourquoi ? Je retrouvai la sensation douloureuse au bas de ma jambe. Je hurlai de rage en tapant la surface d’une vague. Etais-je en train de devenir folle ?
« Reprends tes esprits, Bella, murmura Kaly. Cela va passer. »
Elle me remit debout. Je grimaçai. Les yeux de la vampire glissèrent sur moi et la douleur disparut immédiatement, comme si elle n’avait jamais existé. Le trouble de mon esprit s’estompa tout aussi vite. Edward s’était éloigné. Il nous regardait. Toute expression joyeuse avait abandonné son visage, il paraissait choqué par ce qui venait de se produire. Presque en colère. Il prit sa tête dans ses mains, se mit à marcher nerveusement d’un côté et de l’autre, comme s’il avait voulu revenir sur ses pas.
Kaly leva légèrement son visage dans sa direction. Il s’éloigna encore, soudain détendu et, très doucement, s’allongea sur le sable.





Chapitre 22 : L'échange/ The exchange

Je demeurai hébétée. Mon regard s’était plongé, sans que j’y prenne garde, dans celui de Kaly. A nouveau, je fus frappée par la couleur de ses pupilles.
« J’ai vu vos yeux, dis-je. Je n’ai jamais vu aucun vampire en avoir de pareils, mais les vôtres, je les ai vus.
_ Comment cela ?, répondit-elle doucement en soulevant légèrement un sourcil.
_ Dans un de mes rêves. Je vous ai vue, je le sais maintenant. Je fais des rêves… révélateurs, comme on m’a dit. »
L’antique vampire brune n’eut aucune réaction particulière.
« Hmmm…, soupira-t-elle simplement avec une pointe d’intérêt. Cela fait beaucoup pour une simple humaine, tu ne trouves pas ? »
Je pouvais me tromper, mais il me sembla qu’il y avait une certaine compassion dans sa voix.
« Viens, ajouta-t-elle, il vaut mieux que tu t’assoies quand même.
_ J’ai l’impression que je peux marcher maintenant.
_Je peux donner l’impression à un mourant qu’il peut se mettre à courir. Il peut même le faire, si l’état de son corps le permet… Mais ce n’est qu’une illusion… Quoique, parfois, la suggestion fait des miracles ! Enfin… ne te blesse pas davantage. »
A mon grand regret, la douleur revint. Sans doute valait-il mieux qu’elle soit là, en effet. Kaly pouvait faire oublier la réalité. C’était effectivement une illusion dangereuse.
Sans savoir comment, je me retrouvai à quelques mètres de là, assise sur le sable, au pied d’un arbre. Kaly était accroupie devant moi, repliée sur un talon. Elle m’avait transportée, et je ne m'en étais même pas aperçue ! Je frémis.
« Que s’est-il passé ?, demandai-je sans hésiter davantage. Pourquoi Edward est-il dans cet état ? »
La belle vampire aux yeux violets se laissa un peu aller sur le côté. Elle avait l’air de se demander par où commencer et si je pourrais comprendre ce qu’elle allait répondre.
« Edward a voulu savoir ce que c’est que l’échange, je lui ai montré. »
Je fronçai les sourcils. Elle soupira.
« Je pensais qu’il le gérerait mieux, il a tellement appris à contrôler ses émotions et son esprit… il est encore trop jeune, sans doute. Il est un peu perturbé, mais cela va passer rapidement. Il lui faut un peu de temps pour assimiler… Un petit repos est nécessaire. »
Je secouai la tête. Je ne voyais pas de quoi elle parlait.
« Mais les vampires n’ont pas besoin de se reposer ! »
Kaly sourit légèrement.
« Parfois, oui. Certaines choses sont éprouvantes, même pour nous. Surtout lorsqu’on en fait l’expérience pour la première fois. C’est assez déstabilisant. Et puis Edward vient de vivre quelques heures qui ont profondément ébranlé ses croyances et ses certitudes. Il ne sait pas s’il se sent heureux ou désespéré… Il s’en veut énormément pour son attitude envers toi. Le plus petit faux-pas le mine réellement, et il ne peut envisager l’idée de te faire le moindre mal. Il y a une minute, il voulait s’arracher la tête. »
Je dévisageais Kaly, incrédule. Se pouvait-il… ? Mes yeux cherchèrent le corps d’Edward, étendu à une bonne distance de nous. Il n’avait pas bougé. Il semblait dormir.
« Vous… vous entendez ses pensées ? »
Les sourcils de Kaly remontèrent vers ses tempes. Elle acquiesça lentement.
« C’est cela l’échange. Il a pris un peu de mon pouvoir et j’ai pris un peu du sien. »
Ma bouche s’ouvrit. Je comprenais l’attitude d’Edward. Et la mienne…
« Mais c’est éphémère, ajouta la petite vampire aux longs cheveux de nuit. Et c’est un tout petit pouvoir. Comme un écho lointain… une réplique.
_ Comment avez-vous fait ? »
Elle remonta vers moi ses iris scintillants. Sa main caressait le sable. Il y eut quelques secondes de silence. Refusait-elle de m’expliquer ? Lentement, sa tête s’inclina. Ses yeux. Ses yeux sondaient profondément les miens. Lisait-elle mes pensées ? Cherchait-elle à savoir si j’étais fiable ?
« Vous lisez mes pensées à présent ?
_ Non. Edward ne le peut pas. Son pouvoir ne me donne aucune capacité à ce sujet. »
Son regard semblait fouiller encore mon âme. Le mien dut se faire suppliant. Elle tourna son visage vers la mer.
« Tu es une bien étrange humaine, Bella, articula-t-elle à voix basse. Je ne suis pas étonnée qu’on s’intéresse autant à toi. »

Se glissant à mes côtés, elle dégagea ses longs cheveux de son épaule. J’y vis une marque ronde, un peu rose, striée de rouge. Autour, et en son centre, la peau était encore légèrement bleue, mais elle semblait progressivement devenir livide.
« Edward m’a mordue. Et je l’ai mordu en retour. »
Mon visage se décomposa.
« Quoi ? »
La main de Kaly fit un geste léger dans l’air, comme pour signifier que cela n’avait pas d’importance.
« Je croyais que la morsure d’un vampire était terriblement douloureuse pour ses congénères, balbutiai-je.
_ Elle l’est, assura Kaly. C’est pour cette raison qu’Edward doit se reposer. Il a fallu qu’il l’endure. Longtemps. »
Je tournai encore mon regard vers lui. Qu’avait-il fait ?
« C’est quelque chose que nous répugnons naturellement à pratiquer, et nous ne pouvons pas tous le supporter. C’est pour cette raison que de nombreux vampires ignorent cette aptitude que nous avons, et qu’elle s’oublie. J’ai l’impression qu’aucun nouveau vampire ne connaît plus son existence, d’ailleurs… »
Elle me sembla un peu déçue. A moins que ce ne fût du soulagement… Je posai ma main sur la sienne, légèrement plus fraîche. Mon geste spontané me stupéfia moi-même, et le contact de Kaly me donna une sensation étrange. Mais j’avais besoin qu’elle m’explique ce qui s’était passé. Qu’elle me dise exactement. Elle le comprit.
« Edward a vu une représentation… sur un des murs de notre cité. Il a demandé de quoi il s’agissait et je lui ai expliqué. Il ne voulait pas y croire. Il est un peu… têtu. Non ? Enfin, c’est la jeunesse qui croit détenir la vérité, s’y accroche et refuse d’apprendre, je suppose… »
Elle sourit.
« Je lui ai donc proposé de lui montrer comment faire. Cela peut se révéler très utile, parfois… Je l’ai averti que ce serait très douloureux, qu’il faudrait se montrer particulièrement résistant. Je lui ai aussi dit que son comportement en serait un peu altéré pendant un moment. Le temps qu’il maîtrise mon pouvoir. Je dois dire qu’il m’a surprise : il l’a fait, et il y est parvenu. Je crois que c’était pour lui comme… un acte de foi. Pour ne plus avoir peur. Peur de lui-même, de ce qu’il est. Est-ce que tu comprends ? Tu sais qu’il a peur de ce qu’il est, n’est-ce pas ? »
Sans rien répondre, je hochai la tête. Kaly poursuivit :
« Pour faire cela… il faut que du sang coule dans nos veines. Du sang humain. Je n’avais pas bu depuis si longtemps… Edward ne s’était pas nourri depuis plusieurs jours non plus. Pour lui, c’est déjà un manque. »
Je ne pouvais imaginer… Je m’étranglai :
« Edward a bu du sang humain ?
_ Non. Bien entendu. Même pour cette expérience, il s’y serait refusé. Il aurait choisi de ne pas savoir… Nous sommes allés sur une autre île. Un homme m’a offert un peu de son sang. Il n’en faut pas beaucoup. Juste assez pour que nos veines soient irriguées, et cela ne dure pas bien longtemps. Notre corps absorbe peu à peu le sang que nous buvons. Tu sais cela ?
_ Pas vraiment, avouai-je. »
Kaly parut un peu surprise.
« Mais que sais-tu au juste des vampires, jeune humaine ? »
Son ton, peut-être un peu moqueur, me donna le sentiment d’être un petit enfant. Je sentis que je rougissais. Encore.
« Peu de choses, certainement. La famille de Carlisle… ce sont de vampires qui ont choisi de combattre leur nature, de rester proches des humains. Alors, ils n’en parlent pas vraiment. »
Je repensai soudain à la seule conversation que j’avais eue avec le père d’Edward à propos de la nature vampirique. Au sujet du plaisir… le plaisir du sang. Je n’étais plus la jeune fille que j’étais alors, mais à ce souvenir, mes joues flambèrent tout à fait. Je tentai de me ressaisir.
« Je sais juste qu’il n’y a pas de plus grand plaisir pour un vampire que de boire. Surtout du sang humain. Je sais aussi que tuer un vampire est difficile. Que son corps doit être brûlé. »
Les yeux de Kaly s’étrécirent. Puis elle se mit à rire. Un petit rire. Comme si elle s’étonnait de se trouver amusée.
« L’essentiel, donc ! », lança-t-elle.
Je me sentais bête. Mon résumé était navrant.
« Il y a de nombreux plaisirs à être vampire, Bella, reprit-elle en changeant de ton. La satisfaction de la soif… est ce que les jeunes vampires considèrent comme leur seul apaisement possible. Et c’est la vérité, dans une certaine mesure. Pour eux, en tout cas. Boire le sang des êtres vivants leur permet de rester proche d’eux, justement. De faire tout ce que font les êtres humains, tout ce qu’ils considèrent comme étant le comportement naturel des hommes, de jouir des plaisirs de la vie humaine… Etre tiède pour un moment, éprouver des sentiments plus tendres, faire l’amour… nous avons besoin de sang pour tout cela. Boire réveille l’humain en nous, ou le fait subsister. Mais le sang absorbé ne reste en nous que quelques heures, parfois quelques jours. Et il disparaît, consommé par notre corps. C’est pour cette raison que nous ne saignons pas. Rien ne coule en nous lorsque nous n’avons pas bu depuis plusieurs jours. Avant que le désir de boire ne revienne.
Si un vampire cesse de se nourrir pendant longtemps, l’humanité le quitte peu à peu. De manière progressive. Il passe par différents états. D’abord, le manque. La violence, la rage, la souffrance, que procure le besoin impérieux de boire à nouveau. Pour faire cesser cette phase difficile -quand ce n’est pas tout simplement par plaisir !-, la plupart des vampires se réalimentent. Surtout s’ils vivent constamment parmi les humains, sur terre. Et le sang appelle le sang.
Mais si l’on s’efforce d’aller au-delà de la douleur qu’on éprouve, alors, lentement, notre corps s’apaise, et notre esprit… s’ouvre. C’est d’autant plus rapide si l’on reste dans l’eau. Là… là, est ce que je pense être notre vraie nature. La capacité que nous avons, lorsque nous sommes purifiés du sang des créatures mortelles, à voir le monde sous un jour nouveau. A voir vraiment, enfin !
Pour ma part, je considère le fait de boire du sang humain comme un rite. C’était ce que les nôtres pratiquaient. Avant. Avant d’être dévoyés par leur orgueil et leur ambition. Les fresques de notre cité montrent tout cela : notre mode de vie, nos rituels sacrés, nos mythes… Edward sait tout maintenant. »
Kaly s’interrompit. J’étais à la fois subjuguée et effondrée.



