dimanche 29 mai 2011

VOL III _ chpt 28, chpt 29, chpt 30, chpt 31, chpt 32, chpt 33, chpt 34, chpt 35, chpt 36


Chapitre 28 : Changements/ Changes



« N’y pense même pas ! »
Alice tourna vers moi un regard pétillant et amusé.
« Comment peux-tu savoir à quoi je pense ? Edward n’est même pas là… A moins que… Ne me dis pas que ton don a soudain évolué ! »
Je tentais de garder mon sérieux.
« Je n’ai pas besoin de lire dans tes pensées pour savoir exactement ce que tu imagines dans cette chambre. »
Un léger sourire releva un coin de sa bouche.
« Eh bien vas-y, je t’écoute ! Je te parie… ma voiture -et tu sais à quel point je l’adore !- que tu te trompes. »
Alice était bien sûre d’elle pour oser un tel pari, car elle aimait réellement sa nouvelle voiture. C’était une petite jaguar de collection, datant des années 60, que Jasper lui avait fait venir d’Australie. Bien que ce genre d’accessoire ne soit pas mon fort, je devais avouer qu’elle avait une classe folle, dans sa robe noire et luisante, et qu’elle était absolument parfaite pour Alice. Un moment, j’hésitai, espérant sincèrement me tromper. Malgré le ton enjoué de notre plaisanterie, je craignais que ma belle-sœur ne s’inquiète de devoir acquitter sa dette pour de bon.
« Eh bien, tu l’auras voulu. Je suis assez persuadée que tu imaginais ici un lit à baldaquin. Je peux presque le voir, à travers toi ! Blanc. De la mousseline peut-être…
_ Incroyable ! »
Je le savais. J’aurais mieux fait d’abandonner le jeu. A présent, Alice fronçait les sourcils.
« Je ne pensais pas que tu avais des vues sur ma jag’, Bella… Pourtant, je t’ai proposé mille fois de te la prêter ! Mais tu sais, elle est un peu à Jasper aussi, et je ne suis pas sûre que… »
Je souris.
« Gardez votre bolide, Alice. Je n’ai aucun mérite. Je te parle de quelque chose que j’ai eu l’occasion de voir un jour. Ou plutôt une nuit. »
Une moue de défi succéda à l’air d’inquiétude.
« Tu avais vu quoi, au juste ?
_ Une meringue. Le genre de chose qui ne me… mais… mais c’était vraiment très raffiné... »
J’essayais de me rattraper du mieux que je le pouvais. Je savais que je devais encore me méfier de mon expression trop franche. Pourtant, Alice s’y était habituée. Elle me comprenait, et me pardonnait tout. Elle avait toujours accepté nos différences, et rien n’était jamais grave pour elle.
Soudain, ses lèvres se découvrirent, laissant apparaître ses petites dents blanches et régulières. Ses pupilles pétillaient à nouveau.
« Une meringue, hein ? Je dois dire que tu m’impressionnes. Et que je m’impressionne aussi, par la même occasion. En fait, cette idée m’a traversé l’esprit une seconde, avant que je ne réalise à quel point elle était déplacée. C’est que je commence à te connaître, vois-tu ! Alors j’ai immédiatement pensé à autre chose. En sachant très bien que, de toute manière, tu ferais ce que tu voudrais. Mais, tout compte fait, tu as bien gagné : j’ai effectivement eu ce premier élan romantique. Que veux-tu, on ne se refait pas ! »
Elle se moquait de moi, et je l’acceptais de bon cœur.

