vendredi 18 décembre 2009

VOL II _ chpt 7, chpt 8, chpt 9, chpt 10, chpt 11, chpt 12, chpt 13



Chapitre 7 : Noms indiens/ Indian names




« Je voudrais bien un peu plus de purée de patates, s’il te plaît… »
La petite fille brune tendait son assiette devant elle, ses yeux noirs pétillant de gourmandise, un petit sourire relevant les coins de sa bouche charnue. L’homme qui se tenait en face d’elle saisit l’assiette en riant.
« Quelle gourmande, ma parole ! »
L’enfant sourit et acquiesça d’un signe de tête.
« Et toi, Ohanzee, tu en veux encore ? », demanda une jeune femme d’une voix douce en se penchant sur un petit garçon à la peau laiteuse.
La bouche pleine, celui-ci agita sa cuillère en signe de protestation.
« Je crois qu’il est plein, cette fois-ci, Rachel, gloussa un jeune homme assis près de la petite fille, mais reprends-en, toi, tu dois manger pour deux ! »
La jeune femme émit un petit rire.
« Je ne suis pas sûre que Paul appréciera, si je deviens énorme…
_ Mais tu vas devenir énorme, de toute façon, mon amour, et j’en suis très heureux », assura d’une voix tendre l’homme qui était à ses côtés.
Il tendit les doigts, caressa le bras de sa compagne et posa sa main sur la sienne.

Ces odeurs…

« Nokomis a besoin de grandir, elle peut manger tout ce qu’elle veut, elle !, poursuivit le jeune homme pendant qu’on versait dans l’assiette de la petite fille une grosse louche de purée. Moi, par contre, je reprendrais bien de la dinde…
_ Voyez-vous ça…, monsieur Clearwater a toujours les crocs ! Avec tout ce que tu as déjà avalé ?
_ J’ai besoin de faire des réserves pour l’hiver, je m’y emploie… mais ça ne me profite pas vraiment.
_ Dans quelques années, on en reparlera », intervint d’un air amusé un homme plus âgé, à l’autre bout de la table.
Ses cheveux longs, dans lesquels les mèches noires et blanches se mêlaient, son visage sombre et son air autoritaire contrastaient avec le ton enjoué de sa voix.
« Gardez quand même de la place pour la tarte aux pommes !, s’exclama la jeune femme en se levant, une main posée sur son ventre rebondi.
_ Il y a toujours de la place pour le dessert, ne t’inquiète pas, répliqua un autre homme aux longs cheveux noirs, qui se tenait près du vieil Indien. Et puis c’est ce que les plus jeunes, comme les plus âgés préfèrent, non ? »

Cette voix…

« Est-ce que je peux aller avec popy ?, demanda le petit garçon aux cheveux de jais.
_ Allez, viens là mon grand ! »
L’homme recula son fauteuil roulant et accueillit l’enfant sur ses genoux.
« Voilà une bonne journée !, soupira-t-il en chatouillant le petit qui se tordit aussitôt, hilare. Comment va le travail ?, demanda-t-il à l’adresse de son voisin.
_ Oh, c’est très calme… vraiment. C’est bien, ça me laisse du temps.
_ Bon, parfait, déclara le vieil homme en hochant la tête d’un air pensif. Et tout… va comme tu veux ?
_ Oui, ne t’inquiète pas, papa. Je me débrouille bien. Nous savons ce que nous faisons.
_ Je te fais confiance, Jake, ce n’est pas que… on ne sait jamais, c’est tout. »
Malgré l’inquiétude qui se lisait sur son visage, le vieil Indien sourit, ébouriffant d’une main la tignasse sombre du petit garçon. Son fils se tourna vers lui, tendit une main et la posa sur le bras de son père en signe d’apaisement.

Jake ?

Ce fut comme si je retrouvais soudain mon corps et mes esprits. Je venais de comprendre. Comment ne les avais-je pas reconnus immédiatement ? Ils m’étaient tous si familiers… et m’étaient apparus si différents à la fois ! Je me levai d’un bond, je voulais m’approcher d’eux. Une main me retint.
« Qu’est-ce qu’il se passe, Bella ? »
Je me retournai. Edward me souriait.
« Seth, Seth, regarde !... Il y a un gros oiseau dehors !, s’exclama la petite fille le nez collé contre la porte vitrée. Viens, on va jouer avec lui !
_ On mange de la tarte, d’abord. Reviens t’asseoir, Sarabeth. »
Seth lui faisait signe. L’enfant bondit vers lui.
« Edward, je… »
Sa main entourait mon poignet. Bizarrement, je ne ressentais pas sa fraîcheur habituelle. Je regardai ma propre main. Mes doigts me semblaient étrangers. Ils bougeaient d’une façon qui m’était inconnue. Tout mon corps était… autre. Je me sentais si légère ! J’avais l’impression d’être un fantôme. La main d’Edward m’attirait vers lui. Je me rassis.
Nous étions chez Billy. Du feu brûlait dans la cheminée près de laquelle nous nous tenions. J’en ressentais la chaleur. L’odeur… l’odeur des braises, de la cendre, du bois fumant et, plus loin, par-delà les mille parfums émanant de la cuisine, celles de l’humidité du dehors, de la terre, des arbres. J’entendais le murmure du vent autour de la maison, les feuilles bruissantes, le battement des cœurs de ceux qui étaient attablés. J’entendais leurs souffles. Un moment, je détaillai chaque élément de la pièce. Les lueurs sur les meubles, les mouvements imperceptibles de l’air qui nous entourait et vibrait par endroits. Le visage d’Edward… avait quelque chose de vraiment inaccoutumé. Personne ne semblait prendre garde à nous. Rien de tout cela ne pouvait être réel. Ou bien…
« Edward, nous… nous sommes morts, soufflai-je. C’est cela, n’est-ce pas ? »
Mais il ne répondit rien. Il ne semblait pas m’avoir entendue et regardait droit devant lui. Avais-je réellement ouvert la bouche de toute manière ? M’était-il possible de m’exprimer autrement qu’en pensée ?
« Nous… nous ne sommes pas vraiment là… »
C’était l’évidence. La première surprise passée, je me rendais compte que je ne ressentais pourtant aucune peine, aucune inquiétude particulière. J’étais profondément tranquille au contraire. En paix. Il me semblait que tout était bien, que chaque chose était à sa place. J’étais heureuse de voir mes enfants, Billy, Jake… car c’étaient bien eux. Quel beau rêve ! J’aurais aimé qu’il dure.
Edward souriait toujours, le regard perdu au loin, l’air serein. Il souleva ma main, la porta à sa bouche, l’embrassa.
Je lui souris en retour, et tout s’évanouit.

J’ouvris un œil. Quelque part, un enfant pleurait.
Je me redressai. Malgré l’heure matinale, le printemps revenu avait ramené des rayons de soleil tiède qui filtraient à travers les rideaux tirés de la fenêtre. Il allait faire beau. Tant mieux. Nous irions nous promener.
Sarah appelait. Je me levai.
Eveillée depuis plus longtemps que son frère, sans doute, elle avait aussi moins de patience. Mais ses larmes étaient brèves, vites remplacées par de magnifiques sourires qui faisaient pétiller ses yeux de biche et fondre littéralement son grand-père Billy. Karel ne pleurait quasiment jamais, lui. Il observait, silencieux, considérant les colères ou les chagrins éphémères de sa sœur avec attention.
« Allez, mes bébés, c’est l’heure du petit déjeuner. »
Pendant que je préparais leur repas, les images et les sensations de mon rêve repassaient dans ma tête. Une nostalgie, à la fois douce et amère, s’empara de moi. J’essayai de m’accrocher à ces images d’un bonheur simple que mon esprit avait élaborées. A cette vision joyeuse de mes enfants qui avaient grandi, au visage calme et assuré de Jacob, à cette impression de tranquillité que j’avais ressentie.
Cela faisait bien longtemps que je n’avais plus rêvé ou que, du moins, je ne m’étais souvenue d’aucun rêve. La fatigue et les préoccupations quotidiennes ne m’autorisaient plus que de profonds sommeils, toujours trop brefs. Je m’endormais généralement le nez dans mes livres ou dans mes cours, passais trois demi-journées à travailler pour la sympathique bibliothèque de Forks (le réseau des bibliothèques d’Olympic nord, la NOLS, m’avait recrutée sur un emploi à mi-temps, mais pour une année seulement -ce qui s’était finalement révélé une aubaine pour moi et me permettait d’envisager la possibilité, pour les années à venir, de travailler dans celles de Sequim, Port Angeles ou Clallam Bay, puisque le travail que je fournissais semblait être apprécié) et consacrais le reste de mon temps à mes enfants, entre La Push et la villa des Cullen où ils disparaissaient des heures durant, passant de bras en bras, de visages en visages, tous plus souriants les uns que les autres, pour leur plus grand bonheur. Rosalie et Esmé étaient particulièrement tendres et dévouées avec Sarah et Karel, qui babillaient à présent quelques petits mots. Elles s’émerveillaient sans cesse de leurs progrès et résistaient tant bien que mal à la tentation de les couvrir de cadeaux. Edward se montrait un père attentif et très affectueux. Je mesurais chaque jour le bonheur que représentait pour lui le fait d’être père et, peut-être parce qu’il n’aurait jamais dû en avoir l’opportunité, il se montrait sans doute le meilleur père dont des enfants puissent rêver. Le premier « baba » de Sarah avait été pour lui, un matin, et il en avait ressenti une fierté qui m’avait émue aux larmes. Son association avec l’avocat de Seattle commençait à porter ses fruits. Il s’y rendait régulièrement pour l’assister lors d’entretiens avec certains clients ou témoins potentiels, et il partait désormais chasser très régulièrement avec ses frères. Plus qu’à son habitude, en fait, depuis que cela s’était avéré nécessaire. Il avait perçu le retour de mon trouble et, lui-même, avait décidé de tout mettre en œuvre pour que notre vie commune soit la plus normale possible. Je savais les efforts qu’ils faisait pour anticiper et éviter la moindre tension. De mon côté, j’agissais de mon mieux, également, pour lui épargner tout malaise ou toute tentation. Mais c’était une situation particulièrement difficile. En m’efforçant de ne pas y penser au quotidien, je redoutais cependant toujours le moment… le moment où l’équilibre que nous tentions de maintenir de toutes nos forces se romprait et où les lourds nuages qui planaient, invisibles, au-dessus de nos têtes, finiraient par crever en un orage dévastateur.
Emmett, et lui avaient quitté Forks la veille au soir. Ils seraient de retour dans un jour ou deux. Jasper et Alice étaient repartis aider Leah et Johnny dans leurs recherches sur la côte est, peut-être jusqu’au Québec cette fois. J’allais conduire mes enfants à La Push pour la journée, et me consacrer à mon travail personnel. Cette première année d’études universitaires m’avait vraiment passionnée et j’avais pour le moment obtenu des résultats suffisants pour pouvoir espérer m’inscrire en deuxième année dès la rentrée prochaine. Avant l’été, il me faudrait cependant passer sur place, à Seattle, un examen terminal, que j’aurais la possibilité de repasser à l’automne si je ne me sentais pas tout à fait prête. Mais je me sentais prête, j’étais sûre d’avoir trouvé ma voie et les évènements de ma vie ne m’empêchaient pas de la suivre, même si la fatigue se faisait parfois sentir. Avec une bonne organisation, on arrive à tout. Il ne me restait qu’à me plonger dans les révisions nécessaires.
Après les avoir nourris, lavés et habillés, je passai une petite heure à promener mes enfants sur un sentier de La Push qui conduisait à la plage. Nous y fîmes une halte. Le soleil du matin jouait avec les vagues rondes d’une mer calme, d’un gris bleu très doux. Sarah et Karel étaient captivés par le moindre bruit, les cris des oiseaux, le souffle de la mer, les grains de sable. Karel observait avec ravissement l’horizon, de ses yeux aux reflets verts, si grands, dans son petit visage rebondi et pâle coiffé de cheveux d’un noir profond, qu’ils lui donnaient un air toujours curieux et inquiet. Sarah essayait d’attraper des petits cailloux. Ses doigts minuscules se refermaient précautionneusement sur les formes douces. Elle souriait. Elle avait déjà un sourire merveilleux, grand, entier, débordant, qui illuminait instantanément son visage mutin à la peau dorée. Ses cheveux allaient en s’éclaircissant progressivement. Ils seraient châtains, sans doute, presque de la même teinte que sa peau. Ressembleraient-ils aux petits enfants que j’avais imaginés dans mon rêve ? C’était fort possible. Ceux que j’avais vus devaient avoir cinq ou six ans. Seth et Billy y avaient un peu changé eux-mêmes… Mais ils avaient tous l’air si heureux !
Je m’absorbai dans la contemplation du paysage. Etre mère avait progressivement modifié mon regard sur les choses et le monde. Je m’étais mise à apprécier chaque instant où la possibilité m’était donnée d’être avec ceux que j’aimais, chaque moment de paix et de plaisir. La lumière sur l’eau, la brise chargée d’effluves… autant de raisons d’aimer la vie.
Je déposai ensuite Karel et Sarah chez Billy -il les attendait déjà avec impatience !- et retournai me consacrer à la lecture les derniers cours qui m’avaient été envoyés. Outre l’étude de la littérature, qui était pour moi presque une seconde nature, j’avais été plus particulièrement fascinée au cours des derniers mois par celle de l’anthropologie. La dernière partie du programme que je venais justement de recevoir portait sur le lien entre la culture et le droit, analysant la progressive acquisition de droits par les êtres humains et leurs différentes significations. Le cours dispensé étudiait, entre autres, des cas particuliers de souveraineté, de crimes de guerre, d’épuration ethnique, de génocide ou de torture, puis s’interrogeait sur la possibilité du pardon et son processus. Tout au long de l’année, cette matière m’avait beaucoup appris, et j’attendais avec impatience le programme de l’année suivante.
Captivée par ma lecture, la journée passa sans que je m’en rende vraiment compte.