Les yeux violets comme un ciel d’orage, sans éclairs pourtant, glissèrent sur moi. Le vampire percevait mon émotion. J’aurais pu pleurer.
« Vous voulez Edward ? », demandai-je la gorge serrée.
Kaly me considéra. Le silence entre nous se fit épais, presque palpable. Son visage était impassible.
Il me sembla qu’elle ne comprenait peut-être pas ce que je disais.
« Vous allez… me le prendre. Vous le voulez ? », répétai-je.
Encore un silence. Elle pencha à nouveau doucement la tête.
« Je le veux… quoi ?... pour moi ? Comme… compagnon ?
_ Oui ?, soufflai-je douloureusement.
_ Pas du tout. »
Sa réponse me fit l’effet d’une entaille vive et soudaine dans la chair de mon cœur. Une entaille bienfaisante. Qui aurait vidé enfin l’abcès qui s’y était formé. J’étais délivrée. Je me sentais… propre. Je soupirai.
Le rire de Kaly fusa.
« Je ne sépare pas ceux qui s’aiment ! Cela n’a aucun intérêt. Et Edward t’aime vraiment. Au-delà de toute raison. Tu es son enchanteresse… je ne pourrais rien faire de toute manière. Même si tu disparaissais. Il n’y survivrait pas, assurément ! »
Encore une caresse sur la plaie de mon cœur, comme un baume. Une caresse cuisante aussi. Un apaisement cruel. La terrible certitude de l’amour indéfectible d’Edward me faisait tant de bien !
Les paroles de Kaly sonnaient comme un témoignage irrécusable.
« Et puis… l’amour… enfin, ce que vous appelez ainsi, la dépendance qui vous lie, cette aliénation à l’autre… ne m’intéresse plus, depuis longtemps. »
Une seconde, je considérai l’être étrange assis près de moi. Etait-ce cela, la perte totale de l’humanité dont elle venait de me parler ?
« Vous n’éprouvez pas… ce sentiment ?, m’étonnai-je. Cela ne vous manque pas ? »
Ma question parut encore l’amuser. Je comprenais qu’elle devait lui montrer mon innocence, mon incapacité à m’identifier à elle, à comprendre ce qu’elle était.
« Beaucoup de choses passent, Bella… on s’y accroche d’abord de toutes ses forces, et puis… on laisse passer. Et l’on en découvre de nouvelles. Le sentiment dont tu parles, je le ressens à travers le sang des hommes, chaque fois qu’il m’arrive d’en boire. Mais il est loin de moi, maintenant. »
Spontanément, mon visage se tourna dans la direction d’Edward. Lui, éprouvait toujours de l’amour, du désir… Il était encore très humain. Et je venais de prendre violemment conscience de l’envie profonde qui l’habitait. Les mots qui étaient sortis de ma bouche… étaient ceux qu’il voulait m’entendre prononcer sans doute. Et j’avais tellement eu envie de les dire ! Ils m’étaient apparus comme naturels, comme un aveu trop longtemps retenu.
Mes yeux piquèrent.
« Que t’arrive-t-il ?, demanda Kaly.
_ Je… je viens de réaliser qu’Edward a envie de faire de moi sa semblable, alors qu’il m’a toujours soutenu le contraire.
_ A cause de ce qui s’est produit tout à l’heure ?
_ Oui. Ce que j’ai dit… je ne l’aurais jamais dit dans mon état normal. C’était une suggestion, je suppose.
_ Tu dois pardonner à Edward. C’est l’effet de mon don. Il monte un peu à la tête à cause de l’illusion de pouvoir absolu qu’il procure. Il fait oublier qu’il puisse y avoir quoi que ce soit d’impossible. Mais… Edward ne t’a peut-être pas influencée comme tu le penses. Peut-être désirait-il juste connaître le fond de ta pensée. »
Je ne pus rien répondre. Mes yeux s’écarquillèrent. Je pris mon front dans ma main.
« Oh, mon Dieu ! »
Mon attitude devait exprimer une réelle panique. Aussitôt, Kaly proposa :
« Si tu préfères, je peux vous faire oublier ce moment. J’ai l’impression qu’il vous bouleverse tous les deux… Je ne l’ai pas voulu, j’essayais simplement de laisser Edward agir par lui-même, il ne me semblait pas particulièrement dangereux, je suis désolée. »
Oublier ?
Etait-il préférable d’oublier ? Il y avait tant de choses que j’aurais pu choisir d’oublier ! Elle passèrent toutes en une fraction de seconde dans mon esprit. Tout ce que j’avais vu et vécu d’abominable. Kaly pouvait-elle simplement… effacer tout cela ? Peut-être vaudrait-il mieux vraiment tout effacer, en définitive. Le ferait-elle si je le lui demandais ? En serais-je plus heureuse ? Sans doute.
Mais je ne serais plus moi-même.
« Est-ce qu’Edward va rester comme cela encore longtemps ? »
Kaly ne me quittait pas des yeux. Je compris qu’elle cherchait à suivre ma pensée, ou plutôt le cours de mes sentiments.
« Pour le moment, je l’ai apaisé. Le temps que son corps se repose, assimile un peu mon sang. C’est assez rapide. Peut-être même est-ce déjà fini. Ensuite, il sera à nouveau totalement lui-même. Mais il gardera la possibilité d’utiliser la réplique de mon don… aussi longtemps qu’il ne boira pas d’autre sang. »
Le sang
Toujours le sang. Comme elle disait ces mots, je m’aperçus que tout autour de nous était rouge. Je l’avais pressenti. Un rouge intense. L’eau, le ciel, ma peau… Le soleil devait commencer à entrer dans la mer. Je soupirai. Plus loin, le corps d’Edward semblait inerte, un coude replié sur ses yeux.
« Tu veux que je le libère. »
Ce n’était pas vraiment une question. Dans la lumière pourpre, les yeux de Kaly luisaient étrangement. Ils auraient pu paraître noirs à cet instant, mais ils étaient plutôt comme deux grenats, profonds et doux, semblables aux pétales veloutés d’une black baccara.
Je lui souris.
« J’aurais aimé pouvoir regarder le coucher du soleil, déclarai-je. Il doit être magnifique. »
Les lèvres de Kaly s’étirèrent également. Elle me comprenait.
« Eh bien, allons-y. »





Chapitre 23 : Crépuscule rouge/ Red dusk

Cette fois-ci, je perçus le déplacement. Sans doute parce qu’il avait été un peu plus long. Peut-être deux ou trois secondes. Assez en tout cas pour que je constate que tout devenait noir autour de moi, et que tous les poils de ma peau se hérissaient sous l’effet d’une fraîcheur intense. Mais le temps de capter ces sensations, j’étais déjà assise face au soleil couchant, de l’autre côté de l’île.
Edward s’avançait vers nous. Il avait l’air un peu las. Infiniment triste aussi, mais c’était peut-être juste ma façon d’interpréter l’expression inhabituelle de ses traits.
Il vint s’asseoir derrière moi, enroula ses bras autour de ma taille et plongea son visage dans les cheveux qui couvraient ma nuque. Il me serra tendrement. Je posai mes mains sur les siennes.
Kaly était debout, ses pieds dans l’eau des vagues. Droite et immobile, elle ressemblait à la proue d’un navire.
Le soleil était énorme. Une boule de feu gigantesque, qui pénétrait la ligne fine de la mer, à l’horizon. On pouvait s’attendre à ce que l’eau se mette à frémir, puis à bouillir, à mesure qu’il descendrait. Mais non. Tout restait calme. Ce n’était qu’une illusion. L’astre et l’océan ne se toucheraient jamais. Ils n’appartenaient pas à la même sphère, tout en partageant le même monde.
Le soleil ne disparaissait pas. Il allait tout simplement ailleurs. Pour un moment. Et l’on pouvait être sûr qu’il reviendrait bientôt.
Je ne savais pas pourquoi, mais cette idée me faisait du bien.
Je clignai des yeux. Kaly avait disparu. Elle était assise près de nous et nous regardait avec une espèce de tendresse. De curiosité peut-être. Soudain, je réalisai qu’elle pouvait entendre les pensées d’Edward. Que disaient-elles ? L’empêchait-elle d’exercer, malgré lui, son pouvoir sur moi ?
Longtemps, nous ne parlâmes pas.
Quand le soleil fut totalement passé de l’autre côté de la mer, émettant un dernier rayon couleur émeraude qui fusa à la crête des vagues jusqu’à la plage, l’antique vampire rompit le silence.
« Vos existences sont bien tourmentées. Pourtant… vous êtes heureux. Vous avez plus de chance que beaucoup. Vos sentiments sont étonnamment réciproques malgré vos natures différentes. »
Ma main caressa le bras d’Edward.
« J’ai cherché Bella… toute mon existence, souffla-t-il d’une voix un peu cassée. Et je l’ai trouvée ! Je considère cela comme un vrai miracle. »
Son haleine avait caressé ma nuque. Un frisson parcourut mon dos. Je me laissai aller contre lui.
« Un miracle ? Peut-être… »
Kaly plissait les yeux. J’intervins :
« En plusieurs milliers d’années d’existence, vous n’avez jamais rencontré votre… âme sœur ? Vous ne pensez pas qu’on puisse partager son existence entière avec une personne ?
_ "L’âme sœur" ? C’est un concept intéressant. Mais… il y a plusieurs existences dans l’existence, non ? Surtout quand on vit aussi longtemps que moi.
_ Moi, je sais, affirma Edward, qu’il n’y aura jamais plus que Bella. »
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Il s’emplit de plaisir, mais j’aurais préféré qu’il ne dise pas ces mots. Peut-être, peut-être qu’avec le temps…
_ Excuse ma question, commença Kaly, mais… Bella, qui est le père de tes enfants ? »
Il me sembla que mon cœur se vidait soudain entièrement, comme percé d’une flèche qui aurait frappé à l’improviste. Le visage de Jacob explosa devant mes yeux. Et la peine, la peine immense. Je ne pouvais pas répondre. Je ne pouvais pas raconter.
« Un « transformateur » ?, murmura-t-elle. Qu’est-ce que… ? Oh, pardon ! »
Apparemment, Edward lui avait tout dit. Je me demandai de quelle manière il avait pu lui présenter Jacob. A travers sa pensée, j’imaginai que Jacob ne devait pas être tout à fait celui que j’avais connu. Je devais dire… dire qui il avait été en vérité.
« Il appartenait à un clan, une tribu indienne, les Quileutes, dont certains membres peuvent se changer en animaux. Des loups, plus particulièrement, mais pas seulement. Il est… il est mort pour me sauver de Jane, la sœur jumelle d’Alec, le Volturi qui nous a poursuivis jusqu’ici. C’est Aro qui les appelle des Transformateurs. »
Les yeux de la vampire étaient fermés. Peut-être étudiait-elle les images au travers des pensées d’Edward. Elle en apprenait davantage qu’avec des mots, et bien plus vite. Elle se trouvait plongée au cœur de notre intimité, de la mienne. Pourtant, je n’étais pas vraiment gênée : elle nous en avait assez dit à son propre sujet et je savais qu’elle ne nous jugerait pas. Quand elle rouvrit les yeux, elle souffla :
« Eh bien… des loups. Je connais cela. Il existait une lignée appelée les Neuri, dans une autre partie du monde. Ou encore les guerriers Ulfarks du nord. Les Nahuels… Ce sont tous des clans de mages qui ont surtout développé leur aptitude à changer de forme physique.
_ Nahuel ? », répétai-je.
Un flot de souvenirs me submergea. Nahuel était un hybride, dans mon rêve. Le seul qui ressemblait à ma fille Renesmée. Notre fille imaginaire, à Edward et à moi.
« Oui, Nagual ou Nahuatl, c’est la façon dont on nomme ces êtres à la double nature au Mexique, si je ne m’abuse. Cela te dit quelque chose ?
_ J’ai entendu ce nom, répondis-je, dans un de mes rêves.
_ Des rêves "révélateurs", sourit Kaly. Difficiles à démêler, n’est-ce pas, et très perturbants… ?
_ Vous connaissez ce phénomène ?
_ J’en ai fait l’expérience. Quand j’étais humaine. Les Telchines m’aidaient à comprendre leur sens. Mais certains éléments demeurent toujours énigmatiques. Et puis j’étais si jeune… encore une enfant. Les rêves sont apparus quand je suis devenue une servante de la Grande Mère et qu’on nous a initiées. Il y avait des jeûnes, des pratiques rituelles… J’ai commencé à savoir faire beaucoup de choses. Nos mages plaçaient de grands espoirs en moi. »
Apprendre que ce que j’avais vécu pendant quelques années existait bel et bien, que ce n’était pas seulement la manifestation d’une sorte de folie rampante comme je l’avais souvent pensé, que d’autres l’avaient aussi éprouvé… m’ôta un poids qui m’avait si longtemps accompagnée que j’en avais perdu la conscience. Je ne m’en rendis compte qu’au moment où il disparut. Entre mes épaules, quelque chose se dénoua. Je respirai mieux tout à coup. Je souris.