***

Depuis un petit mois, Jasper et elle nous taquinaient. Ils s’imaginaient que nous devions avoir hâte de nous retrouver tous les deux, Edward et moi, de pouvoir enfin vivre ensemble, comme nous l’entendions, en toute intimité. Ils n’avaient pas tout à fait tort, mais ce n’était pas tant le besoin d’intimité qui me pressait, que celui de tranquillité et d’une relative solitude.
Depuis notre retour, nous devions, sans cesse, prendre garde à ne pas être vus, ce qui nous obligeait à ne sortir que de nuit, le plus souvent, ou à choisir les grandes villes du sud, comme Portland, plutôt que Seattle, si nous souhaitions le faire pendant la journée. Ce qui avait dû nous arriver une paire de fois. Mais de toutes manières, je n’avais aucune envie de déambuler dans les rues de Forks. Revoir la maison de Charlie, dans laquelle je n’avais plus la possibilité de retourner vivre, avait déjà été assez douloureux. De plus, j’étais préoccupée par plusieurs choses.
La maison qu’Edward avait acquise dans les bois du sud était la promesse d’un bonheur inespéré. Et sans doute d’une nouvelle existence pour nous. Mais de nombreuses questions restaient en suspens. Nous devions tenter de régler les problèmes les uns après les autres, à mesure qu’ils se présentaient.
Les travaux avançaient. Nous pourrions très certainement habiter le lieu à la fin de l’hiver. Les Cullen nous avaient grandement facilité la tâche en faisant remettre le toit en état et en effectuant les travaux de gros œuvre nécessaires, avant même que nous ne soyons rentrés à Forks. Il ne nous restait plus qu’à entreprendre le reste : aménagement de chaque pièce, sols, murs… Je me promettais de m’occuper de créer un petit jardin contre la maison dès le retour des beaux jours. Mais cela n’allait pas être facile, j’avais du pain sur la planche… Et tant mieux.
Lorsque Edward m’avait conduite pour la première fois à l’endroit où se trouvait la bâtisse, j’avais été frappée par la beauté du lieu, et son caractère sauvage. Nous étions en pleine forêt. Le lac Quinault n’était certainement pas très loin. A environ une cinquantaine de kilomètres au sud de Forks, dans la direction du comté de Grays Harbor, nous avions quitté la côte pour nous enfoncer plus profondément dans les bois à l’Est. Un petit chemin, aménagé depuis peu, menait à la vieille maison. Immédiatement, j’avais été frappée par son caractère authentique. Elle n’était pas trop grande, mais possédait toutefois un étage.
« Je crois que mes parents ont fait quelques travaux en notre absence, avait annoncé Edward. Qu’en dis-tu ? Si cela ne te convient pas, nous pourrons toujours la revendre ou la louer, et chercher autre chose…
_ Tu n’y penses pas, soufflai-je. Elle est parfaite. Nous ne trouverons jamais mieux. »
Et c’était certainement vrai. Je l’avais contemplée longuement. Ce serait donc là, chez moi. Après la maison de Charlie -la seule dans laquelle j’avais jamais envisagé pouvoir vivre- cette ancienne maisonnette allait être notre refuge. Et je souhaitais, de tout mon cœur, que ce serait enfin un lieu où nous pourrions vivre en paix. Nous l’avions quittée alors que l’aube commençait à se lever. Dans la blancheur douce d’un ciel encore clair et tendre de début d’automne, elle m’était apparue comme un cadeau merveilleux. J’avais eu l’impression d’être à nouveau une enfant, tout à coup, à qui l’on vient d’offrir un présent somptueux et magique. Un cheval. Et encore, un cheval ailé !... Presque trop beau.

