mercredi 3 novembre 2010

VOL III _ chpt 19, chpt 20


Chapitre 19 : Terra Australis

L’oiseau s’était envolé.
Cela n’avait duré qu’un court instant. Un si court instant ! Et j’avais basculé dans un autre monde. J’y avais basculé, pour toute l’éternité, avec cet enfant qui s’était éteint dans mes bras.



Je m’étais penchée, comme pour donner un baiser, au creux du cou, près de la petite épaule. Ce baiser, je l’avais donné avec tout mon amour. Sans larme. Le cœur en cendres. Comme une mère, et comme un vampire. Je n’étais pas une étrangère. Un vampire n’est jamais étranger à personne. Il est immédiatement familier, intime… parce qu’il a accès au sang, à la vie-même de l’humain qu’il rencontre. Un vampire se projette dans le sang, immédiatement. Il passe sous la peau, à travers la chair, il est directement dans le fluide vital, et il ressent… il connaît. Mieux que quiconque.
La vie de l’enfant avait jailli, contre ma bouche, et dans son esprit comme dans le mien, l’oiseau avait bondi une dernière fois. Il s’était reposé un moment, sur le rebord de la fenêtre, épuisé. J’avais bu. La douleur s’était apaisée, la peur, la tristesse et, à mesure que le souffle du petit garçon ralentissait, l’oiseau avait repris le sien.
Sur mes lèvres, je sentais les pulsations du cœur fragile et affaibli. Une seconde, j’avais pensé m’arracher à lui, car la conscience de ce que j’étais en train de faire m’était soudain apparue, revêtue d’un masque hideux. Mais la pensée d’Edward, douce et vraie, l’avait chassée.
Tu ne peux plus renoncer, Bella. Il est trop tard. Je ne prendrai pas sa vie pour toi. Et, si tu ne le fais pas, il se changera en vampire.
Oui. Oui. Je savais… j’avais simplement eu, une dernière fois, peur de moi-même.
Le corps de l’enfant s’était détendu. L’oiseau avait redressé la tête et, l’instant d’après, il était parti, dans le bleu du ciel pur et le grand silence.
C’était fini.
Longtemps, j’étais restée, penchée sur le petit corps. Eperdue. Edward avait attendu que je revienne à moi. J’étais si loin ! Si bien… ! Pleine. Et vide. Je n’entendais plus sa pensée. Je ne percevais que son amour. Indéfectible.

Au lever du jour, il m’avait aidée à creuser une petite tombe, au pied d’un arbre.
La terre est la place des dépouilles humaines. Leur réceptacle. Comme j’étais devenue celui de la vie de cet enfant, et de son souvenir. C’est là que le corps des hommes doit reposer. Jusqu’à-ce qu’il y disparaisse entièrement. En se mêlant à elle.
Ce que je venais de vivre… m’avait profondément changée. Mais, je n’étais pas devenue quelqu’un d’autre. Au contraire, il me semblait que je m’étais rapprochée de moi-même, de mon centre et de ma vérité, plus que je ne l’aurais jamais cru possible. Je compris qu’il s’agissait là d’une nouvelle transformation de ma nature, une tout autre transformation… d’une autre douleur, une autre perte, et un autre gain, une autre vie.
Pendant plusieurs jours, je fus comme en état de choc. J’agissais en automate. Je me tenais à distance de tout, et mon regard, sur chaque chose, me semblait neuf et totalement désintéressé. Je me considérais, moi-même, avec un certain recul, je n’étais pas vraiment là… Je ne m’habitais plus réellement. Edward me comprenait, je le sentais. Peut-être parce qu’il savait, pour l’avoir lui-même vécu, ce que je pouvais éprouver… peut-être seulement par respect, et par délicatesse. Il ne parlait pas plus que ce qui était nécessaire, il ne cherchait pas à me solliciter, ni à me témoigner plus d’attention qu’à l’habitude. Il demeurait près de moi, simplement, et c’était bien l’essentiel. Nous progressions, toujours, lentement vers le Sud. Nous chassions lorsque nous en éprouvions le besoin… les nuits passaient, et les jours. Innombrables. Nous existions… rien de plus. Et il ne pouvait pas en être autrement.