« Jacob…, repris-je et ma gorge se serra un peu, Jacob m’aimait, et aimait ses enfants, plus que sa propre vie. Il s’était imprégné de moi. C’était… irrémédiable. Il m’avait expliqué que j’étais son âme soeur. »
Le visage de Kaly prit une expression plus sérieuse tout à coup. Ses sourcils se froncèrent légèrement.
« Les mages… ne sont pas des êtres tout à fait libres. Tout comme nous… Les êtres « surnaturels » ont leur écueil. L’amour humain, l’attirance… enfin, il semblerait que nos natures réagissent différemment face à certains êtres humains. Mais cela n’a rien à voir avec l’âme sœur, ou la bashert, comme on l’appelle aussi dans certaines traditions, ce qui désigne l’être « destiné ». Les mages s’unissent aux êtres humains pour engendrer une descendance. Leur nature les lie à un homme ou une femme en particulier, celui ou celle qui sera le plus à même de lui donner les enfants les plus aptes, dont la physiologie laissera le mieux leur don s’exprimer. Ils ont toujours subi cette loi, et elle pourrait être considérée comme une malédiction de leur nature. En tout cas, elle semble due à l’interaction entre l’esprit qui est à l’origine de la lignée des mages et la nature humaine dans laquelle il s’est absorbé. Souvent, les mages ont gardé cette obligation de leur nature secrète. Ils ne cherchaient pas à imposer leur attirance aux êtres humains qu’ils avaient choisis, et les laissaient vivre leur vie. Ils les protégeaient cependant, et venaient les visiter, régulièrement, le plus souvent la nuit pour plus grande discrétion, leur donnant ainsi le sentiment de n’être que des rêves… Les humains les ont d’ailleurs nommés incubes et succubes, vous connaissez cela, n’est-ce pas ? Ils se rendaient bien compte que de leurs unions naissaient des enfants extraordinaires.
La nature des mages les pousse à la transmission, et c’est une transmission physique. La nôtre… la nôtre nous pousse à détruire ce qui nous attire le plus et c’est là notre malédiction. Ce sont deux manières différentes de rester tranquille, en quelque sorte, le plus efficacement possible. Pour nous également, il arrive qu’un humain nous attire de manière singulière et prodigieuse. C’est ce que l’on appelle l’enchantement, ou la cantante. Mais c’est encore une question de corps… et cela a son importance, une grande importance. Les corps humains chantent et nous attirent toujours irrésistiblement, nous comme les mages, car ils sont peut-être les réceptacles du divin. Cela, je ne saurais l’affirmer, mais c’est ce que laissent entendre les mythes. Cependant, la nature vampirique a une façon bien particulière de réagir face à ce phénomène : elle cherche à l’éliminer le plus rapidement possible, comme pour se punir elle-même, retourner à la solitude et au néant, consommer son plaisir et devoir endurer sa destruction, ou bien… ou bien certains vampires refusent d’y toucher, et choisissent de tourner simplement autour comme des papillons autour d’une flamme qui les brûle. De ce choix-là résulte une grande souffrance, mais un grand bonheur également. C’est le choix qu’avait fait Labryos. Et celui d’Edward aussi, apparemment. »
La joue d’Edward se posa contre mon épaule.
« Cela signifierait donc que ni l’imprégnation des Transformateurs, ni la cantante, ne sont un signe que le mage ou le vampire a bien trouvé celui ou celle à qui il est destiné ? »
J’étais intriguée par cette révélation. Kaly eut un léger mouvement de la tête.
« Eh bien, si, en quelque sorte… il a trouvé celui ou celle à qui son corps est destiné, dans cette vie en tout cas. Mais pour ce qui est de son âme… »
Elle sourit. Une lueur mystérieuse trembla dans ses yeux.
« C’est un peu plus compliqué que ça, ajouta-t-elle. Quand on est un être humain, on peut ressentir toutes sortes d’amour. Quand je l’ai rencontré, Labryos m’a attirée parce qu’il était avant tout un vampire. Et puis son comportement m’a profondément liée à lui. C’était une forme d’amour. Kûsh m’a fascinée, ensuite ; son charme et sa personnalité hors du commun m’ont subjuguée. Et c’était encore de l’amour ! Par la suite, j’ai rencontré d’autres individus qui m’ont fait ressentir des émotions très variées. Très puissantes. Et toujours si différentes…
_ Mais n’avez-vous jamais été sûre de vous trouver face à… un autre vous-même ?, susurra Edward.
_ C’est difficile à dire, répondit Kaly. Il y a tant de façon de s’aveugler… Et puis cela doit être très rare d’y parvenir réellement. Quoique cela ait toujours été un des buts de l’existence humaine. Vous que l’amour semble autant préoccuper, connaissez-vous l’histoire racontée par Platon ? Elle est assez célèbre. »
Le nom qui venait d’être mentionné ne m’était pas inconnu, il s’agissait d’un philosophe grec, j’en étais certaine. Mais il ne m’évoquait rien de plus. Edward, lui, acquiesça.
« Oui, dans son Banquet, un personnage explique pour quelle raison les êtres humains passent leur existence à rechercher leur « moitié ». Il prétend qu’à l’origine, les hommes étaient doubles, des androgynes, si je me souviens bien… et que leur créateur les a séparés. Depuis, ils se sentiraient incomplets, en quelque sorte.
_ Tout à fait, enchaîna Kaly. C’est ce que raconte Aristophane pour expliquer l’origine du sentiment amoureux qu’éprouvent les humains. Pour lui, ce que souhaite les hommes, c'est retrouver l’autre moitié de leur âme pour reformer l’être unique qu’ils étaient aux origines. Ce serait la seule chose qui permettrait à l’être humain d’atteindre la félicité. Un détail amusant est que Platon lui-même aurait été le descendant d’un être surnaturel, plus précisément, de celui qu’on appelait le dieu Apollon. Et savez-vous comment était surnommé ce dieu parfois ? »
Edward secoua imperceptiblement la tête.
« Une de ses épithètes était Apollon Lycien, le dieu-loup. Et il était aussi, bien sûr, celui du soleil et des prophéties… Enfin, cela n’a rien de réellement étonnant. La plupart des divinités ou des rois des anciens temps étaient très certainement des mages, comme je vous l’ai déjà dit. Ou des vampires, d’ailleurs… »





Chapitre 24 : Un monde nouveau/ A new world

Kaly souriait doucement. J’étais captivée. Etait-il possible que les hommes d’aujourd’hui ignorent tant de choses ? Ou bien était-ce préférable… Kaly avait l’air de le penser parfois.
« Les Indiens ont le même type de croyances, ajouta-t-elle. Ils pensent que les âmes se cherchent à travers leurs différentes réincarnations. Il leur est difficile de se trouver. Cela peut prendre plusieurs vies, ou même ne jamais se réaliser… Lorsqu’elles y parviennent, elles ont accompli leur karma et peuvent sortir du Samsara, le cycle des réincarnations, pour quitter enfin ce monde.
_ Et où sont-elles supposées aller ensuite ?, demandai-je.
_ Ailleurs… Elles sont délivrées. Et rejoignent le Nirvana. »
Le sourire de Kaly s’élargit.
« Je n’ai pas toutes les réponses et je ne peux attester de rien concernant cela. Je connais simplement de nombreuses légendes et j’ai vécu beaucoup de choses qui m’ont prouvé que certaines de ces croyances disent certainement vrai. »
Edward tressaillit.
« Comment cela ?
_ J’ai été le témoin de certains phénomènes et j’ai assisté à plusieurs cérémonies qu’on ne pratique plus aujourd’hui, sans doute, qui permettaient de découvrir et de comprendre certains mystères de l’existence. A cette époque, les mages pensaient encore qu’il était de leur devoir d’enseigner aux hommes ce qu’ils savaient. Ils se regroupaient, ils étaient forts et sages. J’en ai connu quelques uns d’extrêmement puissants. C’était avant qu’ils ne se décident à laisser les hommes maîtres de leur propre monde -puisqu’ils manifestaient leur désir d’indépendance de manière de plus en plus virulente- et qu’ils ne commencent eux-mêmes à oublier… Mais je peux affirmer avoir plusieurs fois rencontré des âmes réincarnées d’êtres humains que j’ai connus. Quand on traverse les siècles, c’est frappant. On le repère surtout chez les petits enfants. En général, les âmes se réincarnent dans leur entourage proche, ou dans un lieu particulier, en tout cas. Il arrive parfois qu’elle s’éloignent, pour certaines raisons… Les bouddhistes connaissent bien cela. La vie humaine est faite ainsi, c’est pour cette raison que les hommes ne devraient pas craindre la mort. »
Edward considérait Kaly avec insistance. Je sentais qu’il aurait voulu pouvoir être sûr de ses paroles. Il articula :
« Vous croyez donc en la réincarnation.
_ Je n’y crois pas. Je l’ai vu. Si tu y prêtes attention, tu le verras aussi. Rien ne disparaît vraiment dans ce monde, même si l’on ne s’en rend pas compte a priori. C’est ce qui fait son équilibre. Tout ce qui meurt, renaît. Ces mots ont été écrits sur mon corps, il y a longtemps. »
Du doigt, elle désigna quelques symboles sur son bras.
« Tout ce qui meurt… », répéta Edward et son regard se perdit au loin, bien au-delà des vagues qui s’assombrissaient doucement.
Le ciel était encore clair, mais les couleurs l’avaient quitté. L’océan était d’un bleu profond et métallique.
« Oui, souffla la petite vampire aux cheveux noirs, nous… nous ne mourons pas. Pour nous, il n’y a pas de renaissance, pas d’autre corps, pas d’autre vie, pas d’oubli, et il n’y aura jamais, non plus, d’ultime libération. Notre âme est définitivement enfermée dans notre corps de vampire immortel. Elle y est soudée avec force, rien ne saurait lui permettre de s’en détacher, à part la destruction, peut-être, mais cela, je ne peux le dire avec certitude. La nature vampirique empêche notre âme de quitter notre corps, comme elle peut le faire chez les humains ou encore, bien plus nettement, chez les mages. Je le sais, parce que, bien que cela apporte de grands pouvoirs, devenir vampire fait perdre la magie. »
Il me sembla, à cet instant, voir passer l’ombre d’un regret sur le visage de Kaly. Je ne comprenais pas vraiment à quoi elle faisait allusion. Je demandai :
« De quoi parlez-vous ? Quelle magie les vampires perdent-ils ?
_ Mais… »
Les yeux des Kaly s’agrandirent, scrutèrent mon visage, le tour de ma tête, m’enveloppèrent entièrement comme ils l’avaient fait quand elle nous était apparue au matin.
« Tu ne sais pas ce qu’est la magie ? Comment est-ce… ?
_ Tout le monde a entendu parler de la magie, repris-je, mais… c’est un doux rêve. Non ?
_ Mais dans quel monde incohérent vivez-vous !, s’exclama-t-elle. »
Elle était debout. Ses boucles lourdes tombant de chaque côté de ses épaules. Elle tendait une main vers moi.
« Veux-tu voir ?, prononça-t-elle d’une voix sans souffle.
_ Je… »
Je me retournai vers Edward. Je ne savais pas ce que je devais faire. Il caressa ma joue pour me signifier que ne n’avais pas à m’inquiéter, puis il leva les yeux vers Kaly.
« Où allez-vous ?
_ Juste au bord de l’eau, répondit-elle en tendant un index en direction de la mer. »
Alors je levai mes bras et Kaly saisit mes mains.