Dès lors, nous avions entrepris de la rendre habitable, avec l’aide de Carlisle, de Jasper et d’Alice, dont je m’efforçais de modérer l’enthousiasme. Esmé était revenue depuis la fin octobre, et contribuait activement à cette entreprise, me conseillant dans mes choix. Son goût était très sûr. Je savais que, de plus, elle faisait en sorte de l’accorder au mien, et y parvenait admirablement.
Rosalie et Emmett n’étaient pas rentrés avec elle, demeurant en Europe, et je sentais bien à quel point les Cullen étaient peinés de cette absence. Malgré ma volonté de voir avancer notre situation et mon désir de nous construire une existence la plus agréable possible, elle m’attristait moi-même. Enormément.
Dès le lendemain de notre retour, nous nous étions longuement entretenus avec Carlisle et Jasper pour déterminer ce que nous allions devenir « officiellement » et quelle conduite nous allions devoir tenir désormais, ce que nous pouvions espérer, et ce à quoi il allait nous falloir renoncer tout à fait. A la manière d’un vrai expert en la matière, Jasper nous dressa un inventaire rapide et efficace des points essentiels. Certaines choses allaient forcément être modifiées et ce, le plus rapidement possible. A commencer par nos noms. Ma fausse carte d’identité, celle-là même qui m’avait été envoyée alors que je me trouvais à St Pétersbourg et qui était toujours en ma possession, déclarait que j’étais bien Vanessa Isabella Vircolacci (mon beau-frère avait eu la délicatesse de me permettre de garder mon vrai prénom, posé à côté de l’imposture comme si de rien n’était ; en réalité, il était une sorte de témoignage, une trace nécessaire et ô combien estimable de mon passé). Il ne restait plus qu’à donner une existence concrète à cette personne. Elle allait avoir un mari, par exemple… Edward choisit de porter son deuxième prénom. C’était encore ce qu’il y avait de mieux pour lui, de plus familier et proche de la vérité. Les papiers furent prêts en quelques semaines. Il était à présent -et pour plusieurs générations humaines- Anthony Mason Vircolacci. Lui, avait préféré abandonner le prénom qu’il avait porté depuis sa naissance, pour garder près de lui un nom ressemblant à celui de sa famille légitime. Je savais à quel point il y tenait, et les Cullen le comprirent aussi parfaitement.
Nous allions devenir, dans un premier temps, les locataires des Cullen, qui avaient hérité de l’acquisition d’Edward. Puis nous achèterions la maison, quand nous le jugerions opportun. Edward pouvait poursuivre le travail qu’il avait amorcé avec l’avocat de Seattle, Scott Jenkins, avec lequel Jasper l’avait mis en relation deux années auparavant. Quant à moi… j’avais besoin d’un peu de temps pour me retourner et envisager dans quel domaine je voulais me lancer. En soi, mes centres d’intérêt n’avaient pas changé. L’idée d’étudier la littérature, l’anthropologie, les mythes, les civilisations, l’Histoire et la sociologie me passionnaient toujours autant. Une envie de pratiquer les langues s’était ajoutée à elle, cependant. Et je savais bien d’où elle me venait. Je n’avais pas fini l’année d’étude que j’avais entreprise et, même s’il aurait été un jeu d’enfant pour Jasper de me faire barder par ses relations de tous les diplômes possibles et imaginables, je voulais apprendre. Par moi-même. Aucun artifice ne pourrait jamais remplacer cela. Et j’en avais le temps. Sans compter que j’allais devoir tenter d’éviter toutes mes connaissances humaines pendant au minimum un demi-siècle… J’avais tout le temps du monde ! De plus, il me fallait déterminer avec précision ce que Kaly m’avait légué, que je portais en moi sans savoir m’en servir. Je voulais expérimenter cette connaissance, savoir exactement les aptitudes qu’elle me donnait, et pouvoir déterminer comment les utiliser à bon escient. C’était ce à quoi j’avais résolu de m’employer, dès que nous serions installés chez nous.

Depuis trois mois, nous logions dans la grande villa des Cullen. Il était inconcevable pour moi de ne pas me trouver en permanence à proximité de mes enfants, et personne n’avait cherché à m’en dissuader pour le moment. Tant que je le pourrais, tant qu’ils seraient assez petits pour ne pas comprendre, ne pas s’interroger, ne pas soupçonner quoi que ce soit, j’allais profiter d’eux, de leur présence, j’allais partager tous leurs instants, leurs découvertes, les aider… J’avais tant manqué déjà, j’avais perdu tant de temps ! Des instants irrattrapables et à jamais disparus. Ainsi, ils étaient moins souvent à La Push que les Quileutes en avaient pris l’habitude, au grand dam de Seth, qui s’en trouvait tellement désespéré qu’il avait commencé par venir régulièrement les voir chez les Cullen -c’est à dire plusieurs fois par jour, d’abord !- avant de réussir à surmonter sa pulsion, plus par obligation que par volonté personnelle. Cependant, je savais que leur place était aussi là-bas -pour Billy surtout- et ils y passaient de longs moments, sous la surveillance de Rachel, malgré toutes les difficultés que cela pouvait créer.
Lorsque Edward et moi avions été déclaré définitivement disparus, les Cullen et Renée avaient convenu qu’il était préférable pour Sarah et Karel de demeurer à Forks. Ma mère était consciente de la fortune de ma belle-famille, et elle n’avait pas hésité une seconde. Elle était persuadée qu’il était bon pour mes enfants d’être élevés par leurs grands-parents paternels, et je dois dire qu’elle s’était montrée particulièrement lucide sur ce point. Elle espérait juste pourvoir les voir régulièrement, qu’ils viendraient passer certaines de leurs vacances avec elle quand ils seraient en âge de le faire. Et c’était bien naturel. Tout le monde avait été immédiatement d’accord. Quand ils seraient grands, la maison de Charlie leur reviendrait. Pour le moment, les Cullen s’étaient proposés d’en prendre soin. Ils n’avaient jamais envisagé d’en faire quoi que ce soit, sachant que nous allions rentrer et qu’il m’appartiendrait de décider si j’estimais qu’elle devait être louée ou non. Elle contenait encore toutes mes affaires, et celles des petits depuis leur naissance, sans parler de Charlie… Je n’arrivais pas à me décider. Elle avait tant d’importance à mes yeux ! Et pourtant… je ne devais pas la considérer comme un lieu sacré. La garder fermée, préservée, c’était comme la plonger dans une sorte de coma artificiel et prolongé. La faire mourir, d’une certaine manière. Une maison a besoin de vivre. Et si elle pouvait être le toit d’une famille en attendant d’être peut-être celui de mes enfants, si elle devenait un lieu de séjour heureux pour ses habitants provisoires, ce serait sans doute une meilleure chose…
Je devais y penser, mettre mes émotions de côté, et prendre une décision. Mais cela ne pressait pas. Je pouvais prendre tout le temps dont j’avais besoin.