Mais j’allais me réveiller… cela aussi, était dans l’ordre des choses. Mais ce ne fut pas un réveil brutal, comme mon mari le craignait peut-être. Non. Peu à peu, lentement, je sortis de ma torpeur. Je regardais autour de moi. Le monde. Tout était toujours là. Immuable. Edward était là.
Je me jetai dans ses bras.
Il m’y accueillit, comme il l’avait toujours fait. Je me serrai contre lui. Ses bras raffermirent leur étreinte.
« Rien n’a changé, Edward.
_ Non. »
Sa joue caressait ma tempe.
« Mais, d’une certaine manière, Anyota n’avait pas tort. Je comprends… Nous sommes semblables, à présent. Je suis exactement comme toi. »
Il embrassa mon front.
Nous restâmes ainsi enlacés, longtemps.
« Veux-tu que nous rentrions chez nous, à présent, Bella ? »
Sa question me surprit. Rentrer… chez nous ? Pourquoi cela me semblait-il tellement inenvisageable encore ? Je secouai à peine la tête.
« Que veux-tu alors ?
_ Je veux… je dois… »
Oublier, avais-je envie de dire. Mais c’était peine perdue. Je n’oublierais jamais.
« Je dois attendre que cela… passe. »
Je me redressai. Edward me considéra un instant. Mais il comprenait, sans doute.
« Je n’ai plus goût à rien, Edward. Le monde n’a plus de goût… ni de couleurs. Tout est devenu si fade depuis… »
Mon mari acquiesça. Il savait. A présent, j’avais éprouvé -sans en avoir eu particulièrement le dessein- ce qu’un vampire éprouve lorsqu’il boit le sang d’un être humain. Une émotion ineffable, et incomparable. Rien… rien ne pourrait jamais égaler cela. Jamais plus.
« Cela me rendra plus forte, avec le temps, Edward. Mais pour le moment… j’ai l’impression d’être un fantôme. »
J’avais exploré les limites de ma nature. J’en avais touché le fond. Je me connaissais, maintenant. Et le fait de savoir très exactement de quoi j’avais fait le choix de me priver, pour le restant de mon existence de vampire, donnait encore plus de valeur à mon geste. Mais je mesurai aussi le gouffre béant qui s’ouvrait devant moi. Celui du manque. Il ne me donnait qu’un désir : fuir, et disparaître, dans les ténèbres, le silence et la solitude. M’y engloutir. M’y reposer ou… m’y purifier, si c’était possible… Je ne cherchais plus à me retrouver. Je ne m’étais jamais perdue, et je ne me perdrais jamais. J’étais moi-même, je n’avais jamais cessé de l’être, même au plus profond de mes moments de trouble et de confusion, je n’avais jamais été que moi : Isabella… Bella. Mais j’avais désormais le sentiment… que ma route approchait de sa destination, ou bien que j’y étais déjà parvenue. Que le chemin allait s’arrêter, et que celui que j’avais parcouru allait s’effacer et disparaître derrière moi. Et que resterait-il ? Où étais-je rendue ? Je n’en savais rien. Nulle part, peut-être. J’étais lasse. Et je ne voyais plus de lumière. Plus rien qui scintillât pour moi, à l’horizon.
« Tu es en réaction, Bella, c’est normal…
_ Normal ? Ah ?... »
Rien n’était vraiment normal, en ce qui nous concernait. Rien n’était jamais normal, dans ce monde qui ne tournait décidément pas rond. Comment pouvait-il tourner encore, d’ailleurs ? Comment était-il possible qu’on l’y autorisât toujours ?