Chapitre 8 : La troisième épouse/ The third bride

L’après-midi touchait à sa fin quand je retournai à La Push. Seth Clearwater arriva en même temps que moi. Sa mère, Sue, lui avait demandé d’aller proposer à Billy de partager leur repas du soir. En entrant, je découvris ce dernier en compagnie du vieux Quil Ateara. Tous deux étaient penchés sur Sarah et Karel qui dormaient profondément. Cependant, comme nous saluions les deux hommes, mes enfants s’éveillèrent. Sarah bâilla, en émettant de petits cris.
« Coucou, bébé !, fit Seth à son adresse. Eh, mais c’est qu’on devient jolie ! »
Je lui lançai un regard en coin, assorti d’un demi-sourire.
« Ne me mords pas, Bella, je plaisante… ! », pouffa-t-il.
Puis il déposa un baiser sur le petit front de Karel.
« Dans quelques années, murmura-t-il sur un ton complice au bébé qui le regardait en clignant des yeux, je t’apprendrai à approcher les wapitis et les cougars sans te faire repérer… en te déplaçant comme une ombre.
_ Laisse-lui un peu de temps, Seth, soupirai-je. Pour le moment, il chasse très bien le biberon et ça a l’air de lui suffire. »
Le jeune Indien gloussa.
« Profites-en, Bella, après…. les Quileutes sont intenables. Regarde-moi !
_ Pfff, intervint le vieux Quil, tu tèterais encore ta mère si on ne te retenait pas ! »
Billy explosa d’un grand rire en donnant une tape sur l’épaule de son ami. Seth fit la moue, mais il était impossible de parvenir à le fâcher. Il se contenta de se taire en tirant la langue dans le dos du vieil homme dès que celui-ci eut cessé de le regarder. Billy tendit les bras vers Sarah.
« Viens ici, Nokomis, ma petite princesse. Dis au revoir à ton grand-père. »
Mon sourire se figea sur mes lèvres. Je me tournai vers Billy.
« Quoi… Comment l’avez-vous appelée ?
_ C’est un nom indien, Bella, répondit-il en caressant la tête de la petite fille d’une de ses grandes mains noueuses. Je trouve qu’il lui va bien.
_ Il signifie « fille de la lune », précisa à mon adresse son vieil ami aux longs cheveux blancs.
_ Ah…, fis-je un peu déconcertée, c’est joli. C’est très joli.
_ Il y a un problème ?, demanda Billy qui venait de remarquer mon hésitation.
_ Non, non. C’est juste… »
A cet instant, un autre nom me revint en mémoire.
« Et… Omémée… ? Qu’est-ce que cela signifie ?
_ C’est la colombe, répondit Quil avec douceur. Où as-tu entendu ce nom ?
_ Je ne sais plus trop. Je me demandais juste…
_ C’était aussi le nom de ma grand-mère, ajouta Billy en plissant les yeux. Voilà longtemps que je ne l’avais pas entendu. »
Il y eut un silence. Les deux Indiens se dévisagèrent. Je ne savais pas trop comment interpréter leurs regards. Seth agaçait Karel qui tendait vers lui ses petits poings en riant.
« Quil, poursuivis-je, je vous ai entendu… il y a longtemps, raconter l’histoire de Taha Aki…
_ Oui… », acquiesça ce dernier en hochant la tête.
Dans son vieux visage couvert de rides profondes, ses yeux noirs venaient de s’allumer d’un coup. Deux petites flammes claires dansaient à présent au fond de ses pupilles. Je me souvins que Jacob m’avait parlé de la passion avec laquelle Quil évoquait leurs légendes et lui avait expliqué leurs anciens rituels.
« J’avais beaucoup aimé vous entendre, et je me suis toujours demandée… la troisième épouse… celle qui se sacrifie pour sauver son époux… est-ce qu’on connaît son nom ? Vous ne l’avez pas dit.
_ Elle a un nom, bien sûr, répliqua le vieil Indien dont les petits yeux vifs glissaient sur mon visage et paraissaient y chercher quelque chose, avec insistance. On ne le dit pas, par respect.
_ Par respect ? Je ne comprends pas… Je trouvais dommage qu’on l’ait oubliée, justement… alors qu’elle… a un rôle très important. Enfin à ce qu’il m’a semblé…
_ Bien sûr, bien sûr, assura-t-il. On ne dit pas son nom par respect pour la douleur de l’âme de Taha Aki.
_ Vraiment ?
_ On raconte qu’après sa mort, il est demeuré inconsolable. A jamais. On ne sait même pas s’il n’est pas toujours là, parmi nous, quelque part sur notre territoire. Il n’y a pas d’histoire qui parle de la mort de Taha Aki. Les légendes évoquent juste son tourment et son départ, sa fuite dans la forêt d’où il n’est jamais revenu. Alors on évite de dire le nom de son épouse, pour ne pas le contrarier. »
Je demeurai songeuse, un instant, le regard posé sur les petites mains de Sarah qui s’accrochaient aux cheveux de Billy. Puis je haussai les épaules et souris.
« Je n’entendrai donc jamais ce nom… tant pis.
_ Je peux l’écrire, si tu veux, proposa le vieux Quil d’un air malin.
_ C’est une idée…, je vous trouve un stylo. »
Je fouillai dans mon sac. Quil exagérait, mais je voulais respecter ses croyances. Je finis par dénicher de quoi écrire. Mais n’ayant pas de papier, je lui tendis ma main.
« Allez-y, comme ça, pas de risque que l’esprit de Taha Aki tombe dessus. Il sera bientôt effacé », plaisantai-je.
L’Indien hésita, puis écrivit. Je lus les lettres tracées sur ma paume.
« C’est très joli aussi… Et ce nom a un sens ?
_ Il signifie « soleil levant », articula Billy qui, apparemment, avait déjà entendu ce nom, lui.
_ Bien, conclus-je. Je vous remercie. J’avais longtemps pensé à cette femme… je suis heureuse d’avoir appris qui elle était aujourd’hui. J’espère que, malgré cette superstition, on ne l’oubliera pas.
_ Ce n’est pas parce qu’on ne prononce pas un nom qu’il disparaît, Bella, ajouta Quil avec beaucoup de sérieux. Au contraire, même… Tu vois, même s’il s’efface bientôt, je pense que tu ne l’oublieras pas. »
Il avait raison.
Je hochai la tête et souris avant de prendre congé.
Comme je quittai la réserve, je sentais que, dans mon cœur et mon esprit, de nouvelles questions émergeaient, un peu confusément encore, auxquelles j’aurais pourtant bien du mal à trouver des réponses.

J’étais dans le salon de la villa des Cullen, le lendemain, en fin de matinée, lorsque Edward et Emmett rentrèrent de leur chasse. Esmé avait emmené Sarah en promenade dans les bois et Rosalie amusait Karel en lui racontant une histoire. Mon fils l’écoutait, comme hypnotisé. Depuis que je l’avais mis pour la première fois dans les bras de Rosalie, peu après sa naissance, Karel exerçait sur elle un charme puissant. Quand elle était avec lui, plus rien au monde n’existait, et elle s’absorbait des heures dans une conversation avec mon fils, parfois muette, parfois bruyante, où chacun utilisait le langage qui était le sien et semblait malgré tout comprendre l’autre à la perfection. L’aversion naturelle de Rose pour les Transformateurs, celle de tout vampire pour cette lignée ennemie, ne s’était pas manifestée… pas encore en tout cas, et je m’inquiétais déjà du jour où -si Karel venait à transmuter comme il était apparemment destiné à le faire- la magie qui les liait serait définitivement rompue. Chacun en ressentirait une immense peine, c’était certain.
A travers la grande baie vitrée, mon regard allait se perdre entre les arbres de la forêt. Je repensais à Billy et à Quil. A mon rêve de la veille, qui n’avait pourtant rien de commun avec tous ceux que j’avais pu faire l’année précédente. Les choses m’y étaient apparues si douces et irréelles… J’avais entendu des noms, pourtant, que je ne pouvais avoir inventés et qui n’étaient certainement pas qu’une simple coïncidence. Lorsqu’il reviendrait, Carlisle m’aiderait peut-être à y voir plus clair. J’avais besoin de ses conseils, même si j’avais du mal à envisager de devoir lui mentionner la présence de Jacob. Mes visions de lui me semblaient toujours un élément si intime, si subjectif, que ma pudeur me commandait de les garder pour moi.
« Nous avons croisé Esmé et Sarah, annonça Emmett en se penchant sur Rosalie pour l’embrasser. Et… les ours sont solides cette année !
_ Je vois que tu l’es plus qu’eux, en tout cas, sourit-elle, tu me sembles… en bon état.
_ Détrompe-toi, répliqua Emmett, j’ai été mordu. Mais j’ai fait en sorte qu’aucune partie essentielle ne soit emportée…
_ Tu aurais donc aussi bien pu revenir sans ta tête ? », ironisai-je.
Edward déposa un baiser sur mon front en souriant malicieusement. Emmett émit un grognement qui s’acheva dans un grand rire.
« Tu m’as eu là… Je parlais de mon cœur : c’est lui que je pense toujours à sauver, parce qu’il appartient à Rose. »
Edward cligna de l’œil à son intention et je gratifiai Emmett d’une exclamation admirative.
« Fais attention, intervint Edward, continue comme ça et tu risques de finir poète… »
Emmett prit un air effrayé.
« Ah bon ? Je crois que j’ai encore de la marge, non ? »
Nous rîmes tous de bon cœur. Quelques minutes plus tard, Esmé et Sarah rentrèrent de leur promenade, suivies de près par Carlisle.
Avant même que je me sois décidée, Edward avait senti que quelque chose me préoccupait. Sa capacité à comprendre mes émotions sans que j’aie besoin de les exprimer était impressionnante. Sans doute s’était-elle encore accrue depuis que nous vivions ensemble. Lire mes pensées aurait presque été superflu.
« Rien de bien grave, Edward. J’ai juste… fait un rêve un peu spécial, l’autre nuit. »
Immédiatement, il parut un peu inquiet.
« Un rêve banal, je suppose… rien de terrible, ne t’en fais pas. C’est juste que… cela fait longtemps que j’avais oublié de rêver ! »
Sans se montrer totalement rassuré pour autant, il sourit.
« Je me disais que j’aurais aimé avoir l’avis de Carlisle.
_ Tu sais que ta capacité à ressentir les choses à travers tes rêves l’intéresse beaucoup, Bella. Je pense qu’il sera ravi si tu décides de partager avec lui ce que tu as vu. »
Je hochai la tête. Le docteur Cullen était sur la terrasse, en compagnie d’Esmé et de Sarah.
« Je pourrais vous parler, Carlisle ?, demandai-je après avoir embrassé ma fille qui piaillait avec force. Elle était d’humeur loquace, de toute évidence. J’ai… enfin, je me pose quelques questions et j’aimerais avoir votre point de vue.
_ Bien sûr, Bella, répondit-il sans hésitation. Rentrons. J’allais justement mettre en ordre dans quelques papiers pour l’hôpital. Nous serons plus au calme dans mon bureau. »
Je le suivis à l’étage. Contrairement aux fois précédentes, je préférai au grand fauteuil un petit tabouret. Mais je me levai rapidement, ne sachant comment commencer. Je m’approchai de la fenêtre, de laquelle on pouvait voir une partie de la terrasse, en bas. Edward et Rosalie avaient rejoint Esmé.
« Carlisle, commençai-je, j’ai… j’ai recommencé à rêver, il y a deux nuits. Mais cela n’avait rien à voir avec les autres rêves dont j’ai pu vous parler… C’était un rêve heureux, où rien de terrible n’arrivait. Il m’a appris un nom, sans importance, que je ne connaissais pas, et que j’ai entendu dans la bouche de Billy le lendemain.
_ Cela n’a rien de bien étonnant, Bella. La capacité que tu as à découvrir ou à comprendre des choses à travers certains de tes rêves est toujours là, en toi, même si elle ne se manifeste pas en permanence. Veux-tu me dire ce que tu as appris dans ton rêve ?
_ Eh bien je… j’ai vu mes enfants, chez Billy. Il me semblait que c’était lors d’un repas de fête. Ils étaient plus grands. Sarah et Karel portaient des prénoms indiens. Je ne les ai pas reconnus tout de suite. En fait, je n’ai reconnu personne d’abord. Comme si je n’étais plus vraiment moi. Le lendemain, en allant à La Push, j’ai entendu Billy s’adresser à Sarah en l’appelant par le même prénom. »
Carlisle leva les sourcils.
« C’est sans doute vrai qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter, Bella. C’est une bonne chose, tu ne trouves pas, que tu fasses un rêve qui ne tourne pas forcément au cauchemar ? Il y a de quoi se réjouir.
_ Oui, effectivement. »
Je souris, quelques secondes. Ce n’était pas pour cela que je voulais avoir l’avis de Carlisle, il fallait que je me décide.
« Il y avait aussi… il y avait Jacob dans mon rêve, docteur Cullen. »
Le médecin posa sur moi un regard intrigué. Puis il fronça les sourcils et parut réfléchir un instant.
« Que faisait-il au juste ?, finit-il par demander.
_ Il rassurait son père qui avait l’air anxieux à son sujet. Lui non plus, je ne l’ai pas reconnu immédiatement. Il était assez différent. Il avait l’air… adulte. Très calme et confiant. J’étais heureuse de le voir. Il avait l’air… d’aller bien. »
Je me rendis compte, au moment où je finissais ma phrase, que ma gorge s’était serrée. Carlisle plissa les lèvres.
« Viens là, Bella. Approche, fit-il en tendant la main. »
Je m’avançai vers lui.
« Il est tout à fait normal, expliqua-t-il, que tu rêves de Jacob. C’est même une très bonne chose. Il faut du temps, très longtemps parfois, pour accepter la disparition de quelqu’un. Et l’esprit humain a toutes sortes de moyens, de tactiques je dirais, pour y parvenir. Ce que tu as ressenti me semble assez révélateur : tu connais la douleur de Billy, tu voudrais l’adoucir, tu espères aussi que Jacob soit en paix… Ce sont des sentiments tout à fait naturels et logiques. Il y a des étapes à franchir, les unes après les autres. Tu fais ton deuil, peu à peu, sans t’en rendre compte. »
Les mots du docteur Cullen me semblaient très justes. Il avait certainement raison.
« J’avais la sensation, repris-je après un soupir, d’être un fantôme moi-même… Je me demandais si je n’étais pas morte.
_ C’est très certainement le cas, quelque part, affirma Carlisle. Quand quelqu’un que l’on aime disparaît, une part de nous meurt avec lui. Le sentiment que tu as éprouvé reflétait sans doute cela. »
Encore une fois, il m’apparut que ces paroles étaient pleines de bon sens. Quelque chose, en moi, poursuivait son chemin, et je devais m’estimer heureuse que cela se fasse en douceur et de cette manière. J’avais apprécié la sensation que j’avais éprouvée d’être finalement bien à ma place, posée et calme… cette espèce de sérénité, avec, derrière elle, plus profondément, plus sourdement, ce sentiment aigre-doux de renoncement, comme d’abnégation, qu’il m’avait semblé reconnaître.
J’aurais aimé ressentir à nouveau cette quiétude, retrouver cet état de légèreté. Peut-être une autre fois… Peut-être était-ce ce qui m’attendait à l’avenir, lorsque j’aurais franchi toutes ces étapes dont me parlait le docteur Cullen.
« Je vous remercie, Carlisle, dis-je finalement. Tout me semble plus clair, en effet. J’espère avoir toujours des rêves aussi simples, à l’avenir. »
Pour toute réponse, le père d’Edward sourit.
Le laissant alors à ses affaires, je descendis, réellement plus détendue, rejoindre les autres sur la terrasse.





Chapitre 9 : "Partez... tu m'entends ? Immédiatement !"/ "Go away... you hear me ? Right now !"