J’étais agenouillée au bord des vagues. La nuit était presque tombée. Déjà, le ciel d’un bleu profond, était constellé d’étoiles lumineuses, et les vagues scintillaient avec un murmure léger. Kaly se tenait derrière moi, mon dos touchait sa poitrine. Elle ramassa un petit caillou et le plaça dans ma main, puis elle étendit mon autre bras afin que mes doigts touchent l’eau.
« C’est très simple. Ne sois pas effrayée. Répète après moi. »
Elle se mit alors à prononcer des paroles dans une langue que je ne comprenais pas, et dont les sons ne m’évoquaient rien de ce que j’avais pu entendre jusqu’alors. Néanmoins, quand elle s’arrêtait, je répétais de mon mieux. Cela dura quelques secondes. A ma grande stupéfaction, la pierre qui reposait dans ma main gauche s’enflamma tout à coup. Je sursautai. J’avais ressenti sa chaleur dans ma paume. La petite flamme tomba dans le sable.
« Ramasse-la », suggéra Kaly à Edward.
Celui-ci glissa ses doigts sous la flamme vacillante qui jetait quelques lueurs bleues sur son visage.
« Remets-la dans sa main. »
Le feu revint dans ma paume, il brillait toujours. Je vis la peau d’Edward, légèrement noircie à l’endroit où il avait gardé un instant la pierre incandescente.
« Tu es brûlé !, m’inquiétai-je.
_ Ce n’est rien. Tu ne sens pas la chaleur, toi ? »
Je la sentais. Mais elle ne me faisait pas de mal.
« C’est ton feu, intervint Kaly, il fera ce que tu lui demandes. Répète encore. »
A nouveau, elle prononça quelques paroles que je reprenais après elle.
Dans ma main, la flamme se figea, comme si l’on avait arrêté l’image d’un film projeté sur un écran. Elle s’épaissit, changea de couleur, durcit. Une sensation fraîche envahit ma main. Je regardai plus attentivement : la flamme s’était éteinte. On aurait dit une délicate sculpture transparente. Une sculpture de glace.
Edward la contemplait avec attention. Je la lui tendis et il la reçut dans sa paume qui ne portait déjà plus aucune trace de brûlure. Il referma ses doigts autour de la forme, comme pour en éprouver la réalité, puis les rouvrit. Quelques traces humides se dessinaient déjà tout autour.
« Elle fond.
_ C’est normal, répondit Kaly en esquissant un petit sourire. Il fait assez chaud, me semble-t-il. »
Rien de tout ce qui venait de se produire n’était réellement inquiétant. Il y avait même eu une beauté certaine dans l’apparition de cette flammèche et sa métamorphose glacée. Pourtant, mon ventre s’était tendu et une grande sensation de vide était née en son centre. J’étais bouleversée.
Ce lieu… Kaly et ses révélations… Edward et moi pourrions-nous encore être surpris par quoi que ce soit à l’avenir ?
« Tu es douée, souffla Kaly. Et tu pourrais apprendre… Il est rare que cela marche aussi bien la première fois. Mais il est certain que tu es une vieille âme, tu n’aurais pas toutes les aptitudes que tu as, sinon.
_ Vous êtes magicienne ?, demandai-je.
_ Non, c’est toi qui l’as fait. Moi je ne peux plus. Mais je l’ai été, oui, quand j’étais humaine. Comme toi, j’avais naturellement plus d’aptitudes que d’autres, puis on me l’a enseignée. Mais je n’ai pas eu le temps d’apprendre grand chose. J’ai appris davantage, ensuite… Mais sans jamais pouvoir pratiquer par moi-même. Il faut une âme, ou un esprit, détachable pour cela. La nôtre ne l’est plus. »
Ses yeux rencontrèrent ceux d’Edward. Je compris qu’il devait penser, et qu’elle l’écoutait. Elle reprit :
« Oui, les vampires peuvent avoir de grands pouvoirs psychiques et émotionnels. Ils influencent l’esprit ou bien les sens, ils créent des illusions qui peuvent être terribles, parfois. Mais la magie… la magie contrôle la matière, le réel. Elle peut être utile à la vie. Elle permet d’avoir chaud quand il fait froid, de soigner lorsqu’on est malade, de manger ou de boire si l’eau ou la nourriture viennent à manquer. Elle a un côté… poétique aussi, je dirais. Mon existence m’a montré que les êtres humains qui possèdent une vieille âme, plus encline au détachement, sans doute, la pratiquent avec aisance. Mais ils doivent l’apprendre. Pour les mages, dont le corps ne retient quasiment pas l’esprit, elle est spontanée. Ainsi, ils peuvent facilement changer d’apparence, investir le corps d’autres êtres vivants et les contrôler, amener la pluie ou le soleil… Vous voyez, ce monde n’est pas vraiment celui dans lequel vous pensiez vivre, n’est-ce pas ? »
Elle avait raison. Les doigts d’Edward se refermèrent une nouvelle fois sur la petite forme humide et luisante. Il serra. Il y eut une sorte de crissement. Puis quelques paillettes de givre tombèrent en pluie fine sur le sable.



Un peu vers la droite, à l’horizon lisse de l’eau miroitante, un point lumineux apparut. Sa lumière était vive. Blanche. Il me fallut un instant pour comprendre que la lune se levait. Lentement, très lentement, une courbe nette montait de l’océan. Un disque. Enorme et fascinant. Un disque d’argent pur. La lune était pleine.
Sans que j’y prenne garde, ma pensée vola vers les falaises de la Push, vers Forks. Je revis la forêt.
« Savez-vous quelque chose au sujet des loups-garous ?, demandai-je soudain. Ceux que l’on appelle les Enfants de la lune. »
Kaly s’était allongée sur un flanc. Un bras replié soutenait sa tête. Le cercle lunaire se reflétait dans ses pupilles sombres. Sa voix eut une intonation presque étonnée.
« Tu connais les Enfants de la lune ? Tu ne sais rien de la magie, mais tu connais les Enfants de la lune… En reste-t-il beaucoup ?
_ Les Volturi pensaient les avoir tous éliminés, intervint Edward, mais ce n’est pas le cas, apparemment. Nous en connaissons un. Il souffre énormément de ce qu’il est. »
Kaly ferma les yeux.
« Je n’ai pas beaucoup fréquenté ces êtres, expliqua-t-elle les yeux toujours clos. Ils sont très dangereux, parfaitement incontrôlables lorsqu’ils subissent la métamorphose. Et la présence des vampires les déchaîne encore davantage.
_ Ils ne supportent pas les vampires…, repris-je. Celui que nous connaissons a effectivement… il s’est… »
Je ne parvenais pas à continuer. Je revis Jane disparaissant dans la gueule béante. Je me forçai cependant.
« Il a tué la vampire qui nous menaçait tous. Jane. Elle avait un pouvoir immense, mais elle ne pouvait rien contre lui.
_ Lorsqu’il est sous sa forme monstrueuse, un loup-garou n’est plus habité par son esprit, à ce qu’on m’a dit, reprit Kaly. Un vampire ne peut rien. A part chercher à le blesser physiquement, bien entendu. Mais il vaut mieux être nombreux pour espérer y parvenir. D’après ce que je sais, ils seraient le résultat d’une ancienne malédiction. La malédiction d’un grand mage, qui maîtrisait tout particulièrement l’orage et la foudre. Un mage-roi, un vrai dieu pour les êtres humains, sur lesquels il aurait régné des siècles durant.
Durant son règne, il aurait été amené à lutter contre une famille d’autres mages… dévoyés. Cruels et avides de puissance. Des mages qui voulaient acquérir l’immortalité des vampires. Qui avaient commencé à consommer du sang, comme eux, et même de la chair humaine. Il les aurait tous détruits, ne laissant survivre, à titre d’exemple, qu’un père et son fils. Le fils se nommait Nyctimos, si je me souviens bien. Comme ils s’étaient changés en loups pour lui échapper, ils les aurait privés de leur pouvoir et condamnés à se transformer en bêtes sauvages dépossédées d’elles-mêmes à chaque pleine lune, pour qu’ils se souviennent de leur faute. La sauvagerie est l’exact contraire de ce qu’est censée être la nature profonde des mages, tout comme la pleine lune n’est qu’un astre illusoire, un faux soleil. C’est d’avoir voulu suivre l’exemple des vampires qui les aurait conduits à ce malheur, aussi ils ne pourraient plus tolérer leur présence. Cependant, comme eux, ils se sont mis à transmettre leur nature par la morsure. Pour cette raison, les hommes les ont souvent associés, au point de les confondre parfois.
C’est tout ce que je sais à leur sujet. Mais… j’ai rencontré un mage. Un grand guérisseur. Le plus grand qui ait jamais existé, à mon avis. Je l’ai vu lever des malédictions, pratiquer des renversements... Une fois sur un Enfant de la lune. Et une autre sur un vampire. »
Edward se redressa.
« Comment ? Que dites-vous ? Serait-il possible… »
Il y eut un silence. Je compris que la pensée d’Edward devaient poser une multitude de questions que je ne pouvais entendre, mais que Kaly captait.
« Ne te laisse pas aller à l’illusion, lui répondit-elle effectivement. Cette science a certainement disparu avec lui. Je n’ai jamais vu personne d’autre réussir ce que Machiventa était capable de faire. Même s’il m’est arrivé d’assister à d’autres tentatives à l’issue… catastrophique.
_ Qu’avez-vous vu exactement ? », questionna un peu brusquement Edward. Son émotion était perceptible.
Je pris sa main. Il m’attira à lui. Kaly soupira.
« Pour ta tranquillité, je te conjure de ne pas espérer. Et je sais que tu as déjà commencé à le faire, pourtant. Tu dois cesser de regretter ta nature humaine, Edward. Elle t’a quittée, il y a déjà longtemps, et tu refuses de t’en rendre compte. Tu dois apprendre à accepter. »
La voix d’Edward retrouva son timbre doux et calme. Il serra mes doigts dans les siens.
« Excusez-moi. Je voudrais seulement savoir… vous avez assisté à tant de choses merveilleuses… »
Kaly le considéra un moment. Il y eut un nouveau silence. Que se disaient-ils ?
Au bout de quelques secondes, Kaly s’accroupit. Elle eut un geste, comme pour chasser un insecte invisible dans l’air.
« Je comprends la torture que cela doit être pour toi de ne pouvoir empêcher les pensées des autres de pénétrer ton esprit. Surtout lorsque certaines se font insistantes… Cela suffit. Je vais te dire ce que tu veux savoir. Pour autant, j’aimerais que tu sois convaincu que l’espoir… est vraiment le pire des maux. Et c’est un mal humain.
_ Je sais, articula Edward et il esquissa un petit sourire. »