« Edward, soufflai-je, c’est tellement insensé ! Les vampires tuent les humains, ils tuent d’autres vampires… Les humains tuent les humains… et les Transformateurs, les vampires… Le monde entier est en lutte contre lui-même ! Et nous sommes au beau milieu de tout ça, même si nous ne le voulons pas. Nous y participons ! »
Je marquai une pause.
« J’ai tué, Edward. De moi-même. Je t’avais dit que je le ferais… je le sentais. Car je ne suis pas différente des autres, en définitive. J’ai tué des animaux, j’ai tué un vampire, un enfant… mes semblables. Tu sais… j’ai laissé passer le deuxième anniversaire de mes enfants, cette année. Je n’étais pas là, avec eux, leur temps passe sans moi, j’ai presque l’impression que ce sera toujours comme cela, à présent. Je les ai abandonnés, j’ai tué un enfant et…
_ Tu es différente, Bella, me coupa Edward avec douceur, nous le sommes tous. Car les raisons qui motivent nos actes et la nature de nos réactions sont uniques. Il y a de mauvais vampires, de mauvais êtres humains, Bella, de mauvais individus. Il y en a toujours eu et nous ne pourrons jamais rien contre ça. Ce qui fait ta qualité et ta valeur, ce sont tes choix, et ce que tu éprouves. Je sais, sans la moindre ombre d’un doute, que tu es une bonne personne, mon amour… parce que je te vois agir. Tu es quelqu’un de merveilleux, je n’en douterai jamais. Et… tu n’as pas abandonné tes enfants, Bella, comment peux-tu dire cela ?
_ C’est une simple constatation, Edward. Il ne faut bien avoir l’honnêteté de la faire. Parce que c’est ainsi que sont les choses. Elles ont sans doute plusieurs visages, mais celui-ci en est un ! »
Je soupirai.
« Ils me manquent tellement !
_ A moi aussi, ils me manquent, Bella. »
Edward caressait ma main. Il était toujours avec moi. Mais il n’avait pas que de l’amour pour moi en ce monde. Nous partagions un autre amour.
« J’ai… j’ai le sentiment que je ne les reverrai jamais. Et cela m’angoisse terriblement ! Je ne sais pas pourquoi…
_ Tu les reverras, Bella. Nous les retrouverons, et nous continuerons d’exister ensemble. Nous veillerons sur eux. Mais cela se fera quand tu seras prête. Quand ce sera le moment. »
Edward avait toujours cette capacité merveilleuse d’affirmer, avec certitude, qu’un faible espoir n’était pas autre chose qu’une sûre réalité. Cette manière toujours positive d’envisager l’avenir -le mien, le nôtre-, comme si l’histoire, du moment que nous étions ensemble et peu importait les épreuves que nous avions à traverser, devait forcément bien se terminer. Il avait cette foi, permanente, solide, et si apaisante ! C’était elle, qui lui donnait, en retour, l’énergie de tout mettre en œuvre pour y parvenir. Une sorte de cercle vertueux… Ainsi les cœurs purs parviennent-ils à forcer le destin !… seulement dans les contes, je le savais bien. Mais, d’une mystérieuse façon, j’étais perméable à sa confiance dans notre futur, il me transmettait sa force, et une part de moi avait aussi l’envie d’y croire.
Je me serrai à nouveau contre lui, tentant de m’accrocher à ce sentiment comme à une bouée de sauvetage, ou à une étoile bienveillante, dans un ciel de nuit, qui aurait indiqué au voyageur égaré la direction à suivre afin de parvenir à retrouver le chemin du retour.

Les jours passèrent. Nous continuions à progresser lentement, à travers le Zimbabwe, puis le Botswana, jusqu’à parvenir finalement en Afrique du Sud. Mon désir de fuite ne me quittait pas, ni celui d’apaiser la douleur à la fois physique et morale que me procurait mon choix de renoncement. Il fluctuait d’une manière pénible, devenant parfois plus intense, ou me laissant, à certains moments, un peu de répit. Néanmoins, je sentais que ma volonté durcissait. Une chose était certaine, je voulais parvenir à maîtriser ma soif. A la dominer tout à fait, comme Edward ou encore Kaly pouvaient le faire. Cette dernière ne se nourrissait que rarement, et elle nous avait expliqué qu’elle y trouvait un immense bonheur. Je voyais, en effet, dans sa mémoire, quels étaient les effets de ce mode de vie, et ils étaient absolument fascinants. Mais pour l’heure, ils demeuraient hors de ma portée et j’évitai de trop les contempler pour ne pas regretter, en plus, de ne pouvoir les atteindre, car j’avais bien du mal à envisager que mon corps puisse supporter une telle privation. J’avais vu à quoi m’avaient réduite les quelques jours où il m’avait été impossible de boire, et je voulais à tout prix éviter que cela puisse se reproduire. Mais je devais aussi être capable de me détacher davantage de ma dépendance que ce que j’avais pu faire jusqu’à présent.