Karel et Sarah dormaient à l’intérieur d’une chambre, dans deux petits lits jumeaux qu’Esmé avait dénichés chez un antiquaire, et je passai un moment assise face aux arbres verdissants, le nez levé vers les nuages blancs du ciel en compagnie d’Edward.
Je m’assoupissais presque, lorsqu’à l’intérieur de la villa, le téléphone sonna. Le bruit avait semblé si lointain à mon esprit engourdi qu’il s’était intégré à ma rêverie. Quelqu’un dut décrocher presque immédiatement car, au bout de la deuxième sonnerie, je n’entendis plus rien et je me remis à glisser, lentement, dans une ouate lumineuse et confortable dont je fus brusquement tirée par la main fraîche d’Edward venue se poser sur mon visage. J’ouvris les yeux, il était debout à mes côtés.
« Bella, viens, c’est Alice. Elle veut te parler.
_ Quoi… ? »
Lorsque je parvins dans le salon, je n’avais pas encore retrouvé tous mes esprits. D’un air grave qui me tira tout à fait de ma torpeur, Esmé me tendit le combiné.
« Allô, Bella ?
_ Oui, Alice.
_ Vite, il n’y a pas une minute à perdre. J’ai expliqué à Esmé et Edward doit déjà avoir lu ses pensées… »
Je jetai un regard vers lui. Son expression nerveuse me laissa entendre qu’il savait de quoi Alice parlait. Il disparut soudain de mon champ de vision.
« Alice… qu’est-ce que… ?
_ Je viens d’avoir une prémonition, Bella. Cela faisait si longtemps… Je ne sais pas quand cela va se produire exactement mais j’ai vu plusieurs choses. Tu dois partir te mettre à l’abri. Avec Edward. N’importe où. Nous ne devons pas savoir.
_ Enfin, de quoi parles-tu, Alice ! »
Le ton affolé de sa voix fit naître dans tout mon corps une violente tension qui me coupa le souffle. Devant moi, Carlisle, Rosalie et Emmett venaient d’apparaître. L’oreille aux aguets, ils étaient attentifs à la voix provenant du téléphone. Je ne pouvais douter qu’ils entendaient les paroles d’Alice aussi clairement que moi.
« J’ai vu Alec, Bella. Il était avec Giacomo. Il devait l’avoir traqué et trouvé. Il l’a… torturé, longtemps. Quand il a enfin su ce qu’il voulait savoir, il l’a tué. Il est… dans une rage folle ! Il demande l’intervention des Volturi. Il veut que sa sœur soit vengée. Aro déplore la perte de Jane, mais il répugne à vous condamner d’avance sans connaître toute l’histoire. Marcus est de son avis. Ils veulent comprendre ce qu’il s’est passé. Alec ne souhaite qu’une chose : notre disparition à tous. Les Volturi délibèrent. Ils finissent par décider d’envoyer Félix et Démétri pour vous ramener, toi et Edward, afin que vous donniez des explications. Ils ont ordre d’éliminer tous ceux qui tenteront de se mettre sur leur chemin. Alec veut les accompagner mais Aro le lui interdit. Il sait de quoi il est capable. Vous devez quitter Forks tout de suite ! Vous devez quitter le pays !
_ Mais, Alice… »
Je ne savais plus quoi dire, ni quoi faire.
« Immédiatement, Bella ! Tu m’entends ? Je veux parler à Carlisle. »
Le docteur Cullen était déjà près de moi et avançait une main pour prendre le combiné.
« Viens avec moi, Bella. »
C’était la voix d’Edward. Je le dévisageai, incrédule. Au bout de quelques secondes, je m’aperçus que je tremblais.
« Mais… ce n’est pas possible… et puis je ne peux pas… »
Esmé s’était approchée. Une de ses mains se posa sur ma joue, l’autre sur mon épaule. Elle planta son regard doux et compréhensif dans le mien. J’y lus une détermination également, dure et glacée, que je ne lui avais jamais vue.
« Tu dois faire ce que dit Alice, Bella. Tu dois le faire pour tes enfants, pour Edward, pour nous tous et pour toi. Ne t’inquiète pas. Nous ferons tout ce qu’il faudra. Partez. Partez immédiatement ! »
Je ne réagis pas. Cela m’était impossible. Elle me serra dans ses bras, m’embrassa affectueusement.
« Il est hors de question que je… Sarah et Karel, ils viennent avec nous.
_ C’est tout à fait impossible, intervint Rosalie qui fit quelques pas rapides dans ma direction. Ils sont trop petits. Nous allons nous en occuper, Bella. Je vais tout faire… tu peux avoir confiance. Peut-être vaudrait-il même mieux qu’ils soient à La Push, chez Billy. Si les Volturi viennent ici, il est préférable qu’ils n’y trouvent pas de bébés. J’irai les voir tous les jours, je te le promets. »
Soudain, je compris tout. Qu’allait-il se passer ? Ils risquaient tous le pire. Quand Félix et Démétri viendraient nous chercher… que feraient-ils s’ils ne nous trouvaient pas ? Quels moyens emploieraient-ils pour connaître l’endroit où nous serions ? Qui devrait mourir encore ?
« Hors de question !, criai-je. Personne ne va encore risquer sa vie par ma faute. Je reste là. S’ils me veulent, ils me trouveront et ils feront de moi ce qu’ils voudront. Je ne supporterai pas…
_ Bella, je refuse que toi, et mon fils, soyez la proie de la vengeance aveugle d’un Volturi déchaîné, coupa Carlisle qui avait fini sa conversation avec Alice. Si vous n’êtes pas là, nous aurons plus de temps… pour chercher les moyens de leur expliquer ce qu’il s’est passé. Je vais prévenir d’autres vampires, afin qu’ils sachent. Les Volturi sont très sensibles à l’opinion des différents clans. Ils cherchent le respect, c’est pour cette raison qu’ils tentent de se montrer justes, somme toute, et savent parfois y sacrifier leurs propres intérêts. Je suis persuadé que le clan de Denali ainsi que mes amis irlandais nous croiront sur parole et nous soutiendront quand ils sauront. Je vais les inviter à nous rendre visite. Plus il y aura de monde, plus nous serons en sécurité. Le comportement de Jane lui a coûté la vie, mais ses motivations étaient injustes et égoïstes. Les Volturi ne sauraient tolérer ce genre de comportement qui donnerait une mauvaise image d’eux si on venait à l’apprendre. Il faut juste trouver le moyen de leur expliquer comment les choses se sont déroulées, en se tenant éloignés de la colère d’Alec. Et pour cela, il faut du temps, Bella. »
Le docteur Cullen avait enfermé mes mains dans les siennes.
« Alice a raison, nous ne devrons pas savoir où vous vous trouverez, je lui ai demandé de ne pas revenir elle-même, afin que les Volturi ne puissent pas s’en servir contre vous, éventuellement. Quant à Johnny… je me doute que la présence, ici, d’un Enfant de la Lune doit mettre Caïus en transe, mais personne parmi eux ne connaît son identité pour le moment et nous ferons en sorte qu’il s’éloigne de Forks le plus souvent possible. De plus, je suis certain qu’aucun des Quileutes ne révèlera rien à son sujet. De toute manière, Aro ne saurait s’attaquer à eux tous : ils sont trop nombreux. Les Volturi punissent individuellement et discrètement de nos jours, ils ne peuvent pas s’autoriser un massacre. Ils ne se le permettent plus, aujourd’hui. Cela se remarquerait trop. Il ne s’en prendront pas à un peuple entier… tu peux déjà te rassurer à ce propos. Partez, loin, pour le moment. C’est ce qu’il y a de mieux à faire.
_ Si vous restez et que personne ne réagit, vous signez votre mise à mort en leur rendant les choses trop faciles, ajouta Emmett. »
Carlisle acquiesça d’un signe du menton.
Je comprenais tout ce qu’on venait de me dire. Je le comprenais très bien. Mais je ne pouvais pas quitter mes enfants.
« Allons-y, Bella. »
La voix d’Edward était basse, mais très ferme. Il me connaissait trop bien. Il devait savoir exactement ce que j’éprouvais. Je sentis sa main se refermer autour de mon bras.
« S’il te plaît, Bella… Nous nous débrouillerons pour prendre des nouvelles. Par Alice… Jasper pourra servir d’intermédiaire. N’aie pas peur.
_ Je n’ai pas peur, Edward. Cela fait longtemps que je n’ai plus peur... pour moi.
_ Je sais. »
Je savais exactement ce qu’il allait se passer. Déjà, il me tirait vers lui. Je ne pourrais pas résister. Pourtant, j’allais refuser de le suivre. Je ne voulais pas partir. Je sentis les larmes de l’impuissance monter dans ma gorge, un goût salé, comme celui de l’eau de mer. Il me semblait que je m’emplissais d’eau, mais une eau acide, brûlante et furieuse, qui tourbillonnait à l’intérieur de mon être, de plus en plus violemment.
« Ne m’oblige pas… »
Ses doigts serrèrent plus étroitement mon bras. Il glissa derrière moi. Son bras s’enroula autour de ma taille. Je vis Emmett s’avancer. Je fermai les yeux.
« Ne fais pas ça, Edward, je t’en prie…
_ Je suis désolé, Bella. »
Alors j’explosai. Je me mis à hurler et à sangloter, mais, avant même que j’aie le temps de réaliser, j’avais été soulevé de terre, entraînée au-dehors, et placée de force -par des bras d’aciers contre lesquels je ne pouvais rien- dans une voiture qui roulait, déjà, dans une direction inconnue.



Les heures passèrent. Peu à peu, la nuit vint.
Les paysages avaient défilé. Je n’avais pas vraiment vu ce que je regardais. Je m’étais murée dans le silence de mes pensées obscures et de mes sentiments affolés. Il me semblait que je m’étais finalement noyée. Que toute l’eau contenue en moi avait fini par submerger, de l’intérieur, mon corps, mon cœur et mon esprit. J’avais pleuré, longtemps. Mes yeux et ma tête étaient douloureux, à présent. Très douloureux. Mais cela m’était égal.
Nous fuyions, laissant derrière nous une menace que d’autres devraient affronter sans nous, qui nous rattraperait bientôt, peut-être, et tout aurait été vain. Tout. Nos vies. Nos vies entières. La mienne avait peu d’importance. J’éprouvais une angoisse affreuse. Je pensais à mes enfants, aux Cullen, à Billy… à ma mère. Edward… Edward conduisait, sans relâche, le regard fixé sur la route, le visage fermé, impassible. Il conduisait vite, comme à son habitude.
Des panneaux avaient annoncé le nom des villes que nous avions traversées. Port Angeles, Sequim, Blyn… nous avions passé le pont flottant du canal de Hood, puis le pont suspendu reliant Gig Harbour à Tacoma. Alors ce furent Auburn, Bellevue, Everett, Bellingham. D’abord, je n’y avais pas prêté attention, avant de comprendre la direction que nous avions prise. Nous sortions du territoire. En fin de journée, nous étions au Canada, près de Vancouver. Edward prit directement la direction de l’aéroport et, lorsqu’il coupa enfin le moteur de la voiture garée sur le parking, il posa sur ma nuque une main fraîche et légère qui m’attira contre lui. Il posa ses lèvres sur mon front. Durant quelques secondes, il me serra dans ses bras.
« Ne m’en veux pas, Bella, s’il te plaît, murmura-t-il. Je te promets de tout faire pour te protéger, je te promets… que tout ira bien. Sarah et Karel sont en sécurité, ne t’inquiète pas. Carlisle va trouver une solution. Nous allons tous faire ce qu’il faut. »
Je levai mon regard vers lui. Mon expression lui fit plisser les yeux, ses pupilles luirent dans la pénombre.
« Viens, Bella. Viens avec moi. »
Je le suivis. Les couloirs, les écrans, le monde. La foule pressée et anonyme traînant bagages et enfants. Nous, nous voyagions sans bagages. Nous n’étions pas de simples voyageurs. Nous étions des exilés.
Il prit des billets, revint vers moi.
« Où allons-nous ?, demandai-je alors qu’il prenait mon bras et me reconduisait vers la sortie.
_ Tokyo. Mais le vol ne part que dans quelques heures. En attendant, nous retournons en ville. Tu dois manger. As-tu besoin de quelque chose de particulier ? »
Je fis « non » de la tête. Fallait-il se préoccuper de mes besoins ? Déjà, je sentais que j’allais l’empêcher d’être aussi efficace et rapide qu’il aurait pu l’être sans moi. Ceux qui nous poursuivraient, qui avaient peut-être déjà commencé leur traque, n’avaient pas de besoins, eux. Il ne leur faudrait pas s’arrêter pour manger, pour dormir…
« Il vaut mieux que nous restions dans la foule, aussi souvent que possible. Nous embarquons un peu avant minuit. Tu dormiras dans l’avion. Le vol durera environ 9 heures, tu auras le temps de te reposer. »
Nous passâmes une petite heure à déambuler dans Gastown, puis Edward insista pour que j’avale de quoi reprendre des forces. Je savais que j’en aurais besoin, sans doute, alors je ne rechignai pas lorsque nous entrâmes dans un restaurant de Water Street. Le lieu était joli. Malheureusement, je n’étais pas en mesure d’apprécier quoi que ce soit. Personne ne s’occupa du fait qu’Edward se contentait de me regarder me débattre avec les quelques bouchées de saumon que je m’efforçais d’ingurgiter. Ce fut un repas très silencieux. Nos regards se croisaient parfois, lourds et soucieux.
Lorsque nous fûmes de retour à l’aéroport, je ne pus m’empêcher de demander :
« Est-ce que… nous ne pourrions pas appeler Carlisle, avant d’embarquer ? Pour savoir si tout va bien.
_ Demain, Bella. Quand nous serons arrivés. Et je préfèrerais que ce soit lui qui appelle. Qu’il laisse un message… pour être certain, tu comprends ? S’il ne le fait pas, j’essaierai de joindre Alice dans quelques jours. »
Quelques jours ? Me serait-il possible d’attendre quelques jours sans devenir folle ?
Mais je n’eus pas à attendre. Dès notre arrivée, le lendemain matin, Edward avait reçu un message : Alice avait vu Démétri. Elle avait fait en sorte de concentrer toute sa pensée sur lui et était parvenue à voir, durant quelques secondes, à travers son regard. Sa seule idée était de nous trouver et de nous ramener à Volterra, comme cela lui avait été ordonné. Dans sa vision, lui et Félix étaient apparemment arrivés à New York et s’apprêtaient à traverser le pays en direction de l’Etat de Washington. Ils y étaient déjà peut-être, à l’heure qu’il était, ou bien y seraient dans quelques jours. Ce fut la raison pour laquelle Edward ne chercha pas à joindre Carlisle. Il attendrait qu’il se manifeste de lui-même, quand tout danger serait écarté.
De Tokyo, nous nous rendîmes à Kyoto où nous passâmes quelques jours, sans nouvelles de personne. Malgré les efforts qu’il faisait pour paraître toujours agréable et rassurant, je sentais bien qu’Edward devait être aussi angoissé que je l’étais.