Kaly leva légèrement un sourcil. Je me demandai si elle pourrait éprouver… de l’énervement, ou de la colère. Eprouvait-elle quoi ce soit qui s’approche encore des émotions que je connaissais ?
Sans autre réaction, pourtant, elle raconta.
« J’étais encore avec Kûsh quand j’ai rencontré Machiventa. Mon compagnon était attiré par tous les êtres puissants, et il avait une grande connaissance des sciences occultes. Sans pouvoir pratiquer lui-même ce qu’il savait. Souvent, j’ai pensé que c’était réellement préférable… Quand nous avons entendu parler de ce mage, nous sommes allés à sa rencontre. Il était particulièrement stupéfiant. C’était un homme bienveillant et généreux également, malgré son pouvoir. Il était… simple. Longtemps après, j’ai réalisé qu’il devait être pour moi un modèle. Et c’est sa pensée qui m’a soutenue, tout au long des siècles que j’ai traversés. Il m’a montré la voie… la mienne, même si ma nature diffère de celle des humains ou des mages. Nous sommes restés auprès de lui quelque temps. Il nous a accueillis. Il ne se défiait pas des vampires, il n’avait aucune raison de le faire. Il ne craignait personne. Il avait des fidèles, des humains, qui le vénéraient, et de nombreux mages recherchaient sa compagnie. Mais il n’enseignait pas particulièrement ce qu’il savait. Il disait que chacun, selon ses aptitudes, peut découvrir par lui-même, acquérir sa propre science, s’il sait se montrer à l’écoute. Il disait qu’il n’y a pas de secrets à découvrir. Que tout est là, qu’il n’y a qu’à regarder pour comprendre. Je saisis mieux aujourd’hui qu’alors ce qu’il voulait dire…
Il était très sollicité par les chefs de clans, les humains qui recherchaient le pouvoir, ou ceux qui se trouvaient dans le malheur. Mais il ne les aidait que lorsqu’il trouvait cela opportun. Un jour, pourtant, un Enfant de la lune lui a été amené. C’était une femme, qui venait de très loin. Elle avait tué ses propres enfants et avait demandé d’elle-même qu’on la mette à mort afin de ne plus commettre d’autres crimes. Cependant, on hésitait à accéder à sa demande car elle était la dernière descendante d’une lignée de grands rois. Après s’être longtemps entretenu avec elle, Machiventa avait jugé qu’elle méritait d’être délivrée de cette malédiction dont elle n’avait pas à porter le fardeau. Il était convaincu qu’elle serait une bonne reine et qu’elle devait pouvoir faire survivre la lignée de ses ancêtres qui s’étaient toujours montrés bons et justes. Personne n’a assisté au rituel qu’il a pratiqué sur elle, mais il a levé le sort. Kûsh m’a expliqué qu’il ne devait pas être trop difficile à un mage puissant de défaire ce qu’un autre avait fait. Que c’était plutôt une question de respect, de loyauté envers leur semblables, qui les empêchait de le faire habituellement.
_ Cette femme… elle est redevenue… normale ?, demandai-je ébahie.
_ Tout à fait. Elle est retournée dans son pays et elle donné naissance à un futur roi. Mais… nous avons appris par la suite que, quelques années plus tard, elle s’était donné la mort. Je suppose qu’elle a fait ce que son devoir lui ordonnait, mais que le remord ne l’a jamais quittée. »
Malgré la chaleur, un frisson glacé me parcourut. Je comprenais parfaitement la réaction de cette femme. Je la comprenais trop bien.
Quand je relevai mon regard vers elle, je m’aperçus que Kaly me regardait.
« Et en ce qui concerne le vampire ? »
Ma voix avait un son étrange, elle était presque éteinte.
« En ce qui concerne le vampire, poursuivit notre hôte avec une sorte de gravité, cela a dû être très différent… Machiventa en a subi lui-même les conséquences. Ce qu’il a pratiqué ressemblait davantage à un exorcisme, je pense. Encore une fois, personne n’y a assisté mais il m’a expliqué ensuite que, pour parvenir à renverser la nature d’un vampire, il fallait que quelqu’un d’autre accepte sa substance. Qu’elle ne pouvait pas être détruite, mais qu’elle devait être passée… ou assimilée par un autre être surnaturel. C’était précisément ce qu’il avait choisi de faire. Il savait qu’il était capable de l’absorber. Et cela m’a confortée dans l’idée que les mages et les vampires doivent avoir une origine commune.
Cependant, Machiventa a été très éprouvé par cette expérience, même si je suis convaincue que ce n’était pas la première qu’il pratiquait, et il s’est ensuite retiré du monde pour recouvrer ses forces. Il est parti, un jour, sans dire où il allait, afin d’être seul. Kûsh et moi ne l’avons jamais revu. Il m’avait semblé que la nature vampirique qu’il avait prise sur lui l’avait profondément changé. Peut-être lui fallait-il effectivement du temps et de la tranquillité pour se remettre, pour l’assimiler totalement, ou tout simplement apprendre à l’accepter et la surmonter.
Pour moi, l’exil de Machiventa a été un déchirement. Sa présence était un émerveillement de chaque instant. Il m’apportait une sérénité que je n’avais jamais éprouvée jusqu’alors. Les discussions que nous avions eues m’avaient profondément transformée et mon point de vue sur l’existence que pouvaient mener les vampires commençait à diverger radicalement de celui de Kûsh. Nous nous sommes séparés peu de temps après, d’ailleurs. »
Kaly leva ses yeux vers la pleine lune, plus petite à présent, qui s’élevait progressivement au-dessus des vagues d’encre. Un instant, elle me fit l’effet d’une petite fille abandonnée. Décidément, les vampires sont des créatures à l’apparence trompeuse. Edward semblait pensif. Comme pour lui-même, il murmura :
« Qu’est-ce qui a poussé Machiventa à accepter de pratiquer cet exorcisme ? Apparemment, ce n’était pas une bonne chose pour lui…
_ Il a été ému, souffla Kaly. C’est un sentiment que les vampires peuvent oublier. La pitié. Rares sont ceux de notre espèce qui demanderaient à redevenir humains… Mais c’est un père qui s’est présenté devant lui, cette fois-là, un père qui amenait son fils de cinq ans. L’enfant avait cinq ans depuis plusieurs années, déjà. La vie de cette famille était devenue un enfer, au point que les propres parents de cet enfant en arrivaient à regretter que leur clan soit parvenu à l’arracher aux griffes du vampire qui en avait fait sa proie. Un enfant-vampire est une aberration. Même les Volturi en sont convaincus. Le petit était, de plus, très intelligent et il souffrait déjà terriblement de sa nature. Machiventa n’a pas hésité une seconde. »
Edward hocha la tête. Il comprenait à présent. Kaly sourit.
« Machiventa était vraiment quelqu’un de très compatissant. Trop peut-être. Mais il est dans la nature des mages de s’inquiéter de l’existence humaine et de chercher à la protéger.
Avant de nous quitter, il m’avait demandé si j’avais déjà éprouvé moi-même le désir de retrouver ma nature première. Il savait que je regrettais de ne plus pouvoir pratiquer la magie et il sentait que l’existence que je menais avec Kûsh ne me satisfaisait pas. Mais… je lui ai répondu que la nature vampirique était un don, et qu’il me semblait que j’avais encore beaucoup à en apprendre. Ma réponse avait paru l’amuser, et il m’avait assurée que, plus tard, lorsque je serais prête, il m’aiderait. Il avait l’air d’en être tout particulièrement convaincu.
De toute évidence, il s’est trompé. Je suis toujours là. »





Chapitre 25 : Les âmes errantes/ Wandering souls


Edward secoua la tête. Ses mains remontèrent jusqu’à mes épaules.
« Moi, je donnerais n’importe quoi…, soupira-t-il, n’importe quoi pour redevenir humain. »
Kaly fit claquer sa langue. Son ton devint plus dur.
« Tu ne dois pas espérer y parvenir un jour. J’en ai vu… qui ont donné tout ce qu’ils avaient pour cela. Je l’ai vu assez rarement, mais c’est arrivé. Quelques vampires désespérés. Trop jeunes ou trop vieux. Il venaient réclamer à des mages ou à des sorciers humains qu’ils pratiquent sur eux les rituels qu’ils connaissaient, peu importe l’issue. La plupart de ces thaumaturges ne savaient pas vraiment ce qu’ils faisaient apparemment. Ils invoquaient Dieu et Diable, recouraient à des cérémonies impressionnantes, souvent sanglantes, dans des lieux qu’ils avaient consacrés. Les temps étaient sombres. L’oubli avait déjà gagné de nombreuses lignées de mages. D’autres se cachaient. Ceux qui acceptaient de tenter ces exorcismes étaient la plupart du temps corrompus. Ils cherchaient surtout à satisfaire le besoin de spectacle qui animait les hommes et leur permettait de s’enrichir tout en gardant un certain pouvoir sur eux. Et j’ai vu… les horreurs qui se sont produites. Certains vampires… sont tombés en poussière, d’autres ont perdu une part de leur être, et ont continué à vivre en fantômes pitoyables. Parfois, un humain qui se trouvait présent lors de la cérémonie perdait la raison également…
Toutes les autres tentatives auxquelles il m’a été donné d’assister ont été des échecs. Personne n’avait la science de Machiventa. C’est pour cette raison que je suis certaine qu’elle a disparu avec lui. A tout jamais. »
Edward ne répondit rien. Il appuya sa tête contre mon épaule. Découvrir qu’il était possible pour un vampire de retrouver son humanité mais que cela lui resterait pour toujours inaccessible devait lui être particulièrement douloureux. Le silence de la nuit qui nous entourait se fit oppressant malgré le spectacle du ciel magnifique qui s’offrait à nous. Alors, j’interrogeai à nouveau Kaly.
« Qu’avez-vous fait après avoir quitté Kûsh ? Vous avez traversé les siècles… seule ? »
Figée comme une antique statue de pierre, les mains posées sur ses genoux, elle fixait les reflets de la lune à la surface des vagues. Son visage s’anima pourtant. Son air se fit plus tendre.
« J’ai rejoint le père et son enfant… ceux qui étaient venus solliciter l’aide de Machiventa, en pays d’Ophir. Ils appartenaient à une tribu pacifique, qui vivait simplement. Je suis devenue leur protectrice. J’ai chassé le vampire qui les tourmentait. En échange, ils me donnaient leur sang pour que je puisse rester parmi eux. C’était leur choix, ils préféraient cela. Donner… et non pas qu’on le leur prenne, contre leur volonté. C'est avec eux que j'ai appris, progressivement, à résister.
L’enfant que Machiventa avait ramené à sa nature humaine a grandi, il a vécu, et quand sa vie s’est achevée, je l’ai vu réapparaître, avec certitude, dans un nouveau né du clan. Des jumeaux avaient vu le jour, ils étaient les fils du chef. L’un a succédé à son père, l’autre est devenu chamane. Ce dernier était sage, dès sa plus tendre enfance, et son frère était d’une grande intelligence. Son regard brillait… de la même manière, exactement, dont brillait celui de l’enfant que Machiventa avait délivré. Le chamane s’est montré spontanément tout particulièrement attaché à moi. Je lui ai enseigné ce que je savais. Et je l’ai vu revenir, lui aussi, à travers les âges. Parfois homme, parfois femme, mais toujours… toujours lui-même de manière si frappante ! Et toujours doué. Mais il fallait à chaque fois tout réapprendre, apprendre à marcher, à parler… parcourir le cycle de la vie. Il me semblait que quelque chose progressait pourtant. J’ai vécu dans cette tribu plusieurs siècles. J’étais bien, parmi eux. Je leur racontais leur propre histoire, ce que leurs ancêtres avaient vécu, j’étais à la fois leur protectrice et leur mémoire. Quand la vie de celui que je connaissais s’éteignait, je le recherchais parmi les nouveaux-nés, et je le trouvais ! Il me semblait que nous étions liés, que nous nous reconnaissions malgré le passage du temps et de la vie. Peut-être même nous étions-nous toujours connus.
Un jour, un nouveau-né m’a été présenté, et j’ai immédiatement compris qui il était. Cela s’était produit de manière beaucoup plus frappante que les autres fois. A cet instant, j’ai su que cet homme serait différent. Et il l’a été. Il s’appelait Soam. Il a été chef de son clan. Et un grand magicien. »
J’écoutais avec attention le récit de Kaly, mais elle se tut. Je ne compris pas immédiatement ce qu’il se passait. Ce ne fut qu’après avoir ouvert la bouche, que je réalisai ma maladresse.
« Votre relation avec cet esprit-là était extraordinaire, avais-je dit. »
La vampire ferma les yeux.
« Oui. Encore aujourd’hui je ne me l’explique pas. Elle a été ce que j’ai vécu de plus douloureux après avoir été séparée de mes enfants. Entre Soam et moi, il n’y a pas eu d’enchantement… c’était autre chose. On aurait presque dit qu’il n’avait pas oublié totalement celui -ou même ceux- qu’il avait été avant. C’était très troublant. Il avait une façon très étrange de se comporter, de s’exprimer. Il avait l’air d’être plus âgé. Même enfant. Il savait des choses, avant même de les avoir apprises. Elle lui semblaient évidentes, disait-il. Quand il est devenu un homme… il a commencé à me parler de ses rêves, de ce qu’ils lui montraient, de ce qu’il comprenait. Il n’a jamais eu besoin de le dire mais je sentais qu’il m’aimait. Et il savait que cet amour était réciproque. Je lui ai proposé de le changer à mon image, je voulais qu’il demeure avec moi. Il a refusé, cependant. Il a choisi de vivre sa vie d’homme, jusqu’à son terme. Il me disait qu’il m’avait cherchée et attendue, qu’il le ferait encore, et qu’il lui faudrait sans doute d’autres vies pour parvenir à me trouver vraiment. Jusqu’au dernier moment, je l’ai supplié d’accepter… Il est mort dans mes bras. Il est mort de vieillesse. Et je ne l’ai jamais vu renaître. Dans aucun de ses descendants, ni dans aucun nouveau-né de la tribu.
Je l’ai attendu quelques années… Mais… J’ai fini par supposer que son esprit était parti ailleurs. »
Les yeux de la vampire se rouvrirent. Ils paraissaient immenses soudain. Elle pencha légèrement la tête, comme si elle réfléchissait.
« Tu vois, Bella, si ce que tu appelles l’âme-sœur existe, il me semble que l’âme de Soam était celle qui correspondait à la mienne. Mais je l’ai perdu. »