Lorsque nous parvînmes à la pointe du continent africain, nous longeâmes la côte entre Port Elizabeth et Le Cap. Nous étions rendus au bout de notre route. Il ne nous restait plus qu’à faire demi-tour. Pourtant… une envie me prit, une attirance, comme il m’était déjà arrivé de la ressentir à quelques reprises. La sensation que ce que je considérais comme une limite n’en était pas une. Qu’elle n’était pas réelle, du moins, qu’il y avait autre chose, après, plus loin, toujours… et que cet ailleurs était pour moi.
Une nuit, alors que nous nous trouvions dans le port du Cap, une agitation particulière autour d’un navire attira notre attention. En nous approchant, nous découvrîmes qu’il s’agissait simplement de l’embarquement de voyageurs pour une destination peu commune…
« J’ignorais qu’il existait des voyages touristiques à destination de l’Antarctique !, m’exclamai-je.
_ De nos jours, on peut aller vraiment partout, répondit Edward avec un petit sourire, et la mode est au tourisme de l’extrême. La prochaine étape sera certainement les voyages spatiaux. Ils sont assez peu abordables, pour le moment, mais…
_ Allons-y !
_ Quoi ?
_ Nous nous cacherons. Personne ne nous remarquera. Cela me fait du bien de me dire que nous ne sommes pas encore parvenus à la fin du monde…
_ La fin du monde ? Mais Bella… il n’y a rien, là-bas.
_ Oui. Je m’en doute. Il me semble… que c’est justement ce qui m’attire… »
Je me perdis dans les sentiments que j’éprouvais. J’imaginais la blancheur… le froid, qui ne me ferait pas souffrir… le silence. Oh, oui, c’était ce à quoi j’aspirais. De tout mon être ! Après le feu qui m’avait consumée… la glace. Le vide. Deux possibilités pour une même fin du monde. De mon monde… Comme dans le poème de Robert Frost que j’aimais tant ! Ses vers me revinrent en mémoire. Et avec eux, la clairière paisible dans la forêt… à Forks, là-bas… si loin… chez moi. La coïncidence me frappa. "S’il fallait que par deux fois je trépasse"… Quelle incroyable vérité ! Quelle évidence !
Les pupilles d’or d’Edward me fixèrent un moment. Il sentait que ce n’était pas un caprice. Cela faisait longtemps que toute fantaisie m’avait quittée.

La traversée dura plusieurs jours. Nous passâmes inaperçus sans trop de difficulté. Parfois, à la nuit, je plongeais pour me nourrir. Retrouver l’eau, fraîche et vivante, était déjà un réconfort extraordinaire. Au fur et à mesure que nous progressions, les jours se faisaient plus courts. Jusqu’à-ce qu’il n’y ait plus que la nuit. La nuit noire. Parsemée d’étoiles. Une nuit sans fin.
Lorsque nous débarquâmes, nous faussâmes compagnie à l’équipage, et nous longeâmes un moment la côte, peuplée de manchots et d’otaries. Parfois, quelques albatros passaient également dans le ciel nocturne, en quête de nourriture. Les paysages étaient ahurissants.
Après cela, nous nous enfonçâmes encore plus profondément dans les terres. Le froid, le gel permanent, donnaient ici au monde un aspect incroyable. La blancheur éclatante, les montagnes prodigieuses, les vents, l’air presque inodore… Tout s’éteignait en ce lieu, comme par magie. Toute trace de vie semblait avoir disparu, et pourtant… Une formidable énergie circulait autour de nous ! Il était bien là, le bout du monde et, aussi étrange que cela puisse paraître, il me semblait très familier. C’était comme s’il me permettait de lire de plus en plus clairement dans mon âme.
Nous avancions, dans un grand espace immobile. Il n’y avait plus que nous. Et ce que nous portions avec nous. Autant dire que nous n’étions pas seuls. Nous ne le serions jamais.





Chapitre 20 : Vérités/ Truth

Nous avions atteint un grand plateau, que nous avions traversé en courant, au maximun de notre vitesse, lorsque je compris que je ne ressentais plus les directions comme cela avait toujours été le cas depuis que j’étais devenue vampire. Où que nous nous tournions, c’était toujours le Nord. Le phénomène était inouï ! Edward le ressentait, comme moi, pour la première fois, et il avait quelque chose de très déstabilisant. Mon instinct particulier, qui était très certainement un des effets singuliers que pouvait avoir mon bouclier, me poussa à choisir un des Nords qui s’offraient à nous, et nous mîmes à courir. De toutes manières, nous finirions par atteindre l’océan.
La vitesse de notre course, dans cette blancheur immaculée, sous le ciel noir, m’enivra. C’était comme si je parvenais enfin à me libérer, comme si j’étais près d’atteindre mon but et que j’en ressentais déjà le soulagement. J’étais gaie, et légère, comme un enfant. La joie se répandit dans mon corps et mon esprit. C’était cette même joie, grave et profonde, que j’avais ressentie lorsque…
Je m’arrêtai net. Edward me dépassa, puis revint vers moi.
Bella ?
J’avais retrouvé le sentiment… Il me sembla que je saurais le faire volontairement, désormais, si je le souhaitais, mais ce n’était pas un sentiment que l’on peut souhaiter éprouver en permanence. Pourquoi revenait-il ? Et précisément en cet instant ? Je me laissai glisser au sol. Edward s’approcha. Mon esprit s’était ouvert à lui. Il y lisait ce que j’éprouvais. M’attirant contre lui, il me berça.
Dans ma pensée, un oiseau prenait son envol vers un ciel d’azur. Et il y avait de la joie.
Tu l’as vu, cela aussi, Edward, n’est-ce pas ?
Il acquiesça.
Alors pourquoi ne puis-je pas être sûre… je ne sais pas si c’est ce que l’esprit de cet enfant cherchait à me dire ou bien si c’est mon propre désir qui a créé ces images. Je voulais, de toutes mes forces, aider cet oiseau… est-ce qu’inconsciemment, je n’aurais pas pu… ?
Edward plissa les yeux.
C’était un souvenir, Bella. Tu n’as rien créé. C’est ce qu’il s’est réellement passé dans le passé de ce petit garçon. Rien de plus.
Je regardai vers l’immense voûte de nuit.
Et cette joie ? Ce sentiment de joie infinie que j’ai éprouvé ? D’où venait-il ?
Mon mari passa sa main contre mon cou.
Ça… je ne peux pas le dire avec certitude. La joie que l’enfant a éprouvée à voir l’oiseau partir… la tienne… celle de ce que tu ressentais, ta certitude d’agir comme il le fallait, ou bien encore… le soulagement. Le tien ou peut-être… le sien.