Chapitre 10 : Exil/ Exile


Un soir, comme je regardais les grosses carpes koï, blanches et rouges, glisser silencieusement dans l’eau claire du petit bassin qui se trouvait dans le jardin du ryokan où nous logions, en me faisant la réflexion qu’elles, comme moi, étions condamnées à tourner en rond sans autre but que celui de rester en vie, le téléphone d’Edward sonna. Nous sursautâmes tous deux. Il prit l’appareil mais ne répondit pas. Quand la sonnerie cessa, il attendit puis écouta le message. Alors, seulement, il rappela Alice. Je m’approchai de lui. Je ne pouvais cependant pas entendre tout ce qu’elle racontait à son frère. Edward acquiesça à plusieurs reprises, ne l’interrompit pas. Au bout d’un moment, seulement, il déclara :
« Il y a autre chose, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que tu ne me dis pas, Alice ? Tu ne nous rends pas service si tu nous caches certaines choses. Cela peut nous pousser à commettre des erreurs que nous pourrions éviter. »
A l’autre bout du téléphone, la voix s’était tue. Edward se redressa.
« Parle, Alice. »
La voix reprit. D’un débit hésitant. Edward écouta, un long moment.
« Je comprends, finit-il par souffler. C’est insoluble. Mais il vaut mieux que je sache. Rappelle dès que tu as du nouveau. Nous allons faire en sorte de ne pas rester trop longtemps au même endroit. Tu devrais faire la même chose. »
Edward écouta encore la réponse de sa sœur, puis il prononça quelques paroles qui me donnèrent le frisson.
« Alice… fais attention à toi », murmura-t-il alors qu’il concluait leur conversation.
Lorsqu’il eut raccroché, il fronça les sourcils. Il avait l’air de réfléchir à la façon de me présenter ce qu’il venait d’apprendre. Je m’agenouillai près de lui.
« Que se passe-t-il, Edward ? », demandai-je en posant ma main sur son poignet.
Un instant, il hésita. Ses yeux passèrent sur mon visage, parurent caresser mes joues, mon menton, ma bouche. Qu’avait-il dans la tête ? Il me sembla qu’il craignait ma réaction.
« Démétri et Félix viennent de quitter Forks », annonça-t-il finalement.
Je le regardai avec insistance. Il soupira.
« Ils y ont trouvé plus de monde que ce à quoi ils s’attendaient. Ils n’étaient pas contents. Une partie du clan de Denali a fait le déplacement dès que Carlisle le leur a demandé. Eleazar, Carmen et Kate sont toujours là-bas. Apparemment, Tanya et Irina sont restées en Alaska.
_ Irina regrette la mort de Laurent, commentai-je. Je me doute qu’elle doit en vouloir particulièrement aux Quileutes. Je comprends qu’elle refuse de s’approcher de leur territoire ou… de nous aider. Tanya…
_ Tanya a de l’orgueil, Bella. Elle a de grandes qualités et une sagesse certaine, mais chacun d’entre nous a ses faiblesses. Elle a préféré rester éloignée pour le moment, mais je ne doute pas qu’elle vienne en renfort si la situation se gâte. »
Je lui lançai, malgré moi, un regard qu’il interpréta comme un questionnement.
« Elle a du mal à comprendre pourquoi je n’ai pas voulu m’engager avec elle. Elle a vu… dans quel état j’étais après t’avoir quittée, lorsque je suis retourné un moment vivre avec eux. Et elle a mesuré la différence. Cela a été dur pour elle. Je m’en veux beaucoup de lui avoir imposé ce spectacle. Avec du temps, j’espère qu’elle me pardonnera… Elle oubliera, sûrement », ajouta-t-il comme pour s’en convaincre lui-même.
Je baissai les yeux. En réalité, je préférais ne pas connaître la nature exacte de la relation que Tanya et lui avaient eue avant que nous nous rencontrions. Elle appartenait au passé, au passé d’Edward dont je ne faisais pas partie. Pour nous deux, seul le présent comptait maintenant. Edward poursuivit.
« Le clan irlandais au grand complet est aussi arrivé la veille de la venue de Félix et Démétri. Ils sont trois : Siobhan, Liam et Maggie. Sans avoir adopté les mêmes principes d’existence que nous, ils se sentent cependant très concernés par l’attitude des Volturi. Etant peu nombreux, ils craignent de leur part une attitude trop autoritaire et jalouse. Siobhan et Maggie ont de grands pouvoirs, elles ne veulent pas devenir les prochaines proies de l’ambition d’Aro. Par contre, les amis égyptiens de Carlisle ont décliné son invitation et il n’est pas arrivé à joindre Alistair. Je ne pense pas qu’il aurait souhaité être mêlé à cette affaire, de toute manière. Il aime sa tranquillité et son indépendance. De son côté, Alice a rencontré un nomade qui s’appelle Garrett. Il lui a paru très soucieux de la façon dont les Volturi se comportent avec ceux qui les intéressent ou les gênent. Elle l’a envoyé à Forks. Il vient d’y arriver aujourd’hui, juste avant leur départ. Il a assisté… Il y a eu une altercation, Bella. »
Je me raidis.
« Tout le monde va bien mais il s’en est fallu de peu. Félix s’est montré particulièrement agressif. Ils ont menacé pour qu’on leur avoue l’endroit où nous nous trouvions, même si notre famille les assurait qu’ils n’en savaient rien. Ils ont simplement expliqué que nous étions partis en voyage, pour une durée indéterminée et sans destination précise. Félix et Démétri ont failli s’en prendre à Esmé. Un vampire sent, par instinct, qu’elle est la plus fragile d’entre nous, et quand il y a une pression à exercer, on s’en prend, bien évidemment, au plus faible. Alors Rosalie est intervenue. Elle leur a tenu tête, malgré les tentatives de Carlisle pour apaiser tout le monde. Félix a cherché à la neutraliser. Emmett s’est emporté. Les choses se seraient sans doute mal terminées sans l’intervention de Kate. Elle a utilisé son pouvoir pour réduire Félix et Emmett à l’impuissance. Son don est très spécial : elle peut envoyer une sorte d’illusion de décharge électrique qui tétanise celui qui la reçoit pour un moment. Quand ils ont compris qu’ils ne pouvaient rien faire de plus, Démétri et lui sont partis. »
Je me sentis instantanément soulagée. Nous allions pouvoir appeler Carlisle, rentrer à Forks…
« Il y a autre chose, Bella…
_ Quoi ?
_ D’abord, concernant les Quileutes… il y a eu d’autres transmutations. Quatre ou cinq garçons, très jeunes. Je suppose que cela est dû au nombre de vampires présents à proximité de leur territoire. Si d’autres Volturi font le déplacement, il y en aura davantage. Ils s’apprêteront à défendre leur clan. C’est regrettable, ce sont des enfants… »
Je posai une main sur ma bouche et fermai les yeux. Je pensai à La Push où j’avais laissé mon cœur. A Sarah et Karel.
« Ensuite…, Edward se mit à fixer un point invisible devant lui, Démétri a une mission et il ne saurait rentrer en Italie sans l’avoir accomplie. Tu sais le traqueur exceptionnel qu’il est, Bella. Il est capable de retrouver la trace de n’importe qui à travers le monde. Son pouvoir de détection n’est pas comme celui de James, il ne fonctionne pas à l’odeur… »
A l’évocation de ce nom, des flashs explosèrent dans ma mémoire, oppressants. Je revis ce visage effrayant surgi du passé, qui s’était collé si près du mien, qui avait humé mon odeur avec avidité. Je revis ses yeux… et tressaillis.
« Démétri détecte la tonalité particulière d’une pensée, sa fréquence fondamentale, exactement comme une musique. Il capte sa note propre en quelque sorte, et c’est elle qui l’appelle, une fois qu’il l’a bien cernée, peu importe la distance. Il lui suffit de la connaître pour être capable de la repérer et… il a eu l’occasion de nous rencontrer. Tous. »
Je fronçai les sourcils. Je commençais à comprendre où Edward voulait en venir.
« Enfin…, reprit-il, il a plusieurs possibilités. Il ne manquait à Forks que trois personnes : Alice, Jasper et moi. Il est certain que tu es avec l’une d’entre elles. Il va lui falloir un peu de temps pour s’accorder parfaitement sur nos notes respectives, mais quand il les tiendra pour de bon, nous ne saurons lui échapper. A moins de conserver toujours une longueur d’avance. C’est elle seule qui nous séparera de lui. Si Alice voit régulièrement ce qu’il fait et où il se trouve, nous aurons un autre avantage. J’espère seulement qu’ils ne la trouveront pas et qu’ils ne l’amèneront pas avec eux en Italie. Elle est seule, et donc plus vulnérable que les autres face à deux vampires puissants, même si je suis convaincu qu’elle est pleine de ressources. Si Aro la touche de force, il saura tout, concernant Johnny, le don d’Alice ou nos enfants... Il verra quelle a été l’attitude de Jane, également, mais il aura appris trop de choses dont il se servira, évidemment, selon ses propres principes. D’après Jasper, nous devons nous tenir tous les trois éloignés le plus possible les uns des autres. Il est plus difficile à Démétri de repérer une pensée unique que plusieurs pensées d’êtres qu’il recherche réunies. C’est pour cette raison que nous ne devons pas nous retrouver pour fuir ensemble. Alice va partir au sud, Jasper au nord, nous, nous allons continuer à l’ouest. »
Je hochai la tête, tristement. Tout espoir de retour venait d’être anéanti.
« Combien de temps, Edward… Combien de temps devrons-nous continuer comme cela ? Jusqu’à-ce qu’il se lasse et renonce ? Je ne pense pas qu’il renoncera de sitôt…
_ Le temps qu’il faudra, Bella. »
Je scrutai ses pupilles d’ambre. Soudain, il saisit mes mains.
« Bella… »
Il paraissait bouleversé tout à coup.
« Démétri ne peut pas te traquer, toi. Ta pensée lui est restée inconnue. S’il te retrouve… ce sera uniquement de ma faute, car je suis avec toi. Ne penses-tu pas qu’il serait préférable… ? »
Dès ses premiers mots, j’avais compris. Je secouai la tête.
« Non, non, Edward, ne me laisse pas ! Je vais devenir folle si je reste toute seule sans savoir ce que vous devenez…
_ Je pourrais le mettre sur une fausse piste, pendant que tu te cacherais ailleurs…
_ Mais ils te veulent, toi, aussi ! Que se passera-t-il s’ils te capturent et t’amènent à Aro ? Ils sauront tout, également, sans pour autant pouvoir juger avec certitude des intentions de Jane. Je suis la seule à qui elle a clairement expliqué ses motifs. Ce souvenir est bien ancré dans ma mémoire… mais mon esprit n’est accessible à personne. »
Les lèvres d’Edward se pincèrent et sa voix prit une intonation dure et résolue.
« Je ne me laisserai pas attraper si facilement. Et puis… Félix est irritable, je m’y suis déjà frotté. Il ne lui en faut pas beaucoup pour sortir totalement de ses gonds, et cela peut avoir un effet particulièrement dévastateur. Ils ne me conduiront pas en Italie, je te le promets.
_ Que… ? Edward ! »
J’avais compris son intention. Elle m’était intolérable.
« Je t’interdits, tu entends, répliquai-je en sentant le feu de la colère me monter au visage, d’envisager une chose pareille ! Je refuse que tu te sacrifies ! Je ne pourrai jamais vivre sans toi. Si tu disparais de ce monde… je le quitterai aussi. »
Mon cœur cognait à tout rompre dans ma poitrine. Le tréfonds de ma pensée était sorti de ma bouche sans que j’y prenne garde et il n’était pas tout à fait celui auquel je m’étais attendue, celui auquel j’avais cru, sincèrement, pendant longtemps. A cet instant, face au danger imminent qui menaçait nos vies, ma plus grande peur était de perdre Edward. Sans lui, ma vie n’aurait plus de sens, je le sentais, au plus profond de moi. Je m’étais crue résolue, j’avais voulu, de toutes mes forces, que le sentiment du devoir l’emporte, mais… c’était trop. Mes enfants… mes enfants grandiraient sans moi. Ils seraient élevés par d’autres, et bien élevés, aimés. Ne les avais-je pas vus heureux, loin de moi, dans mon rêve ? Comment envisager de perdre Edward… après Jacob… après mon père ? Si cela se produisait, j’aurais trop perdu de moi-même pour pouvoir me survivre.
Edward avait compris le sens de mes paroles. Ses mains remontèrent vers mon visage, se posèrent autour de mon cou, ses pouces caressaient mes joues.
« Que dis-tu Bella ? »
Son regard perçant, d’un or pur sombre et liquide, pénétrait le mien, avec une sorte de bonheur et de frayeur mêlés.
« Je dis que je t’aime, Edward, et que nous resterons ensemble, comme nous nous le sommes juré, devant Dieu. Sans toi, il n’y a pas de vie pour moi sur cette terre. »
Il ne répondit rien, ne m’embrassa pas. Ses yeux continuaient de fixer mes pupilles, profondément. J’aurais pu jurer qu’il regardait mon âme elle-même.
Bella, mon amour, quel bonheur de t’avoir trouvée ! Le temps passé avec toi, aussi court fût-il, valait bien mon existence entière.
Tout à coup, il eut l’air surpris.
« Qu’y a-t-il ?, demandai-je un peu plus calme à présent.
_ Je crois… je crois que je viens d’avoir accès, une seconde, à ta pensée, Bella !
_ Ah ? »
Je n’eus pas le temps d’en demander davantage. Edward s’avança vers moi et m’embrassa passionnément. Ma tête tourna. Je n’avais pas ressenti une telle émotion depuis bien longtemps. Du plus profond de mon trouble, je réalisai pourtant que je venais, moi aussi, d’entendre la pensée d’Edward. Comment le phénomène se produisait-il ? Je n’en avais toujours aucune idée.
Quand ses lèvres quittèrent les miennes, je chancelai. La bouche contre ma tempe, il chuchota :
« Viens, Bella. Nous devons partir. Je vais tout faire pour que tu puisses continuer à vivre ta vie d’humaine… avec nos enfants. Et avec moi. »





Chapitre 11 : Errances/ Wandering

Trois mois. Notre errance dura trois mois. De Kyoto, nous partîmes à Changaï où nous demeurâmes une semaine environ puis nous nous rendîmes à Dubaï où nous séjournâmes une quinzaine de jours.
La température y était déjà caniculaire et nous nous terrions, durant la journée, dans un superbe appartement du quartier de Umm Suqeim, près de Jumeirah, qu’Edward avait tenu à louer. J’avais tenté de lui faire comprendre que nous pouvions nous contenter de lieux de résidence plus modestes mais il m’avait objecté, avec une pointe d’humour -qui m’avait abasourdie compte tenu de notre situation-, que je n’avais qu’à considérer notre tour du monde forcé comme le voyage de noces que nous n’avions jamais eu et que, par conséquent, je devais le laisser faire en sorte que nous nous sentions le plus confortable possible.
A la tombée de la nuit, nous déambulions dans les souks, nous mêlant à la foule des doubaïotes, marchions sur la plage de sable blanc, contemplions l’architecture extravagante du lieu. Les immeubles illuminés de la Marina, les gratte-ciels incroyables de la ville se reflétant dans l’eau du Khor, et, plus loin, le désert de Rub al-Khali, autant de beautés qu’il était incroyablement difficile de contempler le cœur gonflé d’angoisse.
Carlisle avait pu nous joindre à plusieurs reprises cependant, et les bonnes nouvelles qu’il nous avait communiquées avaient quelque peu apaisé la tension constante qui raidissait mon corps et torturait ma pensée. Nous étions dans un abra, un bateau-taxi faisant la navette sur le Khor Dubaï, qui nous amenait vers la vieille ville, quand il avait appelé, un soir, pour nous exposer les dernières nouvelles. Alice avait eut une vision dans laquelle, à nouveau, elle avait vu à travers le regard de Démétri. Elle avait compris ses intentions et avait élaboré, avec l’aide de Jasper, une stratégie qui devait se montrer efficace. Démétri avait décidé de se focaliser d’abord sur ceux des Cullen qui lui semblaient les plus proches. Il avait donc entrepris, pour commencer, de pourchasser Alice. Celle-ci était descendue au sud, comme elle l’avait expliqué à Edward, pendant que Jasper se déplaçait au nord. Passant par les Bahamas puis à Cuba, elle s’était rendue au Venezuela et enfin au Brésil. Félix et Démétri la suivaient. Elle les laissait embarquer pour de longues distances puis elle prenait une autre direction. Ils la cherchaient en Patagonie qu’elle était déjà à Santiago du Chili. Son intention était de retourner progressivement vers Forks où les amis de Carlisle se trouvaient toujours. Ces semaines d’échange avec les vampires qui séjournaient chez lui, paraissaient également à ce dernier une opportunité qu’il fallait saisir pleinement dans tout ce qu’elle pouvait apporter de positif. Ils débattaient sur différents sujets : la souveraineté des Volturi, la lignée des Transformateurs, dont les dons surprenants ne cessaient d’émerveiller Carlisle, les rêves que j’avais faits moi-même ainsi que mon don particulier… Siobhan et Maggie s’étaient montrées très intéressées par les Quileutes, surtout depuis qu’elles avaient eu l’occasion de rencontrer Seth Clearwater et Sam Uley qui venaient régulièrement s’enquérir de l’évolution de la situation. Elles avaient accepté, pour la durée de leur séjour, de ne pas chasser d’êtres humains, ni sur leur territoire ni ailleurs, ce dont les Indiens s’étaient montrés tout à fait satisfaits. Eleazar était, lui, beaucoup plus intrigué par ma personne. Ce que le docteur Cullen lui avait raconté à mon sujet lui avait fait comprendre la raison des réticences d’Aro à nous condamner à mort sans chercher plus avant -ce qu’il aurait sans doute fait dans d’autres circonstances-, ainsi que sa patience à notre égard. Il était très désireux de me rencontrer dès que cela serait possible. Le nomade Garrett avait, quant à lui, éprouvé, dès son arrivée, une totale fascination pour le don de Kate, et ils passaient de longs moments à se promener ensemble dans la forêt ou à discuter de leurs vécus respectifs. Carlisle ne doutait pas une seconde que Garrett rejoindrait le clan de Denali dès que celui-ci regagnerait son territoire. Je pus moi-même l’en assurer.
Par contre, le docteur Cullen ne souhaitait pas partager avec ses invités le secret de l’existence de Johnny, craignant que, d’une manière ou d’une autre, cela puisse lui nuire. Il n’avait pas mentionné non plus l’existence de mes enfants. Rosalie veillait attentivement sur Sarah et Karel, avec tout l’amour dont elle était capable, et je savais qu’il était immense. Dire à quel point mes enfants me manquaient était impossible. Lorsqu’elle me parla d’eux, une fois que j’insistai pour l’entendre au téléphone, je pleurai.