Même si elle devait s’être détachée de tous les sentiments humains depuis bien longtemps, il me sembla que je percevais le manque que devait encore ressentir Kaly, ainsi que sa profonde douleur. Comment supporter de perdre finalement l’être que l’on aime ? J’avais connu quelques morts dans ma vie, elles avaient failli m’emporter. Je n’avais continué, tenu, que par et pour la vie que j’avais transmise, les vies, celles de mes enfants, par l’espoir qu’il m’avaient donné. Kaly avait perdu ses enfants également… Elle ne les avait jamais vu grandir, elle ignorait ce qu’ils étaient devenus. Comment supporter de rester encore… quand tout disparaît autour de soi ? Tout : le monde que l’on a connu, et ceux que l’on a aimés. Kaly était seule, et c’était cela, sa totale liberté. Moi, il me semblait que jamais je ne pourrais supporter de vivre ainsi. Heureusement, j’avais Sarah, Karel et Edward. J’avais ma mère, les Cullen, Billy, quelques amis… Mais pour combien de temps encore ? J’avais toujours tellement peur qu’il leur arrive quelque chose ! Très certainement, je n’étais pas libre, et je n’en pouvais plus de vivre dans la peur.
Encore une fois, mes pensées revinrent vers Jacob. Sa disparition m’avait anéantie mais, curieusement, c’était comme s’il ne m’avait jamais quittée. Je l’avais vu -que cela ait été une simple illusion ou non- et j’avais si régulièrement rêvé de lui ! Au fond de moi, je n’avais jamais pu être totalement sûre : ma vie avait-elle été destinée à Jacob ou bien à Edward ? Ma vie d’humaine… Se pouvait-il qu’elle appartiennent aux deux ? Ou bien n’y avait-il tout simplement pas de destin en définitive, seulement les choix que nous faisons ? Pourquoi m’étais-je toujours sentie poussée ainsi, alors, poussée avec tant de force ? Vers l’un, puis vers l’autre, dans telle ou telle direction, au point qu’il m’avait semblé que les décisions que j’avais prises, parfois -tant elles m’étaient apparues comme des évidences- n’étaient pas vraiment les miennes. Pas seulement…
Le père de mes enfants avait disparu… m’attendait-il, quelque part, comme il m’avait semblé le comprendre ? Attendrait-il jusqu’à ma mort ? Dans ce cas, si les Volturi décrétaient que je devais disparaître, je ne devais pas craindre de le rejoindre… Mais comment envisager de pouvoir être un jour séparée d’Edward ? A présent, je savais que cette idée m’était insupportable. Etrangement, malgré les décisions que j’avais prises et la route sur laquelle je m’étais engagée, elle l’était plus que jamais. Je voulais poursuivre ma vie avec Edward. Si je le pouvais.
Sans doute n’était-il donné aux âmes destinées -si cela existait vraiment, comme l’avait dit notre hôte- de se trouver qu’une seule fois sur cette terre… Soam était revenu à plusieurs reprises auprès de Kaly, pourtant, peut-être parce qu’il savait où la trouver, peut-être avaient-ils eu beaucoup de chance. Ou bien était-ce ce que nous faisions tous sans nous en apercevoir ? J’avais déjà eu ce sentiment, en quelques occasions… lorsque j’avais parlé avec l’esprit de Jacob, dans ma vision, et puis avec Billy et le vieux Quil à propos de la troisième épouse de Taha Aki. Si nous nous cherchions, à travers le temps et l’espace, et si nous parvenions à nous trouver… que pouvait-il y avoir de pire que de nous perdre à nouveau ?
Sans m’en rendre compte, je soupirai. Kaly tourna son visage vers moi.
« Tu es… triste ?
_ Je réfléchissais juste…, fis-je en tentant de me mettre à distance de mes émotions, et je me disais qu’il est bien difficile de comprendre le sens de notre existence.
_ Personne n’a jamais dit que c’était ce qu’il fallait chercher à faire. Il me semble que l’on peut comprendre certaines choses, mais que d’autres nous resteront à jamais inaccessibles. Alors, il ne sert à rien de les poursuivre. Parce qu’on en oublie de vivre. Je pense que la vérité n’est pas pour nous, et que nous devons parvenir, malgré notre orgueil, notre besoin de rationalité et notre soif d’absolu, à l’accepter. Nous devons juste… suivre notre route. Jusqu’au bout. »
Les paroles de Kaly étaient un réconfort inattendu, mais réel, pour ma pensée tourmentée. Sans apporter de réponse précise à laquelle se raccrocher comme à un rocher solide lorsqu’on croit basculer dans un précipice, elles engageaient plutôt à lâcher prise, assurant que la chute ne serait pas aussi terrible qu’on pouvait se le figurer, qu’il n’y en aurait peut-être même pas. Que ce que l’on s’imaginait comme un vide ou un gouffre béant s’ouvrant sous nos pied n’était qu’une illusion due à l’obscurité de la nuit dans laquelle nous nous trouvions et qui nous aveuglait. C’étaient de véritables paroles de sagesse.
Elles faisaient écho, aussi, à des mots que j’avais déjà entendus, il y avait longtemps à présent, dans l’autre nuit d’une forêt obscure… Le souvenir de Jacob ne quittait plus mon esprit.
Je sursautai quand Edward déposa un baiser léger sur ma joue. J’eus soudain le sentiment de l’avoir trahi… quelques secondes. Un vieux sentiment. Quelle souffrance pour lui s’il avait pu avoir connaissance de ma pensée ! Pour le coup, j’étais soulagée que ce ne soit pas le cas. Il considéra Kaly avec une sorte de gratitude.
« Le temps que vous avez traversé vous a au moins permis d’échapper aux tourments des pensées et des sentiments humains. Tout glisse sur vous. Vous n’éprouvez ni douleur, ni remords, ni regrets. Vous êtes en accord avec vous-même. Vous ne désirez plus ni n’espérez rien. Vous êtes parvenue à une sérénité enviable.
_ Ce n’est pas le temps qui a fait de moi ce que je suis. Mais les expériences que j’ai faites et la manière dont je vis.
_ Que ressentez-vous lorsque vous arrêtez de vous nourrir, que vous êtes purifiée du sang des créatures vivantes ?, demanda-t-il en fronçant légèrement les sourcils comme s’il ne parvenait pas à se représenter ce dont il pouvait s’agir. Vous avez dit que c’est l’état que vous aimez par-dessus tout… Qu’il vous permet de voir vraiment. Que voyez-vous au juste ? »
Kaly ne répondit pas immédiatement. Le regard baissé, elle paraissait réfléchir. Je me demandai si elle n’hésitait pas un peu à répondre. Tout à coup, elle leva ses yeux sur moi.
C’est assez difficile à décrire. Je vois… ce que l’on ressent d’ordinaire. Chaque élément du monde dégage une énergie, possède une beauté dont on ne perçoit habituellement qu’une partie. Les sons, les couleurs, ne sont plus si fixes. Je vois… ce qui vibre. Je vais te montrer. »
Durant quelques secondes, Edward s’absorba dans la pensée de l’antique vampire. Ses traits se détendirent, son regard étaient loin, plongé à l’intérieur de lui-même. Sa bouche s’ouvrit légèrement.
« Merveilleux… », chuchota-t-il d'une voix anormalement lente.





Chapitre 26 : L'esprit-lié/ Bound-spirit




Kaly contemplait la nuit, l’étendue du sable où venaient rouler les vagues tranquilles, puis son regard se posa sur mon visage.
« Quoi ? », fit Edward.
Comme s’il revenait d’un long voyage, il me dévisagea avec surprise. Il étudiait mes traits. Je vis ses yeux chercher autour de mon visage, me scruter, de la même manière que ceux de Kaly avaient pu le faire.
« Que se passe-t-il, Edward ? »
Il tendit un bras et le passa au-dessus de ma tête comme s’il avait perçu un fil invisible dont il essayait de s’emparer.
« Je l’ai vu dès que je me suis approchée de vous, déclara Kaly. Je ne le vois plus maintenant que j’ai bu, mais je suis sûre qu’il est encore là. Il est lié à elle.
_ Qu’est-ce que c’est ?, interrogea Edward stupéfait.
_ Un esprit. »
Je tressaillis. De quoi parlaient-il ?
« Mais… que… ?
_ Il y a quelque chose autour de toi », articula Edward.
Il semblait à la fois fasciné et inquiet.
« Il est tout à fait bienveillant, précisa Kaly, je l’ai senti. Il n’y a pas lieu de t’alarmer, Edward. Mais je ne peux pas te dire qui il est. Seule Bella est en mesure de le faire.
Edward me regardait avec une telle consternation que ma bouche s’ouvrit toute seule. Je sentis que j’écarquillais les yeux.
« Bella ? »
La voix douce d’Edward m’engageait à expliquer. Mais je ne savais quoi répondre. Je balbutiai.
« Un… un… esprit… ?
_ Ne le sais-tu pas toi-même, Bella ?, demanda Kaly, ce serait étonnant. N’as-tu jamais vu… ou entendu quelque chose d’anormal… ? »
Je pris mon visage dans mes mains. Etait-il possible… ? Possible que je ne sois pas folle en définitive ? Mais alors…
« Jacob, soufflai-je. Cela ne peut être que lui. »
Edward s’était pétrifié. Malgré l’obscurité, je distinguais la lueur de ses pupilles. Oh, comment allais-je pouvoir lui dire… ?
« Il faut que tu expliques, Bella. »
Sa voix était tendre. Allait-il m’en vouloir ? Je me sentais si coupable tout à coup. Je n’avais pas voulu lui mentir, je croyais… perdre la raison. Je ne voulais pas… que cela soit vrai.
« J’ai vu Jacob, soufflai-je soudain hors d’haleine. Je l’ai vu deux fois. La première, juste après la cérémonie funéraire. La seconde, dans la forêt, quand je suis allée présenter Sarah et Karel à Billy. Je croyais… je croyais… que j’hallucinais, Edward ! J’avais tellement peur que la douleur me rende folle ! Je me disais que c’était sans doute un rêve éveillé. »
Mes yeux cherchaient le soutien de ceux de Kaly. La tête légèrement penchée, les paupières étirées vers ses tempes, elle me considérait avec attention. Elle avait l’air réellement intriguée. Edward posa sa main sur mon cou.
« Mais pourquoi ne pas me l’avoir dit, Bella ?
_ Je ne sais pas… Je suppose que… je ne voulais pas y croire. Tu comprends ? Les choses n’étaient pas à leur place ! Et puis, j’avais peur de te faire de la peine… que tu croies que je n’arrivais pas à… me défaire… de l’idée… »
Mes larmes avaient roulé et je ne m’en étais même pas aperçue.
« Tu as vécu tout ce temps, seule avec ce poids, murmura Edward en me serrant contre lui. Oh, Bella ! »
Je me laissai aller dans ses bras. Il avait raison. Avec ce que je venais de lui avouer, le dernier poids que je portais en moi s’en était allé. Et il l’avait vu ! Ils l’avaient vu tous les deux. Je n’étais pas démente ! Je me sentais épuisée. Epuisée mais tellement soulagée !
« Il est étrange que tu sembles aussi surprise, Bella, entendis-je la voix de Kaly déclarer. Pour s’attacher un esprit, celui d’un être vivant, il faut le faire volontairement, et par un rituel magique. Pour cette raison, je suis étonnée que tu dises n’avoir jamais pratiqué la magie… Aurais-tu été abusée ? »
Doucement, je me détachai de l’étreinte d’Edward.
« Je n’ai… », voulus-je protester mais je n’allai pas plus loin.
Kaly et Edward étaient suspendus à mes lèvres.
« Est-ce qu’une cérémonie de mariage pourrait être considérée comme un rituel magique ?
_ Bien sûr !, s’exclama Edward. Vu l’effet qu’il a eu sur toi, il n’y a pas à en douter !
_ Quel effet ? Et de quel rite s’agissait-il au juste ? »
La curiosité de la vampire aux lourdes boucles noires était clairement perceptible.
« Bella a épousé Jacob, déclara Edward, selon le rite de son peuple, les Quileutes. Je ne sais pas ce qu’il lui a fait exactement, mais elle n’a plus été elle-même pendant des jours ensuite ! Elle avait l’air… envoûtée. Elle donnait l’impression… d’être quelqu’un d’autre ! Bella, tu n’as jamais voulu me dire… »
Il saisit mon bras.
« Elle a gardé une plaie qui a mis longtemps à cicatriser. Trop longtemps. »
Kaly se pencha vers moi. Son pouce, léger, suivit la marque très nette, en forme de croix, sur mon bras.
« Des mages… des mages oublieux, murmura-t-elle, et votre cérémonie de mariage est un rituel d’attachement !
_ Que voulez-vous dire ?
_ Vous avez partagé l’eau et la nourriture, vous avez échangé vos sangs et vous avez attendu le retour de la lumière.
_ C’est exactement ça !
_ Il t’a créé un fylgjur.
_ Euh ?
_ Un esprit protecteur, ce qu’on a pu appeler à tort un « ange gardien », parfois. Mais… qu’il te suive jusqu’ici n’est pas commun. En général, ils sont plutôt attachés à un territoire, ou à un lieu sacré. »
Je comprenais. Je comprenais tout à présent.
« Jacob… enfin, son esprit, m’a expliqué qu’il ne pouvait m’apparaître que sur leur territoire. Par contre, il m’a dit qu’une… partie de lui restait attachée à moi où que je sois. Qu’il ressentait mes émotions, qu’il cherchait à m’apaiser.
_ C’est son rôle. Il est lié à toi jusqu’à ta mort. Cependant, il ne devrait pas pouvoir te suivre si loin… Il doit y avoir autre chose. Sous quelle forme t’est-il apparu ? Vent, lumière ? Ou bien as-tu seulement entendu sa voix ?
_ Non, je l’ai vu lui. Il est venu d’abord grâce à une louve, qui l’a accueilli, comme il m’a expliqué. Une autre fois, c’était un rapace. Et puis… il en est sorti. Il était lui-même. Enfin, presque. Mais il se ressemblait tout à fait. Et nous avons parlé un moment. »
Kaly fronçait les sourcils.
« Tu dis qu’il avait investi le corps d’animaux et qu’ensuite il a repris sa propre forme physique ? Comme… comme un mirage en quelque sorte ? Et que vous avez eu toute une conversation cohérente ?
_ Oui. Deux fois. Mais… il oubliait, progressivement certaines choses. Et semblait se souvenir d’autres, par contre… La seconde fois, il m’a aussi appelée par un prénom indien que je n’avais jamais entendu… »
Kaly paraissait de plus en plus surprise. Elle remua légèrement la tête.
« Je ne comprends pas », lâcha-t-elle, en se mettant soudain debout.