Les pensées d’Edward appelaient, dans son esprit, des souvenirs. Sans paroles, il me raconta alors, comment il avait, lui-même, éprouvé une sensation très semblable. Il y avait bien longtemps...
Je le vis, pénétrant dans une petite maison, par une fenêtre entre-ouverte. Il avait soif. Son esprit était confus. Il cherchait à savoir ce pourquoi il était fait, il voulait l’éprouver par lui-même, malgré les recommandations et l’exemple de Carlisle. Dans une chambre, il avait découvert une vieille femme qui paraissait endormie. Il n’y avait personne d’autre dans la maison. Son premier réflexe avait été de s’en aller. Même s’il avait pu l’envisager de prime abord, il ne voulait pas s’attaquer à cet être humain fragile et inoffensif. Mais il avait capté une pensée. La vieille femme ne dormait pas. Et elle le regardait. Elle souriait ! Elle était usée et épuisée, si lasse. Pourtant, la mort ne venait pas… Jusqu’à ce jour. Edward avait été frappé de la joie que ressentait cette femme, face à celui qu’elle prenait pour sa mort… Et c’était un ange qui venait la chercher. Elle y avait toujours cru ! Elle l’appelait, lui demandait de la délivrer. Avec une telle force, avec un tel désir ! Il était bouleversé. Il avait tourné les talons, puis s’était ravisé, car le désespoir qu’il avait capté alors lui avait déchiré l’âme. Elle était le premier être humain dont Edward avait pris la vie, avant de tenter de renoncer à boire le sang des hommes, puis de chercher à concilier sa nature et sa conscience en ne s’attaquant qu’à des criminels, sans parvenir jamais à trouver la paix dans ce mode d’existence… Il n’en avait jamais parlé à personne. Pas même à Carlisle. Car cela avait été la seule fois où il avait donné la mort à un être humain qui l’avait reçue avec joie. Et cette idée… avait été plus difficile à supporter que toute autre pour lui.
Oui, il m’avait comprise, alors. Nous nous comprenions. Nous étions tellement semblables !
Edward avait ressenti cette joie immense, ce vrai bonheur de l’abandon et du soulagement tant attendu qu’avait éprouvé la vieille femme. Et lorsque la mort avait commencé à voiler son esprit, il y avait lu quelques souvenirs. La vieille femme les retrouvait elle-même avec joie, car certains avaient quitté sa mémoire avec le temps... Elle était jeune, elle embrassait l’homme qu’elle aimait, sur les berges d’un lac, au soleil… Son espoir de le retrouver enfin était une force, puissante et heureuse. Car, si la vie les avait séparés, elle n’avait jamais cessé de l’aimer, et elle avait foi en leurs retrouvailles.
Le souvenir d’Edward était si clair, si précis… je vis avec lui ces visages, j’éprouvai ces sensations.
Tu vois, Bella, ce que sont les souvenirs… Le corps humain les conserve, il me semble, bien profondément enfouis dans sa chair, et il les rend à l’esprit, au moment où il se délite.
Je souris.
La mémoire est dans la chair… On m’a déjà dit cela, il y a longtemps…