De Dubaï, nous rejoignîmes Moscou où nous passâmes encore une quinzaine de jours. Là, nous apprîmes que, Alice étant retournée auprès de sa famille, les traqueurs avaient changé leur trajectoire, et cherchaient maintenant à retrouver Jasper. Celui-ci était quelque part au Québec, sur la Baie d’Hudson. Il accomplirait un trajet semblable à celui d’Alice. Passant par le Canada, peut-être l’Alaska, il rejoindrait finalement Forks, où les deux Volturi ne le suivraient sans doute pas. Alice le contactait régulièrement pour le tenir au courant de ce qu’elle voyait. Son don avait la capacité formidable de se plier à ses nécessités personnelles. Il semblait que, lorsque son esprit était captivé par une préoccupation particulière, ses visions se faisaient plus fréquentes et précises. Carlisle espérait qu’elle réussirait peut-être un jour à les maîtriser totalement.
Dès qu’elle avait su que Félix et Démétri avaient changé de cible, elle était repartie, elle-même, en sens inverse, de manière à ne laisser aucun répit à la vigilance du traqueur. Elle se trouvait actuellement à Hawaii.
Nous quittions Moscou pour St Pétersbourg, un soir que le couchant russe se teintait de somptueuses couleurs rouges et noires, quand le téléphone d’Edward sonna. Comme à son habitude, il attendit avant d’écouter le message laissé et de composer le numéro. C’était Carlisle. Jasper avait rejoint Forks, Alice venait de les appeler de Montevideo. Depuis quelques jours, lassé de leur manège, Démétri avait abandonné la poursuite de Jasper. Félix et lui s’étaient immédiatement lancés à nos trousses. Ils se trouvaient actuellement sur le même continent que nous. A cette nouvelle, tout mon être se glaça. Ils étaient passés par Oulan-Bator et s’apprêtaient à débarquer dans la capitale kazakhe d’Astana. Malgré la distance qui nous séparait d’eux, il me sembla qu’ils se trouvaient effroyablement près.
Après avoir raccroché, Edward me lança un regard qui acheva de me terrifier. Il posa ses mains sur mes épaules.
« Ecoute, Bella, écoute-moi bien et tu sauras que j’ai raison. Si je continue à me déplacer à ton rythme, Démétri saura que tu es avec moi. Peut-être même l’a-t-il déjà compris. S’il fait appel à d’autres membres de la garde des Volturi, nous ne pourront pas leur échapper. Alors, voilà ce que nous allons faire… »
Je savais ce qu’il voulait dire, j’étais tétanisée.
« Tu vas aller à St Pétersbourg, et tu vas y rester. De mon côté, je vais partir… loin. Je te promets de t’appeler, très régulièrement. Je vais faire comme Alice et Jasper. Je vais rejoindre Forks. Je suis certain qu’ils ne me suivront pas jusque-là. Par contre, notre petit jeu les aura tellement exaspérés que je redoute leur réaction ensuite. Enfin, pour le moment, je suis convaincu que c’est ce qu’il y a de mieux à faire. Tu m’entends, Bella ? »
J’avais fermé les yeux. Il m’abandonnait. Pourtant, je savais qu’il ne pouvait pas proposer une meilleure alternative. Alors, je hochai piteusement la tête.
« Regarde-moi, Bella, murmura-t-il. Regarde-moi. »
Je levai vers lui un visage dont je ne parvenais pas à contrôler l’expression.
« Tout ira bien. Je te le jure. Nous nous retrouverons bientôt. Penses-y, penses-y à chaque seconde. »
Puis il me serra dans ses bras.
A l’aéroport Domodedovo, il changea son billet pour un aller en direction de Londres. Son vol partirait quelques heures après le mien. Les minutes qu’il nous restait à passer ensemble furent un véritable supplice. Je ne lâchai pas sa main une seconde, il ne me quitta pas des yeux. Lorsque enfin je dus embarquer, il m’accompagna jusqu’à la limite autorisée, me serra contre lui avec force, embrassa mes cheveux. Je sentis son souffle, sa respiration qui humait mon parfum. Il cherchait à s’emplir de mon odeur, comme quelqu’un qui craint, peut-être, une séparation définitive. La distance qu’il fallut finalement mettre entre nos deux corps eut l’effet d’un authentique déchirement. On m’aurait arraché un membre, à cet instant, que je n’en aurais pas plus souffert.
« Embrasse Sarah et Karel pour moi, si tu les vois », soufflai-je simplement avant de m’éloigner pour de bon.
Longtemps, je le cherchai du regard, avant de devoir disparaître dans le long couloir souple qui menait à l’appareil.

J’eus toutes les peines du monde à tenir en place durant la petite heure et demie que durait le vol. Je n’étais plus restée seule depuis si longtemps ! Déjà, je me sentais perdue et comme vidée de moi-même. J’allais me retrouver dans une ville inconnue, j’allais devoir y rester… combien de temps ? Comment pourrais-je supporter de ne pas savoir, à chaque minute, ce qu’il en était de ceux que j’aimais ? Edward pourrait-il m’appeler ? Quand il était avec moi, les heures paraissaient moins longues… comment ferais-je pour ne pas mourir d’angoisse ? Et si Démétri et Félix parvenaient à l’intercepter avant qu’il ne rejoigne Forks ? Que lui feraient-ils subir ?
Un nombre incalculable de questions tournaient dans mon esprit et je savais que, tant qu’Edward ne serait pas revenu auprès de moi, je n’aurais pas de repos.
Quand l’appareil s’immobilisa sur la piste de l’aéroport Pulkovo, je m’emparai rapidement du petit sac de voyage (il avait pu être glissé dans le compartiment pour les bagages à main au-dessus des sièges) contenant toutes les affaires qui m’avaient été nécessaires durant les quelques semaines pendant lesquelles nous avions déjà voyagé et que j’avais acquises au fil de nos destinations. L’essentiel seulement, qui se résumait, en définitive, à peu de choses : de quoi être propre, ne pas avoir froid, papiers d’identité, moyen de paiement -qui appartenait forcément à Edward, comment aurais-je pu faire sans lui ?- et le chargeur du téléphone portable qu’il m’avait laissé. Ma vie tenait avec ces cinq éléments. Le reste était superflu. C’était déjà le double de ce dont Edward avait besoin lui-même, et, si je n’avais pas été avec lui, il n’aurait eu besoin de rien. Ni logement, ni moyen de communication. Seul le besoin de se nourrir l’enchaînait au monde dans lequel il vivait, l’obligeait à s’y consacrer, à chercher, quelque soit l’endroit, des proies diverses, d’autant plus régulièrement qu’il passait le reste de son temps en ma présence. Il ne m’avait quitté que quelques heures depuis que nous avions laissé derrière nous le continent américain, et je n’avais jamais eu l’occasion de souffrir de son absence puisqu’il l’avait toujours fait durant mon sommeil. A présent… à présent j’étais livrée à moi-même. J’allais devoir supporter d’être avec moi seule, jour et nuit.
Mon bagage serré sous le bras -j’avais conscience de mes mains crispées sur la toile du sac, je m’y agrippais comme s’il avait contenu un trésor- je sortis de l’aéroport et montai immédiatement dans un taxi qui me conduisit à l’hôtel dans lequel nous avions envisagé de nous rendre. Le chauffeur, qui parlait très bien notre langue, m’expliqua que sur la Perspective Nevski se trouvaient de nombreux appartements à louer. Cela me sembla une meilleure option qu’un hôtel trop luxueux, compte tenu de la durée incertaine que j’aurais à passer dans la ville. Dès le lendemain, j’en retiendrais un pour la semaine, un studio, ce qui était tout à fait suffisant. Je sentais également que moins il y aurait d’espace autour de moi, plus je me sentirais en sécurité. Arrivée à l’hôtel, je pris une douche rapide, puis je me mis à attendre, le téléphone bien en évidence sur le joli petit bureau en bois foncé placé devant la fenêtre aux rideaux tirés. Je ne pouvais rien envisager d’autre. J’attendis. Longtemps. Je finis par m’endormir.

Peu à peu, des images se formèrent autour de moi. Je reconnus instantanément, cette fois-ci, le lieu dans lequel je me trouvais. Mon esprit, qui s’accrochait encore à la conscience, trop angoissé et tendu peut-être pour pouvoir s’abandonner complètement à l’oubli de la réalité, savait que ce que je voyais à présent n’était que le produit de mon imagination. Je me trouvais à nouveau chez Billy, à La Push. Le même feu brûlait dans la cheminée près de laquelle je me tenais, en compagnie d’Edward.
« Edward, je rêve…, fis-je. »
Immédiatement, je retrouvai cette impression que j’avais eue, la première fois que j’avais vu cette scène : le visage d’Edward dégageait quelque chose d’étrange. Bizarrement, il paraissait… plus humain. Il ne me regardait pas, fixait un point devant lui en souriant. La petite fille aux yeux noirs s’approchait de nous. Elle sentait si bon ! Ses cheveux dégageaient une odeur tendre de fleur de tilleul et d’amande amère.
« Omémée…, s’exclama-t-elle avec une moue suppliante adorable, Chogan, venez jouer avec moi, vous ! Nashoba ne veut pas…
_ Retourne à table, Sarah, lui répondit Edward en clignant de l’oeil. Tout à l’heure… quand tu auras fini ton dessert.
_ Mais l’oiseau sera parti !, protesta-t-elle. C’est maintenant qu’il faut y aller…
_ L’oiseau va t’attendre, assura Edward. Demande à Hakan d’aller lui parler, je suis sûr qu’il saura le convaincre. »
Toute joyeuse, Sarah courut vers la table où se tenaient les convives. Elle attrapa la manche de Jacob.
« Tu peux lui dire de rester, s’il te plaît ? Je voudrais qu’il attende un peu… »
Jacob tendit une main, caressa sa joue. Je fus frappée par la ressemblance qu’il y avait entre eux deux. La forme de leurs visages, leurs mentons, leur bouches étaient vraiment les mêmes.
« Ne t’en fais pas, rit-il, il t’attendra. Il est là pour toi. Il a tout son temps. »
Sarah explosa d’un petit rire d’excitation et retourna s’asseoir près de Seth.
Je ne savais pas pourquoi, mais les paroles que Jacob venait de prononcer faisaient écho, en moi, à une question que je n’avais moi-même jamais formulée. Il me semblait que sa réponse à Sarah s’adressait à moi aussi. J’éprouvais un sentiment de réconfort qui détendait mon corps et mon âme. Il chassait peu à peu la détresse qui ne m’avait pas quittée depuis plusieurs heures. Elle se délitait, progressivement remplacée par une chaleur, une douceur, une certitude bienfaisantes. Quelques secondes après, toute inquiétude avait totalement disparu. Jacob jeta un regard en arrière. Vers moi. Il se leva et s’avança, un éclat malicieux dans ses pupilles sombres. Je n’avais jamais remarqué qu’il fût si grand. Si imposant, plutôt. Il y avait quelque chose de Billy en lui, à présent, qui apparaissait avec évidence. Je remarquai la forme de son front, de sa mâchoire. Elle avait imperceptiblement changé. Mon souvenir cherchait à retrouver son ancien visage, celui, plus enfantin, que j’avais connu, mais ne parvenait pas à déterminer avec précision les différences qui s’étaient opérées. Jacob était toujours Jacob. Je ne voyais en lui que ce qu’il était, ce qu’il avait toujours été, au fond, depuis que je l’avais rencontré. A mesure qu’il approchait, je sentais sa chaleur. Je percevais son odeur. Elle me submergea soudain, comme si je venais d’enfouir mon visage au creux de son cou alors qu’il était encore à quelques mètres. Je ne comprenais pas pourquoi elle me donnait le vertige. Elle m’était trop familière… cela en était presque dérangeant. Trop intense aussi. Animale. Bois, terre, pierre, forêt, métal et fruits… tout se mêlait. Je déglutis.
Il s’accroupit devant nous, posa une main brûlante sur la mienne, sourit affectueusement. Je me sentais… si bien. Je savais. Je savais que chaque chose avait retrouvé sa place et que le monde tournait rond. Je lui rendis son sourire. Derrière Jacob, une ombre était apparue. Une silhouette. Qui avait glissé, sans bruit, jusqu’à nous, comme un souffle d’air léger. J’allais lever les yeux vers elle pour lui sourire également, quand le téléphone sonna.
Je sursautai. Mes yeux s’ouvrirent. Alors, je m’aperçus qu’il faisait grand jour. Bondissant sur mes pieds, je m’emparai du téléphone.
« Bella ? »
La voix avait des intonations de surprise.
« Oh, Edward, je suis si contente ! Comment vas-tu ?
_ Bella… mais pourquoi as-tu décroché ?
_ Quoi ?
_ Tu dois attendre un message. Pour être sûre…
_ Je n’en pouvais plus, Edward…, balbutiai-je, je… je suis désolée. Mais qui d’autre que toi… ?
_ On ne sait jamais. Promets-moi… promets-moi d’être plus prudente à l’avenir. »
Je promis. J’expliquai à Edward que j’étais encore à l’hôtel mais que j’avais l’intention de louer plutôt un appartement. Il approuva. De son côté, il se trouvait à Madrid. Une fois arrivé à Londres, il avait eu l’intention de continuer à l’ouest et de rejoindre immédiatement New York, puis Forks, mais il s’était ravisé et avait décidé de poursuivre encore ses déplacements vers le sud, avant de regagner les Etats-Unis. Il ne quitterait plus les aéroports. Alice n’avait pas eu d’autre vision pour le moment. Elle avait, elle aussi, poursuivi sa route, et se trouvait actuellement à Pékin. Jasper, lui, était reparti à l’est, et venait d’arriver à La Nouvelle-Orléans. Edward embarquerait, dans quelques heures pour Johannesburg. De là seulement, il rejoindrait le continent américain. Il m’appellerait le lendemain pour me donner des nouvelles. Les quelques mots que nous échangeâmes ne pouvaient remplacer la présence de l’autre, nous le sentions tous deux certainement, alors notre conversation ne dura pas. Lorsque je raccrochai, je retournai au vide et à ma solitude. Je me mis cependant en devoir de quitter l’hôtel et de louer le logement dont je venais de parler à Edward.
Mon allure et la taille de mon bagage parurent un instant inquiéter les personnes de l’agence à laquelle je m’adressai. Je n’avais certes pas le charisme et l’assurance d’Edward dans ce genre de situation, mais, quand j’eus présenté les documents nécessaires et réglé d’avance le loyer demandé, tout le monde retrouva son sourire et son amabilité. Une jeune femme, prénommée Tatiana, me conduisit à l’appartement. Il se trouvait au quatrième étage d’un vieil immeuble à la très belle façade, près de la Maison des livres. Il n’avait qu’une pièce, mais assez grande et claire, et un petit balcon donnant sur la Perspective. Le lit se trouvait dans une sorte d’alcôve intelligemment aménagée dans le fond de la pièce, près d’une porte donnant sur une petite salle de bain très propre. Je ne pouvais espérer mieux. Lorsque je posai enfin mon sac de voyage au sol, Tatiana sortit de sa sacoche quelques documents et m’expliqua que le Festival durait encore trois semaines. A mon air surpris, elle comprit que je ne savais pas de quoi elle parlait et s’en montra désolée : elle avait pensé que j’étais là pour l’évènement, comme de nombreux autres touristes. Comme chaque année à la même période, la ville vivait au rythme du Festival des Nuits Blanches. A ce nom, mes yeux s’écarquillèrent malgré moi et Tatiana sourit, heureuse que je réalise enfin ce à quoi elle faisait allusion. Quand elle me quitta, non sans me souhaiter chaleureusement un bon séjour dans la ville de Pierre, je feuilletai rapidement les prospectus qu’elle m’avait laissés et compris à quel point mon ignorance devait lui avoir paru incroyable. Nous étions à la mi-juin et, dans ce lieu où le hasard m’avait conduite afin d’échapper au danger qui menaçait ma vie, la nuit n’existait plus.
Tout à coup, un souvenir émergea de ma mémoire. J’entendis mes propres paroles, celles que j’avais prononcées, le front contre la poitrine de Jacob. « Il existe un phénomène, en été, dans les régions proches des pôles, je crois, que l’on appelle les nuits blanches, parce que la lumière du soleil continue d’éclairer la terre, même en pleine nuit… », avais-je expliqué. Pour autant, je n’aurais jamais pensé avoir l’opportunité d’assister par moi-même à ce phénomène ! Un long moment, je demeurai ébahie et l’esprit confus.