L’antique vampire se mit à marcher vers le rivage, très, très lentement. Ses pieds étaient baignés par les longues vagues qui s’échouaient sur la grève avec un petit frémissement sonore.
« Ce qui est anormal, expliqua-t-elle au bout de quelques secondes, c’est qu’il se manifeste à la fois comme une âme séparée de son corps physique et comme un esprit simplement détaché, comme pourrait l’être celui d’un mage qui possède, pour un moment, le corps d’un animal, par exemple. »
Je tournai mon visage vers Edward. J’avais l’impression que ce que je venais de dire perturbait beaucoup Kaly. Lui, la regardait attentivement.
« C’est un réel problème ?, finis-je par demander.
_ Un problème ? C’est juste… parfaitement incohérent. Les esprits des morts qui ont été liés aux vivants par magie ne se manifestent pas à eux sous leur ancienne apparence. Et ils ne "discutent" pas ! Ils se contente de veiller sur eux, de les détourner du danger et de les réconforter. Parfois, on entend quelques paroles, on voit une lueur, on sent un parfum. Ils savent des choses que seules les âmes peuvent savoir -ils se souviennent de leurs existences antérieures ou connaissent même l’avenir, paraît-il !- et en aucun cas ces éléments-là ne sauraient être révélés aux vivants ! Quant aux mages, dont les esprits peuvent, pour un certain temps, quitter leur corps physique, de manière beaucoup plus libre qu’aucun homme ne saurait le faire, ils ne se montrent pas, eux, attachés tout particulièrement à l’esprit d’un être humain. De plus, ils ont besoin d’être bien vivants pour pouvoir exercer leur pouvoir… Il y a quelque chose que je ne saisis pas.
_ Jacob… oubliait peu à peu qu’il était Jacob, ajoutai-je, mais il m’engageait à poursuivre ma vie, sans regarder en arrière. Il me semblait assez différent, peu à peu… il a dit qu’il était "détaché" de moi. Quand il m’est apparu, accompagné de la louve et du pygargue, il m’a aussi expliqué qu’il pouvait se diviser jusqu’à cinq fois, pour être en même temps près de moi et voir le monde à travers les yeux de plusieurs animaux. Il avait l’air particulièrement… confiant et exalté. »
Kaly s’était immobilisée.
« Il a dit « cinq » ?
_ Oui. Pourquoi ?
_ Un mort n’a pas de cinquième corps.
_ Excusez-moi, je…
_ On attribue à tout être humain cinq corps, enfin, cinq parties, qui seraient les composantes de son être. La première, est le corps physique. Une fois mort, il ne devrait logiquement en rester que quatre… et même moins puisque parmi les trois restantes se trouve l’image, celle qui se détache du corps avec l’esprit et qui devrait aussi disparaître avec lui... alors que c'est elle que tu as vu. C’est parfaitement incroyable ! Je me demande bien…
_ Vous… vous êtes spécialiste de ce genre de… science ?
_ C’est ce que l’on m’a appris quand je suis devenue prêtresse. Par la suite, j’ai appris d’autres choses encore, en découvrant certaines pratiques, mais je n’ai pas passé mon existence de vampire à m’intéresser aux esprits, non. Ce sont plutôt les mages qui s’en préoccupent. Ou les sorciers humains. »
Elle fit une pause. Puis, l’expression de son visage changea. Elle apparut, à genoux, face à moi. Ses mains se posèrent sur mes joues.
« Quand vous avez parlé, et qu’il t’a appelée par ce prénom que tu n’avais jamais entendu auparavant, t’a-t-il révélé quoi que ce soit concernant le passé ou l’avenir ? T’a-t-il… donné son nom ? Son nom véritable ? Souviens-toi, réfléchis bien ! »
Sous l’effet de la surprise, je sursautai. L’attitude de Kaly me troublait.
« Non. Il n’a rien dit. Il avait l’air de vouloir mais… il est resté très mystérieux. »
Une ombre de déception passa sur le visage de la vampire.
« Cela aurait été impensable, de toute manière, souffla-t-elle.
_ Que va-t-il advenir de lui ?, m’inquiétai-je. Est-il… perdu ou damné ? »
Kaly sourit.
« Ni "damnation" ni rien de ce genre, Bella. Il ne lui arrivera sans doute pas autre chose que ce qu’il t’a annoncé. »
Basculant sur un flanc, Kaly reprit sa position face à la mer.
Edward eut un petit rire, entre stupéfaction et admiration.
« Vous êtes un véritable puits de science… Carlisle serait très honoré de faire votre connaissance. Vous devriez… vous devriez nous accompagner jusqu’à Forks. Je suis persuadé que les Volturi nous laisseraient définitivement tranquilles si vous demeuriez avec nous. »
Kaly rit à son tour.
« Cette dernière raison pourrait me tenter… Cela fait longtemps que je ne me suis pas… amusée. Votre ville est-elle près de la mer ?
_ Oh, oui !, fis-je avant de me rendre compte que les Quileutes n’accepteraient sans doute pas un vampire à la Push. En tout cas, elle n’est pas loin. Mais l’océan est froid et souvent déchaîné, là-bas.
_ L’océan reste l’océan… Cependant, comme je vous l’ai déjà dit, je suis certaine que ma place est ici, loin de mes semblables. De plus, ma présence auprès de vous pourrait être perçue comme une provocation. Et j’ai perdu le goût de la lutte.
_ Vous nous avez tellement apporté, déjà !, soufflai-je. Nous ne saurions jamais assez vous en remercier. Il est même incroyable que vous vous soyez intéressée à nous…
_ Remercier ? »
Kaly rit tout à fait.
« Croyez vous que je n’aie pas de temps à perdre ? Que je n’aie pas que cela ? Vous avez été très… divertissants pour moi. Un agréable moment, vraiment. Et… très intrigant, également. »
Le menton appuyé sur son poing, notre hôte s’absorbait dans ses pensées.

L’idée de devoir quitter cette île me chagrinait, mais il allait bien falloir nous y résoudre. Nous ne pouvions passer notre existence auprès de Kaly, même si ce qu’elle m’avait montré, ce dont j’étais apparemment capable sans le savoir, était tout à fait fascinant. Je sentais que j’aurais aimé qu’elle m’apprenne… Peut-être le pourrais-je par moi-même, en travaillant, en faisant des recherches ?... Si j’en avais l’opportunité, bien entendu. Je voulais tant rentrer à Forks également, retrouver Sarah et Karel ! Malgré le danger qui nous menaçait, qui nous tomberait peut-être dessus dès que nous aurions commencé à nous éloigner. Nous allions devoir affronter ce que l’avenir nous réservait.
Je n’aurais plus peur de l’esprit de Jacob, à présent. Je retournerais le voir pour lui poser toutes les questions qui ne m’étaient même pas venues à l’esprit quand il s’était présenté à moi. Pourquoi ne lui avais-je pas demandé si nos âmes étaient réellement les deux moitiés d’un même être, comme il avait pu me le déclarer de son vivant ? J’avais besoin d’avoir cette certitude, ou son démenti. La dernière fois qu’il m’était apparu, je l’avais presque rejeté, je m’en voulais profondément. Peut-être ne reviendrait-il jamais là où je l’avais vu… Il n’était pas conscient du temps qui passait, à ce qu’il m’avait dit, et je lui avais laissé entendre que je préférais ne pas le revoir.
A cette pensée, une angoisse me saisit. La mort nous attendait sûrement, dès que nous aurions quitté la protection de Kaly. Tout ce que j’imaginais, tout ce que je venais d’oser espérer, je n’aurais très certainement jamais la possibilité de l’accomplir. Si Jacob était à présent un esprit protecteur, il devait pouvoir veiller sur mes enfants, et peut-être pouvait-il encore répondre à mes questions. Je voulais lui demander de me pardonner, aussi, pour mon attitude stupide.
« Savez-vous, demandai-je en m’adressant à la statue aux longs cheveux ondulants dressée sous la lune, savez-vous s’il m’est possible de communiquer avec l’esprit de Jacob, ailleurs que sur le territoire des Quileutes ? Depuis ici, par exemple ? »
Edward se pencha vers moi. Ses sourcils se rejoignirent en accent circonflexe, il paraissait perplexe.
« Mais, Bella, pourquoi ?
_ Edward…, je me disais que… nous ne rejoindrons certainement jamais Forks. Les Volturi nous attendent, sans doute. Dès que nous nous éloignerons de cette île… Et je voudrais demander certaines choses à Jacob. J’ai besoin de réponses, de certitudes. »
Kaly s’était un peu retournée vers moi. Elle me regardait d’un air sévère, mais une lueur dansait dans ses prunelles.
« Ce n’est pas une chose facile, Bella. Que crois-tu demander ? Tu souhaites pouvoir parler avec un esprit ! Te rends-tu compte ? »
Je me sentis honteuse soudain. J’avais découvert tellement en quelques heures… je ne savais plus trop où étaient les limites.
« Excusez-moi, soufflai-je, j’ai pensé que vous saviez faire cela. »
Kaly haussa légèrement un sourcil.
« Je le sais. Mais il ne suffit pas de quelques formules magiques ! Il te faudrait détacher ton esprit de ton corps et cela… peut se révéler très dangereux. C’est extrêmement dangereux, pour te dire la vérité. C’est quelque chose qui s’apprend, qui se pratique longuement avant de pouvoir être maîtrisé. C’est ainsi que les maîtres yogi ou les lama accompagnent leur propre mort lorsqu’ils la sentent venir.
_ Ah… je suis désolée. »
Dans mon innocence, j’avais fait la preuve de ma totale inconscience et de mon ignorance. Au bout de quelques secondes, pourtant, je relevai les yeux vers Kaly. Edward posa sa main sur mon épaule.
« C’est une très, très mauvaise idée, Bella. »
Décidément, il me connaissais bien.
« Je n’ai aucune pratique, repris-je en prenant l’air le plus persuasif possible, mais vous pourriez peut-être me contrôler ? Vous avez montré que vous en êtes capable. Est-ce que ce ne serait pas plus facile dans ce cas ? »
La lueur dans les yeux de Kaly vacilla.
« Oh, oui, susurra-t-elle sur un ton qu’elle n’avait jamais employé et qui me glaça, je peux sans difficulté te pousser à éjecter ton esprit de ton corps... Là, n’est pas le problème. La difficulté est de te donner envie de revenir, ensuite. Il faut posséder un esprit particulièrement fort pour y parvenir par soi-même et… malgré ton don particulier, je ne sais pas si c’est le cas. Pas encore, peut-être.
_ Pourquoi serait-ce si difficile de revenir ?, m’étonnai-je. J’ai d’excellentes raisons de rester dans ce monde.
_ Parce que se retrouver à l’état de pur esprit, en conscience, est la sensation la plus délicieuse, la plus enivrante et la plus étourdissante qu’un humain puisse éprouver. Beaucoup de ceux qui ont tenté l’expérience ne sont jamais revenus.
_ Et que sont-ils devenus ?
_ Leur corps est mort. De faim, de froid… attaqué par des animaux, car laissé sans défense. Le décalage temporel est extrêmement trompeur, également. Et il n’est en général pas possible de ramener, extérieurement, un esprit dans son corps. De le forcer à le réintégrer. En tout cas, personne ici n’a le pouvoir de contrôler ton esprit. Tu le sais. Il te faudrait donc te débrouiller seule. »
Je hochai la tête. J’entendais bien tout ce que Kaly expliquait. Et, finalement, il me sembla que j’avais peut-être tout simplement le choix. Toujours le même. Entre la mort… et la mort. Cela ne différait pas de l’état d’esprit dans lequel j’étais lorsque nous étions arrivés sur cette île. La boucle était bouclée.
« Edward ? »
Je me tournai vers lui. Ma voix ne tremblait-elle pas un peu ?
« Est-ce que tu me tiendras dans tes bras ? »
Il était consterné.
« Mais enfin, Bella ! Tu ne vas pas faire ça, voyons ! »
Malgré sa protestation, au ton presque suppliant de sa voix, je savais qu’il avait cependant déjà tout compris.