De vieux sentiments refluèrent, des images. Edward les regardait passer avec moi.
C’est l’esprit de Jacob qui t’a dit cela… Oh, Bella ! Je me demande toujours… Comment as-tu pu garder cela pour toi ? Penser que tu devenais folle… et ne pas me faire partager ta détresse ?
Je fermai les yeux. Il regrettait. Moi aussi. Mais il savait également, il savait que concernant Jacob... je ne pouvais pas tout lui dire. C’était mon autre vie. Une autre vie… Et elle était achevée.
Dans la pensée d’Edward, je lus toutes sortes de sentiments, d’interrogations, de craintes, jamais résolues, jamais apaisées, même avec le passage du temps, même après tout ce que nous avions vécu ensemble. Sans doute ne le seraient-elles jamais.
Non, Edward. Je ne pouvais pas choisir Jacob. Et je ne pouvais pas demeurer humaine non plus. Aujourd’hui, je sais que ma place a toujours été parmi vous et, finalement, la vie ne m’a pas donné le choix. Peut-être parce qu’on n’échappe pas à son destin… ? Je ne sais pas. Et pourtant, je me sens libre. C’est étrange. Et je crois Kaly : il doit effectivement y avoir des choses dont l’entendement nous dépasse. Je ne regrette pas ma nature humaine, Edward. Elle est derrière moi, j’en ai vécu le meilleur, et le pire. Je l’ai pleinement vécue.
Les souvenirs d’Edward filaient, au plus profond de lui-même, avec cette liberté et cette intimité que l’on ne peut avoir qu’avec sa propre pensée. Une idée, un sentiment, une réflexion, en appelaient d’autres… Et je les suivais, comme si j’avais été lui-même. Je revis… une nuit. Un toit. Au-dessus de moi, les étoiles. J’avais dépassé ma douleur. J’avais renoncé, car je savais qui j’étais.
Oh, Edward !
Edward était demeuré là. Il était avec nous, dans nos esprits, et il avait été bouleversé comme nous l’étions, Jacob et moi, par ce qu’il avait ressenti de notre amour humain. Ces sensations, sa vie d’homme ne lui avait pas donné de les ressentir. Il n’avait connu que l’exaltation des sens vampiriques, qui est sans égale mais…
Cette impression de fragilité disparaît. Cette coexistence incompréhensible du plaisir et de la douleur, cette peur diffuse, cette impression que l’on va se perdre ou mourir… celle-là même qui rend chaque instant plus beau…
Oui. Nous connaissions tous deux ces différents modes d’existence. Et il n’y avait pas de regret à avoir, car nous étions de la même nature à présent. Nous avions vécu, chacun, ce que nous devions vivre. Nous l’avions vécu avec amour, et par amour. De toute la vérité profonde de nos êtres. Malgré sa peine et la mienne, Edward était reconnaissant à Jacob pour ce qu’il m’avait donné. Cela, je le savais depuis bien longtemps, mais je m’émerveillais toujours de le redécouvrir.
Mon bouclier avait déjà réagi, pour la première fois… alors que j’étais humaine. C’est à travers ta pensée que j’ai entendu celle de Jacob. Et puis plus tard… cela s’est reproduit lorsque je cherchais Leah… Je me suis toujours demandée si…
Effectivement. La pensée d’Edward me répondit. Il avait craint de me fâcher, alors qu’il voulait juste s’assurer que je ne craindrais rien, à poursuivre ainsi mon rêve, et il s’inquiétait aussi pour Leah. Il avait participé aux recherches, sans que personne ne le sache. Les Quileutes étaient assez préoccupés comme cela, il devait faire son possible pour ne pas les incommoder. Il m’avait suivie, alors que je roulais vers cette plage, avant d’apercevoir la baleine… Et c’était parce qu’il l’avait captée, lui, que la pensée de Leah m’était parvenue. Elle m’avait guidée. Alors il s’était éclipsé. Tout allait bien.
C’est grâce à toi que je l’ai trouvée, Edward.
Il secoua la tête.
Non. Tu allais vers elle. Tu savais. J’en étais époustouflé… Mais j’étais certain, depuis longtemps déjà, que tu n’étais pas n’importe qui, Bella…
Il sourit.
Je ne sais pas encore tout à fait à quoi il rime exactement. Mon bouclier… Il est à la fois une protection et… une sorte de carte. J’ai de plus en plus souvent le sentiment qu’il me guide. Comme s’il avait remplacé mes rêves…
Edward était intrigué, lui aussi, par mon pouvoir. Mais il trouvait qu’il avait évolué rapidement et que je le maîtrisais déjà très efficacement. En ce qui le concernait, sa capacité à lire les pensées s’était développée, peu à peu, après sa transformation. Il lui avait fallu plusieurs années pour les capter avec clarté. Au départ, elles n’étaient que des bribes. Des images, des sentiments, des murmures confus. Il lui avait fallu du temps pour faire la différence entre les souvenirs, les réflexions et les rêveries. Humain, son don s’était exprimé par une grande sensibilité, à laquelle sa mère, surtout, s’était montrée attentive, et dont elle était très fière. Enfant, déjà, il avait une surprenante capacité d’empathie, qui lui permettait de répondre aux besoins ou aux interrogations des autres alors qu’ils ne les avaient même pas encore formulés. Sa mère disait qu’il serait certainement quelqu’un qui agirait pour le bien d’autrui. Elle le voyait médecin, ou avocat… Lorsqu’elle s’était éteinte, elle avait espéré que Carlisle transmettrait sa science à son fils. Et c’était ce qu’il avait fait, d’une certaine manière. Longtemps, Edward avait eu la conviction d’avoir trahi les espoirs de sa mère. Elizabeth l’avait rêvé attentionné et bienfaiteur, alors qu’il était devenu un violeur d’intimité et un monstre sanguinaire.
Je caressai la joue de mon mari. Elles étaient anciennes, ces blessures… mais avec quelle facilité elles auraient pu se raviver !
Tu vois, Edward, toi ouvert, moi fermée… nous étions faits pour nous rencontrer. C’est l’évidence. Nous nous complétons. Mon bouclier agit pour nous comme une bulle. Il nous permet de nous couper du monde. Je me demande, si seulement je pouvais…
Edward sourit encore. Il aimait mon idée. Mais j’allais devoir accomplir un certain travail sur moi-même avant d’y parvenir…
Ce serait merveilleux !
Peut-être pourrais-je tenter de le fermer aux autres, lui aussi… Afin qu’il retrouve la paix et le silence en son esprit. Il me faudrait sans doute du temps… Mais j’en avais. N’est-ce pas ? Le temps m’appartenait à présent. Je n’avais plus que cela. A cette nouvelle pensée, mes sentiments replongèrent dans l’abîme.