Chapitre 12 : Les nuits blanches/ White nights


Devoir rester seule, à attendre, dans l’anxiété et le doute permanents, m’avait semblé, lorsque j’avais quitté Edward à Moscou, une épreuve parfaitement insurmontable. Mais ce qui venait de se produire eut sur mes pensées et mes nerfs l’effet d’un coup de fouet. Que l’existence était donc étrange… Imprévisible et incompréhensible ! Je ne savais pas comment, mais je n’avais plus l’impression d’être seule, dans cet état d’abandon que j’avais ressenti si douloureusement la veille. Bien évidemment, à certains moments, l’angoisse revenait, violente, mais… quelque chose la refoulait, doucement, au loin, aux limites de ma conscience. Parfois, j’avais quasiment la sensation, physique, qu’une sorte d’aile ou de tissu solide s’était déployé, quelque part, dans mon âme, dans ma tête, et faisait office de paratonnerre ou de dôme protecteur. Je regrettai de ne pouvoir expliquer à Carlisle ce que je ressentais, ainsi que la teneur de mon dernier rêve. J’aurais tant voulu qu’il me donne son avis, qu’il m’éclaire de sa science du fonctionnement de l’esprit humain !
Après m’être procuré de quoi me nourrir pendant quelques jours, au lieu de m’enfermer comme j’avais sincèrement pensé le faire, j’arpentai, jusqu’à une heure assez avancée, les rues de la ville, fascinée par les beautés qu’elle recelait. Elles étaient innombrables. En plus du spectacle permanent que l’architecture offrait, des concerts étaient organisés ça et là, des musiques diverses montaient des lieux chargés d’histoire, des groupes avaient installé leurs scènes en plein air, sur des places et dans des cours, la foule se massait très nombreuse, parlant toutes sortes de langues mêlées.
Lorsque je rentrai, fourbue, le premier soir, alors qu’il faisait encore clair, je m’effondrai et m’endormis profondément, d’un sommeil de plomb. Aucun rêve ne vint, cette nuit-là, ni durant celles qui suivirent. Edward m’appela de Johannesburg, m’annonça qu’il partait pour Rio de Janeiro le lendemain. Alice avait vu Démétri et Félix passer par Moscou, puis Le Caire. Ils suivaient toujours sa trace, avec une précision impressionnante, mais il gardait son avance. Lorsqu’il s’inquiéta de mon état, je lui confiai les sentiments divers par lesquels j’étais passée et la nouvelle sensation que j’éprouvais et qui m’étonnait moi-même. Il parut rassuré de me trouver plus énergique qu’il ne m’avait laissée et il me quitta en me promettant de m’appeler le surlendemain.
Pourtant, je n’eus pas de nouvelles pendant plusieurs jours. L’inquiétude revint, puis la peur, effroyable. Pour faire cesser les questions qui me venaient sans cesse, je parcourais la ville, emplissant mes yeux d’images qui devaient impressionner et museler ma pensée. Des bords de la Neva à la forteresse Pierre et Paul, du canal Griboïedov à la cathédrale St Sauveur (je fus émerveillée par cette véritable mosaïque aux façades colorées hérissées de formes géométriques et à l’intérieur richement peint et incrusté de pierres semi-précieuses !), de la place des Arts au pont Anitchkov, orné de quatre chevaux puissants et de leurs fiers dompteurs nus agrippés aux bêtes en mouvement… je ne m’arrêtais pas. La cathédrale Notre-Dame-de-Kazan, et même, à l’extérieur de la ville, le sublime palais Peterhof aux fantastiques jets d’eau, je voulais tout voir, et j’avais bien conscience également de chercher à monopoliser mon énergie, comme il m’était déjà arrivé de le faire -comme le faisait Johnny durant ses périodes de transformation, m’apparut-il-, à la canaliser et l’épuiser, afin de contrôler ce que je ressentais. Longtemps, cela fit effet. La ville, cette ville magnifique, m’aida beaucoup, ainsi que la force surprenante que mon rêve et la découverte du phénomène naturel auquel j’assistais m’avaient donnée.
Edward m’appela de Miami, pour m’expliquer qu’il allait regagner Forks le jour suivant. Il avait eu des difficultés avec certains de ses vols et Alice lui avait appris que Démétri, qui semblait avoir saisi son intention, avait décidé de se rendre, avec Félix, directement à Seattle sans chercher à le poursuivre d’abord en Amérique du sud. Il les trouverait sans doute lorsqu’il arriverait chez lui. Alice et Jasper se tiendraient éloignés de Forks, cependant, où il restait suffisamment de vampires pour soutenir une confrontation. Ce soir-là, pour ne pas céder à la panique, je sortis jusque tard dans la nuit claire. Les ponts étaient illuminés, une foule énorme se pressait dans les rues, ça et là des feux d’artifices étaient tirés. C’était la nuit du solstice. La plus courte nuit de l’année. La plus courte nuit de ma vie. Et elle serait, pour moi, sans sommeil. Le bruit, les corps qui me frôlaient, me rendaient un peu de la vie qu’il me semblait perdre à chaque seconde. Combien de temps devrais-je attendre avant qu’Edward –ou quelqu’un !- ne m’apprenne ce qu’il se serait passé ? Qu’allait-il se passer ? Y aurait-il une nouvelle altercation ? Des blessés ?
Trois jours passèrent sans que j’aie de nouvelles. Puis, enfin, Edward rappela.
Sa voix était très calme, lasse.
D’abord, il me parla de Karel et Sarah. Ils allaient bien. Personne ne s’était intéressé à eux. A cette nouvelle, le poids énorme qui pesait sur mon cœur fut levé. Puis il expliqua :
« Ils étaient là quand j’ai passé la porte, Bella. C’était une bien étrange assemblée. Tout le monde était sur ses gardes. Ils m’ont interrogé, m’ont sommé de leur dire ce qu’il s’était passé lorsque Jane était là. Ce que je leur ai dit, ils l’avaient déjà entendu. Cela ne paraissait pas leur convenir. Ils m’ont demandé où tu étais, alors… Je leur ai dit que tu étais morte. Je savais que cela serait difficile à croire, alors j’ai raconté… une belle histoire. J’ai dû être assez convaincant, ma foi. Esmé était bouleversée. Maggie, grâce à son don, a compris, elle, que je mentais, mais elle n’en a rien dit. Les Volturi ne peuvent savoir si tu vis ou non, alors ils n’auront jamais de certitude.
_ Mais… Edward, murmurai-je, que leur as-tu dit ?
_ Quelque chose qui m’a semblé presque… vrai, Bella. Plausible, en fait. J’ai expliqué que je t’avais tuée, que tu me l’avais demandé. Que tu refuserais toujours de devenir une des leurs après tout ce que tu avais vécu et découvert à leur sujet, que Jane t’avait exposé les ambitions d’Aro et qu’elles te dégoûtaient, que tu craignais la vengeance d’Alec et la condamnation à une mort donnée par un inconnu… que tu ne voyais pas d’autre issue. Je leur ai aussi parlé de mon désir pour ton sang. J’ai l’impression que c’est ce qu’ils ont le mieux compris. »
Je ne répondis rien. J’essayais d’envisager une suite… une suite à notre histoire.
« Tant que tu restes loin de moi, Bella, de nous, tu es en sécurité. »
Je savais qu’il allait dire cela. Qu’allais-je devenir ? Il poursuivit.
« Finalement, ils ont eu l’air dépités. Ils ont déclaré qu’ils allaient en référer à Aro, Marcus et Caïus. Qu’ils retournaient en Italie. Mais ils ont menacé : si l’on me convoque à Volterra, pour répondre en personne à leurs questions, je devrai me présenter. Ou alors ils reviendront, plus nombreux. Ils ne rejoueront pas la même comédie une autre fois. Ils connaissent le don d’Alice, ils se doutent qu’elle savait certaines choses, mais ils ne mesurent pas à quel point. Les invités de Carlisle sont en train de rentrer chez eux. Le clan irlandais est parti ce matin, et celui de Denali ne va pas tarder. Ils n’ont pas apprécié l’attitude de Félix et de Démétri et continuent de nous soutenir. Ils nous ont demandé de les tenir au courant. Cependant… si les Volturi reviennent plus nombreux, je ne sais pas s’ils oseront s’engager à nos côtés. Même avec eux, nous ne ferons pas le poids, de toute évidence… »
Qu’allions-nous faire ? J’avais du mal à penser que j’allais devoir rester en exil à tout jamais.
« Qu’est-ce que tu penses faire, Edward… ?, soupirai-je. Tu veux… attendre ? Combien de temps ? Je pourrais… je pourrais rentrer, là, maintenant. Ils n’en sauraient rien.
_ Carlisle est d’avis que je reste à Forks un certain temps. Et que tu ne rentres pas pour le moment. Il pense même que… nous ne devrions pas nous téléphoner.
_ Quoi ?
_ Les Volturi vont sans doute mener leur enquête, à présent, pour voir si ce que j’ai raconté est bien vrai. Et ils ont des moyens… impressionnants à leur disposition, pour repérer ceux qui les intéressent.
_ Mais… Edward… »
Cette fois-ci, ma voix avait pris un timbre bien différent. Ma gorge était si serrée que les sons avaient du mal à s’en échapper. Je ne pouvais pas m’imaginer de devoir rester indéfiniment loin de chez moi, loin de mes enfants et de tous ceux que j’aimais.
« Ne t’inquiète pas, Bella. J’ai bien réfléchi. Je suis allé à Seattle aujourd’hui, et il y a quelqu’un qui peut nous aider. Je ne veux rien dire par téléphone qui soit susceptible de te causer du tort à partir de maintenant. Tu sais de qui je parle. Si tu ne l’as pas, trouve son adresse. Ecris-lui immédiatement, donne-lui la tienne. D’ici quelque temps, tu recevras tout ce dont tu auras besoin. Puis tu quitteras le pays. Personne ne devra savoir où tu es, même pas moi. Il va te falloir un peu de patience, Bella… Quand tout se sera calmé, je viendrai te retrouver. »
Je soupirai. Je me sentais prise dans un étau.
« Je suppose que je n’ai pas le choix, finis-je par articuler.
_ Non. »
La voix d’Edward était douce, mais son ton résolu. Je savais que lui et sa famille faisaient tout leur possible. Je n’avais pas à protester.
« Je… je vais attendre que… tu me donnes de tes nouvelles alors…
_ Oui. Mais continue à t’occuper, car cela risque d’être… de prendre un peu de temps.
_ Combien ?
_ Je ne sais pas exactement. Je dirais quelques semaines. »
Il n’y avait rien de plus vague. Je posai une main sur mon front. Il me semblait que j’avais de la fièvre.
« Bella… Bella, je t’aime. Tu le sais, n’est-ce pas ? »
Les mots d’Edward, si inattendus après ses dernières paroles, la vibration de sa voix surtout, firent bondir mon cœur oppressé, et deux grosses larmes chaudes roulèrent en silence sur mes joues et tombèrent sur le sol avec un petit bruit mat.
« Oui, Edward. Merci. Merci pour tout ce que tu fais. Tout ce que tu risques. Et ta famille… je ne vous ai jamais assez remerciés.
_ Oh, Bella ! »
Il semblait presque fâché. Il y eut quelques secondes de silence. Je ne voulais pas raccrocher. C’était la dernière fois que je l’entendais, avant longtemps.
« René a appelé ici, reprit-il. Elle s’inquiétait de ne pas arriver à te joindre. Carlisle lui a dit que je t’avais fait la surprise de t’emmener pour un voyage autour du monde, en amoureux. Elle a adoré l’idée. Cela nous laissera du temps… Je pense qu’elle sera déçue, mais il vaut mieux que tu ne lui écrives pas. »
Oh, Renée ! Je passai ma main sur mes yeux. Il fallait que j’évite de m’inquiéter à son sujet, également. Si seulement je pouvais… tout débrancher, réellement, de mes nerfs et de mon esprit, pour pouvoir attendre sans trop souffrir !
Lorsque, finalement, je dus raccrocher, je sus que ce qui m’attendait allait être un nouveau cauchemar. Un cauchemar sans nuit. Une longue veille tourmentée.



Les jours passèrent. Les semaines. Je poursuivais mes longues promenades, mais, peu à peu, l’énergie miraculeuse que j’avais ressentie me quittait. De plus en plus, je m’inquiétais d’être traquée, suivie, trouvée. Des visages me faisaient sursauter dans la rue, et, quand je retournais à l’appartement, je craignais d’y découvrir quelqu’un, un vampire -ou même plusieurs- qui m’aurait attendue. Je sentais que la paranoïa me gagnait. Je tentais, de toutes mes forces, de lutter contre elle, mais elle étendait, chaque jour davantage, son emprise sur moi.
Comme Edward me l’avait demandé, j’avais immédiatement écrit mon adresse à Scott Jenkins, de Seattle, mais je restais sans nouvelle de sa part. Quand la mi-juillet fut dépassée, la nuit revint, la vraie nuit, de plus en plus obscure, humide et silencieuse. La foule des rues avait sensiblement diminué, j’étais épuisée et faible. Je ne sortais plus que pour trouver de quoi me nourrir. Mon seul réconfort était, lorsque je m’endormais, de rêver, parfois. C’était toujours le même rêve, qui revenait en boucle. Le repas chez Billy. L’attitude de mes enfants, mes sensations de paix et de bien-être, les paroles étranges de Jacob. Mon rêve se poursuivait un peu plus loin que la première fois que je l’avais fait mais, ce que j’y voyais, je n’en comprenais pas le sens.
Jacob s’approchait toujours de nous, son parfum saisissant assaillait mes narines, il touchait ma main de ses doigts brûlants, puis je percevais la forme qui se glissait derrière lui et à laquelle je m’apprêtais à sourire. Mais quand je levais les yeux vers elle, c’était moi-même que je découvrais, quoi qu’il m’ait fallu un moment pour comprendre qu’il s’agissait bien de moi. Je me tenais, face à moi, naturelle et confiante. Différente, pourtant. Très différente. Mon double posait sa main sur l’épaule de Jacob, en un geste tendre. Elle ne disait rien. Ses longs cheveux noirs, qui n’étaient pas vraiment les miens, semblaient flotter derrière elle. Ses yeux, surtout, étaient remarquables. Leur iris avait une teinte violette très surprenante. Il m’avait fallu un moment pour réaliser que la Bella que je voyais était, de toute évidence, un vampire. Un beau vampire. Je regardais longuement son visage qui me fascinait, comme s’il n’était pas le mien (d’ailleurs, il ne l’était plus), constatant l’attirance irrépressible qu’il provoquait. Puis, invariablement, comme si quelque chose que j’ignorais l’amusait soudain, Edward se mettait à rire et me prenait dans ses bras, pendant que, plus loin, les Quileutes se levaient de table. Le rêve s’arrêtait là. Et je n’en faisais plus d’autre. Il était la source de sérénité à laquelle venaient s’abreuver mes sommeils. Sans lui, j’aurais sans doute sombré dans le désespoir. Cependant, je m’interrogeais sur la signification des paroles troublantes qu’y prononçait Jacob. Lorsque je m’éveillais, elles me laissaient toujours une sorte de sentiment mélancolique. J’en venais à me demander si je ne devais pas les comprendre comme l’affirmation que l’esprit de Jacob m’attendait, quelque part, comme il me l’avait dit lui-même dans les visions que j’avais eues à La Push…. s’il ne m’attendrait pas jusqu’à ma mort, et si cela n’impliquait pas, peut-être, que nous étions effectivement ces âmes-sœurs dont lui et moi avions parlé, il y avait si longtemps déjà. Je repensais à ce que le vieux Quil Ateara m’avait raconté à propos de l’esprit de Taha Aki. N’étais-je pas destinée à Jacob, en définitive… alors que je l’avais perdu ? Pourquoi ce lien semblait-il perdurer au-delà de la mort ? Comment avais-je pu lui survivre ! Comment en avais-je eu la force, tandis que je sentais bien, au fond de moi, que si Edward devait disparaître un jour, je ne saurais continuer d’exister ? Ces questions me hantaient, et avec elles, celles des choix que j’avais faits durant les années passées, comme elles l’avaient toujours fait en définitive, comme de vieux fantômes dont on reconnaît la présence familière, qui accompagnent à la manière d’un fardeau et d’un soutien, et avec lesquels on a appris à vivre.
Un matin, alors que j’avais cessé de l’attendre, je reçus un petit colis. Il contenait divers documents, un téléphone portable et une lettre. Elle était de la main d’Edward. Cette lettre, je l’embrassai quand j’en reconnus l’écriture. Edward s’inquiétait de moi, m’assurait qu’il avait confiance en ma force (s’il savait !), que Sarah et Karel se portaient bien, m’informait que les Volturi ne s’étaient toujours pas manifestés et qu’Alice n’avait plus eu de vision. Il m’engageait à quitter le lieu dans lequel je me trouvais, de ne plus utiliser que les faux documents d’identité et la carte bancaire que le colis contenait. Il m’appellerai bientôt sur le téléphone portable qu’il m’envoyait, ayant lui-même changé de numéro. Enfin, il me recommandait de faire attention à moi et me promettait que nous nous retrouverions bientôt. Je relus la lettre plusieurs fois, avant de jeter un œil aux faux papiers que Scott Jenkins m’avait fournis. Ils étaient parfaits. Ma photographie et ma signature authentifiaient les documents de manière surprenante. Le nom que je porterais à présent me fit sourire. Il n’était que partiellement une surprise. Désormais, je serais Vanessa Vircolacci. Le prénom était celui qui, dans mon premier rêve révélateur, quelques années auparavant, avait été attribué à ma fille, celle qu’Edward et moi avions eue et qui n’existerait jamais, lorsque j’avais fait en sorte de la soustraire à la menace que les Volturi faisaient peser sur elle. Voilà que cette menace pesait sur moi à présent, et ce prénom allait être le mien. Le nom, à consonance italienne, me sembla un clin d’œil à mon vrai prénom. Un instant, il m’évoqua également Vérone, et ses célèbres amants, des souvenirs et des songes me revinrent en mémoire. Que ce temps-là était loin !...