Chapitre 27 : Hors de soi/ Self exit




Allongée sur le sable doux, je contemplais les étoiles. Elles étaient innombrables malgré la lune pleine. Autour de celle-ci, la lumière était bleue, un bleu pâle, glacé. Je fixais l’astre mort, les taches sombres des mers asséchées qui dessinaient des formes chimériques, le halo vaporeux tout autour, et l’obscurité profonde, très vite, dès que le regard s’en éloignait. Ma tête reposait sur les genoux d’Edward dont les paumes entouraient mon front. Ses doigts caressaient un peu mes cheveux, très, très doucement. Kaly était agenouillée à ma droite, légèrement penchée sur moi, ses mains à peine posées au-dessus de mon nombril. Elle m’avait demandé de me détendre. Mon estomac avait émis quelques gémissements sonores. J’étais affamée. Mais la vampire avait jugé cela plutôt positif : elle avait expliqué que non seulement j’étais plus « légère », et donc moins emprisonnée dans mon corps, mais encore que l’urgence de la faim que je ressentais me pousserait à avoir davantage conscience de lui. Je serais par conséquent moins encline à l’abandonner. Je ne comprenais réellement pas ses craintes. Revenir parmi eux, après avoir pu parler à l’esprit de Jacob, me semblait une évidence. Comment pourrais-je envisager une seconde de laisser derrière moi Edward et mes enfants ? Kaly m’avait cependant longuement mise en garde.
« Focalise-toi sur ton but, avait-elle dit, ne t’éloigne pas de l’idée qui t’a poussée. Pose les questions qui te hantent et repars. Ne te perds pas dans la contemplation de ce que tu vas découvrir autour de toi, ne te mets pas à goûter ce que tu vas ressentir. Essaie de l’ignorer. Et surtout, pense que tu dois faire vite. Tu vas passer hors du temps, mais tu dois rester consciente qu’il existe toujours pour ton corps… Pense à ce qui te retient ici, à ce que tu aimes dans ta vie, donne-toi envie de revenir. Tu dois faire ce que je te dis, tu m’entends ? Et tout… se passera bien. »
J’avais acquiescé. Le ton de Kaly laissait suffisamment entendre que ce que je m’apprêtais à faire était très sérieux. Elle avait accepté de m’aider, néanmoins. Elle semblait avoir confiance… Mais je ne pouvais déterminer si c’était en moi ou en elle-même.
Elle se mit à me parler, d’un ton très doux, me demandant de rester concentrée sur sa voix, et de ne pas résister. De me laisser progressivement aller. Je l’écoutai. Je percevais la musique de son timbre, qui se faisait de plus en plus enchanteur. Je sentais sa puissance aussi. Je sentais qu’elle me poussait, imperceptiblement d’abord, puis avec davantage de force. Je n’aurais certainement pas pu résister, de toute manière, et, bientôt, je sentis que je glissais, de plus en plus vite, que je m’absorbais à l’intérieur de moi-même, en mon centre, comme attirée irrépressiblement par un vide immense.

Soudain, je perçus une impulsion. Violente. Il me sembla que je devais m’être pliée en deux sous l’effet d’un spasme intense. Le même qui avait donné naissance à mes enfants. La sensation que j’avais éprouvée alors était tout à fait similaire, mais avant qu’elle ne s’apaise tout à fait, je ne ressentis plus rien. Et je compris que je m’étais moi-même expulsée de mon propre corps. Dire que je ne percevais plus rien n’était pas tout à fait exact, en fait. Je me sentis m’élever d’un coup, monter, monter… et je découvris le monde autour de moi. Un monde tout à fait nouveau. Qui n’avait absolument rien de semblable avec tout ce que j’avais toujours connu. Je voyais… je voyais tout à la fois ! Sans rien voir. Je ressentais l’horizon tout autour de moi, je sentais la vibration de la vie. Partout. Plantes, air, lumière. Il n’y avait plus d’obscurité. Tout était brillant. Tout était magnifique ! Je voulus monter encore, mais j’eus l’impression que quelque chose me retenait. Et puis je commençai à discerner, tout près de moi, tout autour de moi, une sorte de chaleur… Une joie.
Jacob ?... Jacob où es-tu ?
Une présence heureuse irradiait avec force. Elle me procurait une sensation… j’avais envie de rire. Je me sentais si bien !
Mais que fais-tu ?
Au-dessus. Il était quelque part au-dessus de moi. Pourquoi ne le voyais-je pas ?
Il n’y a rien à voir. Que fais-tu là, Omemee ? Retourne là d’où tu viens. Ta place n’est pas ici.
J’entendais sa pensée. Une pensée sans voix, et un être sans visage. Un être dont je percevais pourtant l’essence profonde. Si familière… Celle que j’avais toujours connue.
Oh, Jacob, c’est merveilleux de pouvoir te sentir ! Et tout est si… tout est sublime. Que le monde est beau ! Pourquoi ne le sait-on pas ?
Les ondes chaleureuses se rapprochèrent.
Va-t-en vite ! Pourquoi risques-tu toujours autant ta vie ? Tu l’as toujours fait.
Les paroles étaient calmes, même si ce qu’elles disaient aurait pu ressembler à un reproche.
Tu me manques, Jacob ! Je voulais te demander de me pardonner d’avoir eu peur… De ne pas avoir compris, de ne pas avoir trouvé la force…
Une pulsation. L’espace autour de moi émettait une pulsation sonore.
Il faut que tu arrêtes de regretter, Bella. Il n’y a rien à regretter. Avance. Simplement.
Je voulais… je voulais m’approcher encore. Mais je ne pouvais pas monter davantage.
Arrête ! Tu te mets en danger. Tu n’es pas à ta place ici. Pas encore.
Pas à ma place ? Bien sûr que si ! Il ne pouvait rien y avoir de plus accueillant… de plus réconfortant. C’était comme si toutes mes craintes, toutes mes douleurs, tous mes doutes avaient cessé d’un coup. Je me sentais libre, enfin.

Que fais-tu là ?
L’esprit avait vibré avec davantage de force. Il n’était pas seulement celui que j’avais connu. Je le compris en un instant. Moi-même… moi-même je commençais à retrouver… des émotions qui m’apparaissaient comme des évidences. Je savais tant de choses… et je les avais oubliées ! Un peu confusément, encore, comme prises dans un épais brouillard, des idées me venaient, des pensées… Que se passait-il ? J’allais comprendre… peu à peu, j’en étais sûre. Tout allait me revenir. Tout allait s’éclairer.
Que fais-tu là ?
Je perçus le souffle.
Vas-tu te mettre en colère, Ephraïm ?
Pourquoi disais-je cela ? Je ris.
Je suis venue te voir pour…
Cela avait-il réellement une importance ? Je devais, pourtant, je devais demander…
Tu viens poser des questions ? Repars immédiatement, Bella, je ne peux pas t’apprendre ce que tu veux savoir.
Je perçus sa fermeture. Elle n’était pas amère, je la comprenais.
J’ai l’impression… Que je vais comprendre par moi-même. Je sens… je sens… Nous nous connaissions n’est-ce pas ?
Autour de nous, l’air frémit. Tout parut d’agiter.
Que se passe-t-il ?
L’agitation emplissait mon être. Elle était délicieuse.
Le jour se lève.
L’esprit ressentait une grande sérénité. Je me rendis compte que je partageais ses émotions. Tout était si clair !
C’est donc cela le jour ?
J’avais envie d’aller plus loin, de m’approcher de toutes ces sources d’énergie lointaines que je percevais.
Cela suffit, Omemee, s’il te plaît. Retourne dans ton monde.
A cet instant, je sus. Il n’y avait plus rien. Plus d’attachement, plus de souvenirs. L’esprit de Jacob avait tout laissé derrière lui de ce que nous avions vécu ensemble. Et pourtant…
M’attends-tu ? C’est ce que je voulais savoir, à présent je me le rappelle. Nos âmes cherchent-elles à se réunir ?
Encore cette pulsation. Et… dans le lointain… n’était-ce pas une faible musique ? Une étrange musique.
Ces questions resteront sans réponse. Tu dois faire tes choix et vivre ta vie, sans influence. Ce n’est pas dans l’ordre des choses.
L’ordre des choses ? Je savais qu’il avait raison. Continuer à poser des questions était inutile.
J'essayai de me concentrer, pourtant, de maîtriser ma pensée qui ne demandait qu'à se libérer de ses attaches pour bondir en tous sens.
Je vais peut-être mourir bientôt… Je ne veux pas laisser mes enfants. Les protègeras-tu ?
A nouveau, je ressentis la joie qu’éprouvait l’esprit.
Je suis là pour protéger. Mais toi aussi. Et la route est plus longue que ce que tu crois.
Evidemment, elle l’était. Et mourir… mourir ne devait pas m’attrister de toute manière. Qu’il était réconfortant de le ressentir avec autant d’évidence ! Comment ne m’en étais-je pas rendu compte avant ?
J’aime Edward.
Encore une évidence. Et cette pulsation… qui déformait même l’espace ! Qu’était-elle ?
Je sais.
Je ris à nouveau. Tout était bien.

Je me tendis. Je voulais grandir encore… entendre clairement ces murmures musicaux qui s’élevaient des quatre horizons.
Tu vas mourir, Isabella. Si tu restes encore ici. Ton corps… ton corps s’affaiblit déjà, je le sens.
Si peu… ? Je n’avais pas dit le dixième de ce pour quoi j’étais venue. Tout m’avait quittée d’un coup. Tout était si… dérisoire.
Tu es confuse. C’est normal. Mais sache que tu ne dois pas chercher de réponses. Parce qu’il n’y en a pas à donner. Ecoute ce que tu sais déjà.
Ces mots n’étaient pas nouveaux. Rien ne l’était. A quoi bon parcourir une route qui ramenait au point d’où l’on était parti ? Les chemins ne menaient nulle part.
Cela. Est hors de ta portée.
Oui, je sentais bien que beaucoup de choses restaient hors de ma portée. Trop. Et je voulais… je voulais tant les atteindre. Je désirais tant tout comprendre enfin ! Mais les idées… les souvenirs me résistaient.
Je regardai en bas. Une lueur tiède et orange serpentait comme une lente rivière.
Bella… le soir tombe.
Quoi ? Déjà ? C’était impossible.
J’ai appris tant de choses… je voudrais en connaître davantage. Qui ai-je été ? Qui deviendrai-je ? Tu vois, j’ai rencontré… un être formidable. Qui m’a ouvert les yeux. Il me semblait déjà la connaître.
La vapeur rouge remontait en colonnes autour de nous.
Vraiment ?
Les chants. Je les percevais avec davantage de précision à présent. Ils étaient magnifiques. D’où venaient-ils ?
Oui. Elle… elle voulait que je te demande quelque chose… Elle voulait… connaître ton nom.
Dans l’espace, ce tambour grave. Si régulier. Plus intense peut-être, à présent. Pourquoi me sentais-je soudain si angoissée ?
Mon nom ?
Tout se mit à chavirer. Que m’arrivait-il ?
Tu es en train de mourir un peu, Elîsaba.
Ton nom… mon nom… nos noms à tous…
Tout se mélangeait, j’avais le vertige. Il me sembla que j’allais tomber.
Je pensai tout à coup à ce nom, que le vieux Quil Ateara avait écrit dans ma main, par crainte de le dire tout haut. Celui de la troisième épouse.
Ai-je jamais été Ozalee, esprit ? Peux-tu me le dire ? Et toi, étais-tu Taha Aki ? Je t’en prie… Réponds-moi !
C’était comme si une corde puissante, jetée à travers l’espace et le temps, s’enroulait autour de moi, et m’attirait, m’attirait vers le bas. Je me démenais pour lui échapper, mais en vain. Je fus arrachée, malgré moi, à l’esprit de Jacob.
L’espace se referma sur moi.

Durant ma chute prodigieuse, j’entendis cependant la voix s’étonner, presque amusée :
Ozalee ?... Ozalee ?...
Elle était très haut au-dessus de moi, à présent, et riait, dans un point unique de lumière vive dont je m’éloignais à une vitesse vertigineuse, basculant dans les ténèbres.
Son rire feutré repartit à l’envers puis s’assourdit. Il s’éteignit finalement avec un son mat.
Silence.

Et les ténèbres m'engloutirent.

Petit message

J'ai remarqué que, malheureusement, Deezer perdait parfois certains morceaux, mais je ne peux pas savoir lesquels... Alors n'hésitez pas à me laisser un petit message lorsque, au cours de votre lecture, vous rencontrez un lien mort dans mes players. Je ferai en sorte de le remplacer. Merci !