L’abandon. C’était le sentiment qui me hantait depuis un moment maintenant. Pas l’idée d’être abandonnée moi-même, telle que j’avais pu la craindre lorsque j’étais encore humaine, mais celle, plus terrible sans doute, de devoir, moi, abandonner… Tout. Je l’avais déjà fait. Mais j’avais l’impression que j’allais encore devoir le faire. Et cela m’effrayait.
Tu n’as pas à abandonner quoi que ce soit, Bella…
Malgré ses certitudes, Edward ne pouvait pas nier que j’avais raison de m’inquiéter. Mes enfants me manquaient. Je les retrouverais, peut-être… certainement. Bientôt. Mais ensuite… ? J’allais devoir m’habituer à l’idée de ce manque car, en grandissant, ils se détacheraient forcément de moi. Leur nature agirait contre la mienne. Ils étaient des Transformateurs. Et si les Volturi nous laissaient en paix -nous pouvions toujours espérer cela, à moins que nous n’ayons à nous battre, et dans ce cas, qui sait ce qu’il adviendrait de nous tous ?- la vie nous séparerait, quoi qu’il en soit.
Si seulement je pouvais apprendre à me détacher… à m’éloigner de tout cela ! Me défaire de ces liens, les contempler, sereinement, de loin, comme Kaly savait le faire. Comment un vampire parvenait-il, alors que ses sensations et ses émotions étaient plus vives que jamais, à laisser tout couler sur soi ainsi ? Peut-être n’y parvenait-elle pas aussi totalement que je le croyais, après tout…
Etre un vampire n’était pas la solution à toutes les difficultés et à toutes les douleurs. Ma transformation ne m’apporterait pas le bonheur absolu, la félicité à laquelle nos âmes, comme toute les autres, aspiraient.
Pourquoi, Edward ? Pourquoi le vrai bonheur n’est-il pas pour nous ? Qu’avons-nous fait pour qu’on nous le refuse ? A moins qu’il n’existe pas. Qu’il ne soit pas de ce monde, comme Kaly nous l’a dit. Le vrai bonheur… aurait été que nous puissions tout simplement vivre une existence humaine, tous les deux.
Edward m’embrassa. Il partageait mon sentiment. Cela avait toujours été son plus profond regret, et sa plus grande torture.
Je comprends Rosalie, tu sais. Je l’ai toujours comprise. Mais nos chemins allaient dans des directions opposées. Moi, je ne pouvais pas ne pas te rejoindre… Elle, n’avait jamais désiré partir.
Un long moment, nous nous fondîmes dans les méandres de nos sentiments mêlés.
Crois-tu qu’il est possible qu’elle reste attachée à son humanité car elle refuse ce qu’elle est devenue ? Car elle n’accepte pas d’être un vampire, depuis le premier jour de sa nouvelle existence, comme Anyota me l’a expliqué ?
Edward ne pouvait répondre à cela. Mais, d’un autre côté, c’était l’évidence.
Je voudrais tant pouvoir demander à Kaly des réponses ! Je suis sûre qu’elle en a à nous donner. Mais je crains tellement, aussi, de devoir abandonner l’espoir de la revoir, comme j’ai abandonné celui de revoir…
Jake. Oui. Je la ressentais si cruellement, son absence, depuis que j’avais été changée ! Je n’avais plus jamais eu cette impression étrange qu’une main, invisible et affectueuse, était en permanence posée sur mon épaule, je ne sentais plus cette énergie incroyable et positive qui dénouait, en moi, les tensions trop douloureuses dès qu’elles commençaient à se former… Je ne le verrai plus -comme il m’avait été donné de le voir- dans la forêt sacrée des Quileutes. Son sourire m’avait échappé à tout jamais. Il m’avait quittée. Il était parti.
Les départs ne sont pas toujours des fins, Bella.
Edward m’enlaçait de sa pensée, comme une eau douce et protectrice. Il me soutenait. Comment faiblir face à un tel amour ? C’était impossible. Ses pupilles scintillaient. Je lui souris.