Chapitre 13 : Perdue/ Lost



En quelques minutes, je fis mon bagage et m’apprêtai à partir. Après avoir restitué les clés de l’appartement qui avait été mon refuge durant cette étrange période, je filai à l’aéroport. Je ne savais absolument pas où me rendre. Devais-je aller loin, ou bien rester dans une courte distance ? Un moment, j’hésitai en regardant les destinations des prochains vols au départ. Helsinki, Stockholm, Budapest, Istanbul… autant de lieux qui m’étaient inconnus. Finalement, j’optais pour un vol promotionnel à destination de Bucarest, qui faisait une courte escale à Vienne. Le trajet durait quelques heures et j’aurais rejoint la ville dans la soirée. Alors que je m’étais rendue à un distributeur automatique de billets, afin de pouvoir m’acheter un sandwich, j’eus la curiosité de m’informer du montant déposé sur le nouveau compte qu’Edward m’avait ouvert. Lorsqu’il fut imprimé et que j’y jetai un regard, je dus pâlir, car un passant s’esclaffa en me dévisageant. C’était parfaitement indécent. Je me jurai de n’utiliser que le strict nécessaire et, ma première émotion passée, je rougis de honte. J’aurais tout aussi bien pu me rendre à Paris et élire domicile au Ritz pour les années à venir. J’aurais dû, peut-être…
Quand je débarquai à l’aéroport Henri Coanda, on m’apprit que des appartements pouvaient être loués dans le secteur de la place de l’Université, mais vu l’heure tardive, j’allais plutôt chercher un hôtel pour la première nuit. On m’en recommanda quelques-uns, qui semblaient correspondre à mon souhait, et je grimpai dans un taxi. Celui-ci me conduisit dans le centre de la ville. Je passai devant le premier hôtel qu’on m’avait indiqué, mais les tarifs pratiqués n’étaient pas ceux auxquels je m’attendais, alors je décidai de rechercher la rue du colonel Poenaru Bordea où devait se trouver un établissement qualifié de « charmant » par la personne qui m’avait renseignée à l’aéroport. Elle m’avait aussi procuré un petit plan avec lequel je parviendrais à me repérer sans difficulté. Pour rejoindre le lieu indiqué, il me fallait traverser la Dambovita. Je passai par le quartier Lipscani, admirant les façades de la vieille ville. Dans un enchevêtrement de petites rues, les bâtisses anciennes, certaines à l’état de ruines désolées, côtoyaient des immeubles rapidement rénovés dont on pouvait déplorer l’esthétique qui jurait avec le caractère d’ensemble.
Comme je me trouvais dans une ruelle assez sombre, j’entendis un sifflement. Je pressai le pas. D’une porte entrouverte, un visage déboucha devant moi. Immédiatement, une alarme retentit au fond de mon cerveau. Avant que j’aie eu le temps de réagir, cinq jeunes garçons, qui devaient avoir entre quinze et dix-huit ans tout au plus, m’entouraient. Il ne m’était plus possible de me mettre à courir. L’un d’entre eux, le plus âgé, dit quelques mots que je ne compris pas. Son regard étudiait chaque détail de ma personne. Il s’attarda sur mon bagage unique, mes vêtements, mes cheveux, mon visage… Il eut un petit sourire, presque déçu. Encore quelques mots, et mon sac me fut arraché. Je protestai, tentant de reprendre mon bien, mais l’enfant qui s’en était emparé sortit un canif pointu avec lequel il fit un geste dans ma direction.
« Ah ! Américaine ? », souffla, en allumant une cigarette, le jeune homme qui ne bougeait pas.
Sa voix traînante roulait les « r » et il me sembla que son ton avait quelque chose de méprisant. Durant une seconde, la flamme qui jaillit éclaira son visage. Il paraissait plus âgé qu’il ne devait l’être en réalité, déjà usé. Ses mains étaient noires de cambouis. Deux des plus jeunes garçons m’empoignèrent pendant qu’un troisième fouillait ma veste. Ils en sortirent mon téléphone et mon portefeuille. Le premier disparut immédiatement dans la poche d’un des gamins, le portefeuille fut tendu au chef la bande. Allumant son briquet d’une main, il l’approcha de ma fausse carte d’identité. Il eut un petit rire amusé. Puis la flamme s’éteignit. Il prit la carte, avant d’enfouir le portefeuille et tout ce qu’il contenait dans une des poches de sa veste, puis, d’un geste condescendant, me la tendit. A nouveau, il prononça quelques mots que je ne compris pas, me faisant signe de récupérer le document. Quand je l’eus saisi, ils détalèrent.
Tout s’était passé si vite ! En quelques minutes, j’avais été dépouillée de tout. Et par des enfants ! Tout ce qui m’avait permis de vivre jusqu’à présent, tout ce qui devait me permettre de pouvoir continuer, encore… J’étais seule, dans une ville étrangère, et je ne possédais plus rien. J’étais perdue, perdue pour de bon. Un abîme s’ouvrait devant moi, qui semblait vouloir m’absorber. Pendant un moment, je ne bougeai pas. Mes yeux fixaient l’obscurité, sans rien voir, écarquillés pourtant comme s’ils assistaient à un spectacle épouvantable. J’eus envie de m’accroupir, de me replier sur moi-même, pour me rassembler -enfin, ce qu’il restait de moi-, éviter de me répandre et de me dissoudre dans le vide qui avait envahi mon univers. Levant mon visage vers le ciel, je constatai qu’il était noir et lourd de nuages aux reflets violets et bleus. Que faire ? Que devais-je faire ? Je ne pouvais joindre les Cullen directement. Si l’ambassade ou la police du pays le faisait, ce serait d’autant plus évident. Je ne connaissais aucun de leurs numéros que je puisse appeler sans éveiller de soupçons et je n’avais, de toute manière, plus aucun moyen de communication. Au fond d’une des poches de mon jean, il ne me restait que quelques pièces, que ceux qui m’avaient dépossédée de tout n’avaient pas jugé bon d’emporter avec eux. Il fallait que je prévienne pourtant. Je pensai à la somme incroyable déposée sur mon compte, au téléphone sur lequel Edward allait m’appeler…
Quelques gouttes de pluie qui s’étaient mises à tomber, imperceptibles d’abord, puis plus lourdes, me tirèrent de ma réflexion. Je les sentais glisser sur mes cheveux, dans ma nuque. J’eus un frisson.
Bouge, Bella !, me dit une voix en moi-même.
Je fis un pas. La pluie tombait de plus en plus fort. Je devais me mettre à l’abri.
Avance !
Sans m’en apercevoir vraiment, je m’étais mise à courir. Je parcourus des rues illuminées où se pressait davantage de monde. Une façade attira mon attention, une sorte de restaurant me sembla-t-il. Je poussai la porte. A l’intérieur, l’ambiance était chaleureuse et bruyante. J’étais trempée. Un serveur me dévisageait, l’air mi-inquiet mi-amusé. Il s’approcha de moi. Je lui demandai s’il parlait ma langue, il hocha la tête. Alors, je tentai d’expliquer. Il m’écouta poliment, mais comment aurait-il pu se sentir concerné par ce que je racontais ? Peut-être même pensait-il que j’étais folle ? Je ne représentais aucun intérêt, n’ayant même plus les moyens de consommer ou de monnayer quelque service que ce soit. Mon air perdu sembla cependant l’attendrir et il me conduisit vers une femme qui me demanda en quoi elle pouvait m’aider. Je voulais téléphoner. Proposai quelques pièces. Me renseignai sur l’indicatif à faire pour sortir du pays et sur le numéro de l’endroit dans lequel je me trouvais afin d’être rappelée. Très aimablement, la femme me procura une feuille de papier et un crayon. J’allais appeler Billy. Il était la seule personne dont je connaissais le numéro et à qui je pouvais demander ce service. J’ignorais l’heure qu’il devait être à Forks, j’espérai qu’il me pardonnerait si je le tirais de son sommeil.
Le cœur cognant dans ma gorge, j’écoutais les sonneries se succéder. Au bout d’un moment, on décrocha. Comme à son habitude, Billy ne posa pas de question. Il prit le numéro que je lui indiquai et m’assura qu’il préviendrait les Cullen dès qu’il aurait raccroché. Ensuite, j’attendis. Plusieurs longues minutes. Soudain, le téléphone sonna. Je décrochai. C’était Edward.
« Oh, mon Dieu, Edward… je suis tellement désolée ! »
Ma voix tremblait, irrépressiblement.
« J’ai essayé d’appeler sur le nouveau portable qui t’a été envoyé, mais personne n’a répondu. Que s’est-il passé, Bella ? Est-ce qu’on t’a fait du mal ?
_ Non, non. Mais on m’a tout pris… et c’étaient des enfants ! Des enfants, Edward ! J’ai été stupide, je n’ai rien vu venir et je n’ai pas pu réagir. Il faut que tu fasses quelque chose… pour ne pas qu’ils vident le compte… »
En plus de ma peine, je sentais la colère s’éveiller en mon cœur. Une colère froide. Contre moi-même et ma propre faiblesse. Oh, que je haïssais cette faiblesse lamentable ! Ridicule. Et, en définitive, dangereuse.
« Ecoute, Bella, répondit Edward. Ne t’en fais pas. Tu vas rester où tu es. Je vais venir te chercher. Je pense qu’il n’y a pas de raison, maintenant… J’arrive tout de suite. Dans quelques heures. »
Je lui indiquai le nom de l’endroit où je me trouvai, le Carul cu bere, ainsi que l’adresse inscrite sur la petite carte que m’avait tendue l’hôtelière. Ce ne fut qu’après avoir raccroché que je réalisai : je n’allais pas pouvoir rester là plus de quelques heures, et Edward n’arriverait sans doute pas avant le lendemain. Peut-être même lui faudrait-il deux jours. J’allais errer, dans les rues, comme une âme en peine, en faisant en sorte d’éviter d’autres ennuis, attendant qu’il me trouve... Je devais espérer qu’il me trouverait !

J’expliquai ce que je comptais faire à la personne qui s’occupait du restaurant : j’attendais quelqu’un et j’allais revenir régulièrement, pour voir s’il était arrivé. Elle se montra compréhensive et sympathique. Je restai un moment à l’intérieur, le temps de me sécher complètement, puis, comme le temps passait, je sentis que je ne devais pas abuser de leur gentillesse et m’apprêtai à partir. Dehors, il faisait nuit noire, mais la pluie avait cessé. L’air était très humide, cependant. Je ne pourrais pas rester dehors toute la nuit. Il fallait que je trouve… un endroit où je serais en sécurité. Les mains dans mes poches, je suivais des petits groupes d’amis qui semblaient savoir où se rendre. De jeunes roumains, particulièrement bruyants, attirèrent mon attention. A quelques rues de là, ils pénétrèrent dans une sorte de club. Je lus sur la pancarte : Expirat & Other Side. On me laissa entrer à leur suite, en me tendant un ticket. C’était un bon pour une consommation gratuite. Comme je remerciai le jeune homme au style soigné qui venait de m’accueillir, il me demanda si j’étais américaine. J’acquiesçai. Alors, son sourire s’élargit et il m’offrit un deuxième ticket en me souhaitant la bienvenue. Le lieu promettait d’être bruyant mais, au moins, je serais au chaud pour la nuit. Ce n’était pas le type d’endroit où j’avais l’habitude -ou l’envie- d’être. Ce genre de lieu, ou de musique, n’était pas du tout dans mes goûts. J’avais l’impression d’être soudain forcée de vivre la vie de quelqu’un d’autre. Pendant longtemps, je me tins dans un coin, refusant régulièrement certaines invitations. La nuit avançait. L’ambiance changeait progressivement. Il faisait très chaud, ce qui était plutôt une bonne chose, tout comme, en définitive, la musique trop forte, qui m’empêchait d’entendre mes propres pensées. Ceux qui s’intéressaient à moi, malgré mes efforts pour les dissuader, se faisaient de plus en plus nombreux et embarrassants. Pour échapper au dernier qui refusait de lâcher mon bras, je m’avançai vers le bar. Mon estomac, vide depuis plusieurs heures, était douloureux. A cause des évènements de la journée aussi, sans doute. J’aurais préféré pouvoir manger quelque chose et me relaxer dans un endroit calme, mais je n’avais droit qu’à deux boissons et je ne pourrais vraisemblablement pas dormir. Je tendis un ticket. La fille derrière le comptoir, qui courait en tous sens, posa immédiatement devant moi un verre au contenu transparent avant de repartir servir quelqu’un d’autre. Apparemment, je n’avais pas le choix. Je goûtai le liquide. Il brûla ma gorge, emplissant ma bouche et mes narines d’un parfum fort et légèrement amer. Mais il était sucré, également, et contenait de quoi me donner l’énergie de tenir… jusqu’au matin. Il apaisa rapidement la tension de mon estomac et de mon esprit, ce qui fut, instantanément, un réel soulagement. Le garçon qui refusait de me laisser tranquille se frayait à nouveau un chemin jusqu’à moi et je repartis, laissant le verre vide sur le bar, à la recherche d’un endroit où demeurer invisible.
Au fond de la pièce, s’ouvrait un passage que je n’avais pas remarqué. L’empruntant, je pénétrai dans une autre salle, au style très différent. L’ambiance y était plus recherchée, intimiste et moderne, l’éclairage tamisé. Quelques néons roses et oranges au-dessus du bar diffusaient une lumière douce. De petits salons étaient aménagés autour de tables basses, qui permettaient aux groupes de s’asseoir et de discuter loin du bruit et de l’agitation. Il s’agissait de la seconde partie du club. Elle était aussi bondée que la première et je me décidai à attendre qu’un siège se libère quelque part pour pouvoir reposer un peu mon dos douloureux d’être restée debout trop longtemps. Je pensai aux Cullen. Ils ne souffraient jamais d’avoir à rester statiques, eux. Ils n’étaient jamais fatigués, n’avaient jamais sommeil. Moi, j’en ressentais le besoin, à cet instant précis. Il se faisait si pesant et impérieux que je me demandais si je n’allais pas finir par devoir trouver un endroit, fût-il au sol, où m’asseoir et m’adosser, un mur, contre lequel je serais bien capable de m’endormir. Pour quelques minutes au moins ! Un tabouret se libéra au bar. Je m’y précipitai. Immédiatement, l’homme qui se tenait derrière se pencha en avant. Je tendis le deuxième ticket.
Un verre rose fut posé devant moi, autour duquel j'enroulai mes doigts. Il était frais. Je frottai mes yeux. Un peu plus loin, de l’autre côté du bar, un visage attira mon regard. Malgré la lumière chaude des néons, il semblait très pâle. Il appartenait à un homme entièrement vêtu de noir. Près de lui, se trouvait une très jeune fille, trop maquillée et déshabillée, qui semblait parler toute seule. Je plissai les yeux. Etait-il possible… ? L’homme bougea, lentement. Il approcha son visage du bras de la jeune fille. Il paraissait respirer le parfum de sa peau. Elle avait cessé son babillage et s’était pétrifiée, les yeux mi-clos. Les lèvres pâles se posèrent sur son épaule nue, puis l’homme tourna son visage dans ma direction. Alors, je sus qui il était. Il était chez lui. Il était un vampire. Stefen.
Mon nez plongea immédiatement dans mon verre. Durant quelques secondes, je retrouvai des images oubliées. Instinctivement, je fouillai des yeux la pièce. Je cherchai… l’autre. Vladimir. Il ne pouvait être loin. Effectivement, je le découvris, assis dans un angle, entouré de trois jeunes personnes qui semblaient captivées par ses paroles. Un malaise me vint. J’assistais à une scène que je n’avais encore jamais eu l’occasion de voir. Ces deux vampires, ces prédateurs, choisissaient leurs proies. Et c’étaient des proies humaines. Ici, pas de traque, ni de lutte. Ce n’était pas une chasse. Les futures victimes se présentaient d’elles-mêmes, attirées comme des insectes par la lumière vive, s’offraient instantanément. J’étais sans doute la seule à savoir de quoi il retournait et j’eus soudain le sentiment d’être complice d’un crime. Il me sembla que je devais tenter de détourner ces jeunes personnes de leurs séducteurs. Si l’occasion se présentait, j’essaierais de leur parler. Il fallait que je trouve quelque chose à dire… qui ne ressemble pas à un délire. Quand je relevai mes yeux, ce fut pour découvrir que ceux de Stefen étaient toujours posés sur moi. Son regard croisa le mien et je sursautai. L’effet fut instantané. Jamais regard n’avait été pour moi plus dissuasif. En un éclair, je compris. Il était certainement trop dangereux de se faire remarquer. Pour eux, je n’étais qu’une proie potentielle parmi d’autres. Je n’avais pas besoin de cela, en prime ! Je devais simplement espérer qu’ils ne s’intéressent pas subitement à moi. Mieux valait un être humain trop collant qu’un vampire assoiffé. Aussi, je glissai de mon tabouret et regagnai la première salle du club, laissant mes semblables à leur sort, contre lequel je ne pouvais rien.
Je n’étais pas fière de moi.

Il devait être six heure du matin lorsque je sortis. L’air extérieur était frais. L’aube teintait le ciel de rose, il faisait déjà clair. La journée allait être longue. Je déambulai dans les rues. Mon estomac me tirait jusqu’à la nausée, ma tête était lourde. Il me semblait que je ne tiendrais plus très longtemps. Que je pouvais m’écrouler d’un moment à l’autre. Mais, peu à peu, le soleil devint plus chaud, et l’énergie me revint. En milieu de matinée, la ville commença à s’emplir, de-ci de-là, d’odeurs de nourriture qui me levaient le cœur. Comme midi approchait, je retournai à la brasserie dans laquelle j’étais entrée la veille, le cœur gonflé de l’espoir qu’Edward m’y attendait déjà, peut-être. Dès que je passai la porte, mes yeux cherchèrent dans la salle. Edward n’était pas là. L’hôtelière me reconnut. Je lui demandai si un homme n’était pas venu, qui aurait eu l’air d’attendre ou de chercher quelqu’un. Elle me répondit que non. Je dus avoir l’air plus déçue que je ne pouvais l’imaginer car son visage prit un air tout à fait désolé. Je la remerciai cependant et lui annonçai que je repasserais dans la soirée. Je m’apprêtais à quitter les lieux, quand elle m’attrapa par la manche. Elle voulait savoir si je n’avais besoin de rien. Alors je lui demandai s’il m’était possible de boire un verre d’eau avant de repartir. La femme me regarda un moment. Elle comprit que j’avais passé la nuit dehors et m’offrit de manger quelque chose. J’étais tellement affamée que la reconnaissance que j’éprouvai à cet instant me fit monter les larmes aux yeux. Je me jetai sur la première tranche de pain qui arriva sous mes doigts. Il m’apparut que jamais je n’avais vraiment saisi ce que c’était que de souffrir de la faim et le bonheur que l’on devrait éprouver, chaque jour, à voir ce simple besoin satisfait. Quand j’eus fini mon repas, je proposai à ma bienfaitrice de les aider, autant que je le pourrais, après leur service. Je débarrassai les couverts, essuyai et rangeai des verres, préparai des tables pour le soir.
Vers le milieu de l’après-midi, je sentis à nouveau la fatigue fondre sur moi. Sonia remarqua mon épuisement et me proposa d’aller m’allonger dans une petite pièce qui servait de bureau et dans laquelle se trouvait une banquette. Ne sachant s’il me faudrait encore passer la nuit dehors, j’acceptai volontiers. Quelques minutes plus tard, je dormais à poings fermés. Je pus ainsi dormir deux ou trois heures, ce qui, même si cela n’était certainement pas suffisant, me permit de me reposer un peu. Dans les toilettes, un miroir me renvoya un reflet que j’eus du mal à reconnaître et je pris un peu de temps pour me débarbouiller et coiffer mes cheveux avec mes doigts, comme je pus. J’avais honte de l’état dans lequel Edward allait me retrouver.
Je quittai le restaurant en informant Sonia que je repasserais plus tard, avant la fermeture. Je lui fis aussi une brève description d’Edward -avec des yeux que je qualifiai de brun clair- afin qu’elle puisse l’identifier s’il se présentait en mon absence.
Mes pas me conduisirent, à quelques rues de là, devant une église étonnante, d’allure un peu orientale. Mon corps ayant cessé de souffrir, mon esprit avait retrouvé sa capacité à apprécier la beauté qui m’entourait. Le porche du bâtiment était ouvert, soutenu par quatre colonnes délicatement et fastueusement ornées de feuillages et de motifs naturels. La balustrade était également décorée de végétaux et les panneaux latéraux de lions qui se débattaient entre des lianes. Il me sembla aussi identifier, parmi toutes les fresques qui ornaient les murs, le personnage biblique de Samson, en train de se battre contre un lion. J’y vis des anges aussi, qui étaient Michaël et Gabriel, les protecteurs du monastère Stavropoleos, comme l’expliquait un prospectus que je pris sur un présentoir. J’entrai, et ce que je découvris me coupa le souffle. L’intérieur était somptueux, des peintures recouvraient les murs dans leur quasi totalité, les boiseries sombres des sièges étaient joliment sculptées, la lumière de la fin du jour qui filtrait à travers les vitraux clairs donnait à l’ensemble une atmosphère résolument magique. L’ambiance qui régnait là me troubla profondément. Quelques formes, vêtues de noir, se déplaçaient rapidement de porte en porte. Je m’assis un moment. Tout était si calme ! Le lieu imposait le recueillement. Mes pensées s’envolèrent rapidement vers mes enfants, si loin de moi, vers mon père, vers Jacob. Pour la première fois, depuis que j’avais cessé d’être une enfant, je fis une prière.
Derrière l’église, je découvris ensuite un jardin étonnamment paisible, avec des fontaines et une cour dallée dans laquelle je fis quelques pas. Une fillette de six ou sept ans jouait là, près de sa mère, qui semblait perdue dans ses pensées. Je lui souris, et l’enfant me rendit mon sourire. Puis je m’éloignai, m’approchant d’un grand arbre, sur le tronc duquel j’appliquai ma main. A sa base, reposaient de vieilles croix en pierre sculptée. Je fermai les yeux. Inspirai profondément. Un courant d’air frais chatouilla mon cou. Un léger parfum de lilas et de miel monta à mes narines. Mes yeux s’ouvrirent quand je sentis deux bras se refermer délicatement autour de mes épaules, comme dans un rêve amoureux.
« Oh, Bella… tu es là.
_ Que… ? Edward ! »
Je me retournai. C’était lui. C’était bien lui. Mon front se posa contre son cou. Mes bras l’enlacèrent, le serrèrent, aussi fort que je pus, comme pour m’assurer de sa réalité.
« Tu es là… enfin !, murmurai-je d’une voix étranglée. Mais comment… ? Tu es passé à la Carul ?
_ Oui. On m’a dit que tu reviendrais dans la soirée. Mais je ne pouvais pas attendre.
_ Ils ont été si gentils avec moi… Mais comment es-tu arrivé jusqu’ici ?
_ Je t’ai cherchée. Et je viens de te trouver… dans sa pensée. »
Du menton, il désignait, derrière nous, la fillette qui se tenait au milieu de la cour et nous regardait, l’air intrigué. Je souris, et soupirai.
« Edward… je suis si fatiguée. Je n’en peux vraiment plus. Ramène-moi, je t’en prie ! Ramène-moi chez nous. »
Edward embrassa mon front, resserra ses bras autour de ma taille, puis plongea ses prunelles dorées dans mes yeux las. J’y vis une ombre passer, je perçus le mouvement de ses sourcils. Il y avait quelque chose…
« Nous n’allons pas rentrer, Bella, et nous devons quitter la ville immédiatement. Quand je suis arrivé à l’aéroport tout à l’heure, j’avais un message d’Alice. Démétri a perçu mon déplacement et il s’est lancé immédiatement à mes trousses. Aro ne croit pas un mot de ce que ses émissaires lui ont rapporté. En fait, il espère bien que ce n’est pas la vérité. Démétri ne va pas tarder à arriver ici, maintenant. Nous devons attraper le premier vol qui quittera le pays. Je vais m’occuper de toi. Te cacher quelque part…
_ Oh non, Edward, je t’en prie, gémis-je, ne me laisse plus seule ! »
Tendrement, il embrassa mes paupières.
« Viens, Bella, allons-nous en. »
Sa main glissa le long de mon bras et saisit la mienne. Alors, je remarquai, sous le masque impassible de son visage surnaturel, l’expression singulière de sa bouche, la légère tension le long de sa mâchoire.
« Qu’y a-t-il, Edward ? Il est arrivé quelque chose à quelqu’un ? »
Il secoua la tête.
« Non. Mais… je suis un peu inquiet. Alice m’a dit… Alec est avec Démétri, cette fois. Aro lui a demandé de ne pas nous faire de mal, mais Alice pense qu’il pourrait ne pas respecter le souhait de son maître. Il est vraiment… enragé. »

Je me tus.
Il fallait fuir. Encore. Et vite.

Mon existence et celle d’Edward en dépendaient.




11 commentaires:

  1. Tu as vraiment le chic pour nous laisser au moment suprême! Encore une fois un superbe chapitre! Tes déscriptions des villes laissent réveuse. Mis à par ça, la façon dont tu parles des enfants de Bella donnent envie de les caliner. Notemment imaginer la petite Sarah vouloir aller vers son "poppy", trop mignon! Enfin, les rêves de Bella me triturent l'espris, surtout la double présence de Bella (vampire et humaine) et celle de Jacob. Sachant que ses rêves ont un coté "anonciateurs", je ne vois pas du tout où tu veux en venir... A moins que l'ambiance Noel t'inspires, peut être Jacob et il notre nouveau Jésus lol. Il s'est sacrifié et va bientôt revenir des morts lol. Je n'ai jamais douté que Jacob était un être exceptionnel, mais peut être pas à ce point mdrrr.

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  2. Premier chapitre sans larmes donc. Tant mieux ! J'espère que ce "voyage" donnera aux lecteurs envie de partir ailleurs aussi, voir les beautés du monde. Tous les lieux décrits existent, même la boîte de nuit.
    Pour Jaja : c'est Karel qui va sur les genoux de Billy. Le plus drôle, c'est que j'imagine tout à fait sa tête à ce petit !
    Sinon, ce n'est pas l'ambiance de Noël qui m'inspire... Concernant le rêve de Bella, Carlisle lui fournit une interprétation cohérente, et il n'y a pas que Jacob qui soit un personnage exceptionnel, ils sont plusieurs à l'être, alors... va savoir ! ; )

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  3. Et bien j'ai adoré comme les autres chapitres que tu as écrit, et je suis préssée de lire le reste, en tout cas il ne faut pas que tu t'arrêtes, mdr.
    Bon courage pour la suite.

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  4. Merci Cindy ! et pour tes souhaits de courage, aussi... J'écris plus lentement maintenant parce que j'ai du travail, et... que la marmotte qui est en moi a du mal avec l'hiver (c'est pas naturel de ne pas hiberner, je trouve ! lol)
    Je ne suis pas pressée de finir non plus, et c'est ma dernière partie alors... faut que je la soigne !
    Je lance aussi un appel à tous les fans de Twilight qui connaissent éventuellement d'autres fans à qui demander... j'ai une grande question qui me préoccupe et qui pourrait influencer mon inspiration pour la suite (car je suis très inspirée) : est-ce que dans la saga, S. M. parle précisément de l'effet que peut avoir le sang de vampire ? Je sais que les humains sont contaminés par leur morsure et leur "venin", que les vampires entre eux ne craignent pas leur morsure (elle est juste très douloureuse et laisse des marques) que les Transformateurs sont immunisés (ou bien est-ce que le venin les tue ? déjà, ça, j'ai un doute... Je crois que Jacob en parle mais je ne sais plus). Mais y a-t-il un passage quelque part qui parlerait de l'effet que pourrait avoir le sang d'un vampire sur un humain qui en boirait ?
    Merci de m'aider de vos lumières !

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  5. toujours aussi génial! moi aussi cette histoire de Jacob et de double Bella me turlupine. mais où veux t-elle en venir?
    la morsure des vampires tue les transformateurs. aucun doute possible. dans le tome 4 jacob se met entre bella et nessie, et tout le monde à "peur" qu'elle ne le morde car ça le tuerait. ils en parlent ailleurs aussi

    mais non à aucun moment elle ne parle de boire le sang d'un vampire. ça ne correspond pas à son idée de la transformation (trop dégoûtant pour elle peut-être). donc elle n'a fait ni un lien ni même mention de cela.
    du moins je ne me m'en rappel pas...

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  6. Merci pour ces précisions, Anna. Elles me sont très utiles ! Pour les Transformateurs, il me semblait bien que c'était dangereux. Et j'avais aussi l'impression qu'en fait, le sang de vampire n'était jamais mentionné... Bon. Très bien. N'hésitez pas à laisser vos impressions ! Et...
    Meilleurs voeux à toutes et tous !

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  7. juste un com qui n'a rien à voir:
    Avatar c'est de la bombe! je l'ai vu 2 fois! je vais y retourner, j'adore ce film! quelle avancée technologique! image, technique, acteurs (Sigourney, Zoe Saldana est super, je me disais bien que l'actrice de Neytiri était une noire...), le scénario bien plus travaillé que d'autres, la langue, la culture...! tout est génial

    au fait: mais de rien :)

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  8. Meilleurs voeux à toi aussi, il est vrai que le venin est dangereux pour les transformateurs, et je suis d'accord avec Anna lorsqu'elle dit qu'à aucun moment elle ne parle de boire le sang d'un vampire. Dis moi tu es certaine que ça sera ta dernière partie? car peut être qu'à la fin tu retrouveras une suite et pourquoi pas continuer?...

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  9. Cindy, concernant cette fiction (ce roman -c'en est un en quelque sorte...), oui, c'est ma dernière partie, j'en suis sûre. C'est comme ça que je l'ai envisagé, dès le début. Même si elle a un peu changé au fur et à mesure de son écriture, mon idée reste la même, et quand j'aurai fini cette partie, je serai arrivée au bout de quelque chose. Mais je peux déjà te dire qu'une suite sera possible. Comme je le disais dans mon introduction, j'ai toujours voulu faire une histoire "ouverte", qui donne la possibilité d'envisager autre chose. Pour moi, ou pour n'importe qui d'autre ! On pourrait envisager de s'intéresser au personnage de Johnny (et de Leah), par exemple. A la fin de cette fiction, il y aura encore d'autres choses qui pourront être imaginées... Rien ne sera fermé et fini. Alors, si j'en ai l'envie, le courage et... le temps, pourquoi pas. Je continuerai peut-être. lol !

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  10. On l'a tant attendu ce chapitre !!! :D
    Mdr Cindy, nous voilà rassurées, une suite sera possible ! ^^
    Meilleurs voeux aux fidèles de l'histoire pour cette nouvelle année :), et qu'elle soit riche en imagination pour écrire encore de magnifiques chapitres ;)

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  11. Ohlala, j'aime énormément ces chapitres, mais c'est terrible! J'ai pleuré lorsque Bella a compris qu'elle devait fuir en laissant ses enfants derrière elle! :(
    C'était une scène tellement troublante, tout se passait si vite. Et la description des sentiments de Bella fait qu'on se sent aussi triste et désemparé qu'elle. Horriblement réaliste comme scène!
    Et la fuite, le départ d'Edward, la solitude, la séparation.... C'était tellement bien décrit!
    J'ai pleuré comme un bébé xD J'ai trouvé cette partie tellement émouvante!
    Et les rêves de Bella sont tellement intéressants!
    Et les villes!!!! J'avais l'impression d'y être! :o
    Bon allez, suite! :)
    ;)

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Petit message

J'ai remarqué que, malheureusement, Deezer perdait parfois certains morceaux, mais je ne peux pas savoir lesquels... Alors n'hésitez pas à me laisser un petit message lorsque, au cours de votre lecture, vous rencontrez un lien mort dans mes players. Je ferai en sorte de le remplacer. Merci !