A travers le ciel, un serpent rouge fusa. Une traînée, incroyablement lumineuse et brillante, qui se répandit en paillettes et en fumées bleutées. La lumière semblait couler du ciel, formant une sorte d’architecture compliquée, qui ressemblait à des marches, ou à des vagues. Un escalier d’eau phosphorescente. L’ondulation se poursuivait, de plus en plus vaste et vive. Notre peau se mit à luire. Elle réagissait à la luminosité. J’étais captivée. Tout doucement, je sentis que mon esprit se détachait de celui d’Edward. Mais cela n’avait pas d’importance. Tous les deux, nous contemplions le ciel, émus et émerveillés comme des enfants face à un feu d’artifice extraordinaire.
« Que se passe-t-il ?
_ C’est une aurore, Bella. Nous avons de la chance.
_ Une aurore boréale ?
_ Une aurore australe, plus précisément. Oh... c’est magnifique ! »
Edward riait. Nous étions sous le charme, soudain, de cette lumière étrange, tournoyante, vivante et mouvante, comme un dragon fabuleux. Le ciel tout entier s’incendiait, miroitait, vibrait. Il se drapait de feu. Cela dura, assez longtemps, me sembla-t-il. Suffisamment pour que mon esprit parte se perdre, là-bas, au loin, au fond de l’infini d’où provenait cette fantastique lumière.
Quand les dernières nuées violettes s’effacèrent dans le ciel nocturne, je me sentis transportée. Je flottais, comme un nuage blanc balancé par une douce brise.
« Quel phénomène stupéfiant !, m’exclamai-je. Et dire que ce n’est qu’une illusion d’optique… »
Edward plissa légèrement les yeux. Il réfléchit un instant.
« Je ne suis pas tout à fait sûr, Bella, mais… si je me souviens bien, ce phénomène n’est pas du tout une illusion.
_ Ah bon ? Et qu’est-ce donc alors ?
_ Voyons… euh, je crois qu’il s’agit de particules provenant du soleil…
_ Quoi ?
_ Il se produit parfois… une éruption solaire. L’astre éjecte alors vers la terre des particules et elles produisent de la lumière lorsqu’elle entrent en contact avec le… bouclier magnétique terrestre. »
Durant quelques secondes, je demeurai stupéfaite. Le spectacle féerique auquel nous venions d’assister était donc bien réel ! Il était le fruit d’une interaction entre le soleil et la terre… et la terre avait un bouclier magnétique ? Je me mis à rire.
« La nature recèle bien des mystères, Edward. Je crois qu’elle ne cessera jamais de me surprendre ! Il faut absolument que je devienne plus savante, moi aussi. Beaucoup… beaucoup plus savante. »

La nuit obscure était revenue, mais il me semblait qu’elle n’était plus la même. Elle ne le serait plus jamais. Les couleurs qui avaient éclaté, dans les ténèbres du ciel, l’énergie lumineuse qui était parvenue jusqu’à nous, au cœur de notre monde de froid et de silence, me donnaient le sentiment que la vie m’appelait à nouveau. Quelque part. Que j’avais envie de retrouver cette vie, sa chaleur, ses sons, ses odeurs, et sa lumière.

Petit message

J'ai remarqué que, malheureusement, Deezer perdait parfois certains morceaux, mais je ne peux pas savoir lesquels... Alors n'hésitez pas à me laisser un petit message lorsque, au cours de votre lecture, vous rencontrez un lien mort dans mes players. Je ferai en sorte de le remplacer. Merci !