Une seule fois, quelques jours auparavant, j’avais accompagné Alice, de nuit, alors qu’elle se proposait d’aller y chercher certaines de nos affaires, tout en y apportant d’autres, dont les enfants n’avaient déjà plus l’usage. L’épreuve avait été très pénible. Pour l’heure, je ne voulais plus y retourner. Tout comme au cimetière… La tombe qui avait été creusée pour Edward et moi, à quelques pas de celle de Charlie, me faisait l’effet d’une insulte. Depuis sa disparition, je n’étais d’ailleurs retournée sur sa sépulture qu’en de très rares occasions, principalement pour accompagner Renée, qui désirait s’y rendre lorsqu’elle était à Forks. Je savais que mon comportement n’était pas digne d’une adulte et, aujourd’hui, encore moins d’une immortelle, mais mes sentiments étaient trop vifs. Et puis… que reste-t-il des morts, là où on les met en terre ? Rien. Leur souvenir nous accompagne à chaque instant, et nous ne les retrouvons pas mieux en nous approchant de l’endroit où leur corps repose. Du moins, c’était mon avis à ce moment-là. Peut-être qu’avec le temps, il changerait lui aussi ?...
Quand elle était ressortie de la chambre qui avait été la mienne des années durant, Alice m’avait présenté une housse pourpre, et une boîte à chaussures assortie.
« Tiens, c’est à toi, avait-elle murmuré. Je pense que tu seras heureuse de les récupérer. C’est certainement ce que j'ai vu de plus beau dans tes affaires jusqu'à aujourd'hui. Je suis jalouse !
_ Qu’est-ce que c’est ? »
Je n’avais aucune idée de ce dont elle pouvait bien parler.
« Ce que tu as envoyé ici depuis Paris, voyons ! Tu as eu raison, ce n’était vraiment pas approprié à un tour du monde ! C’est moi qui ai ouvert le colis. Alors, j’ai su avec certitude que tu étais devenue comme nous. J’avais déjà eu la vision de ton retour, mais à ce moment-là, j’en ai eu une autre, beaucoup plus forte et précise… Jacob était déjà revenu. Nous ne pouvions plus douter de rien. »
D’un geste précautionneux, j’ouvris la housse. La robe était là, superbe. A sa vue, des souvenirs affluèrent, aussi nets et frais que si ce qu’ils me montraient venait de se produire quelques minutes plus tôt. Je revis un parc, une forêt, des roses. L’émotion me fit frissonner de plaisir.
« Tu vas pouvoir la porter maintenant ! »
La voix d’Alice chantonnait de ravissement. Heureux celui qui s’enthousiasme aisément, pour de petites choses futiles et frivoles !... il ne perd aucune occasion de se réjouir de l’existence. En observant le reflet qui allumait soudain ses pupilles, je me promis de prendre exemple et de me mettre, moi aussi, dans la mesure de mon possible, à envisager mon quotidien avec plus de légèreté. Si seulement j’en avais l’opportunité ! J’allais devoir y travailler avec acharnement, car ce n’était vraiment pas dans ma nature profonde. Peut-être qu’en me laissant aller à être plus vampire… cela viendrait ?
« Tu crois ? C’est quand même très habillé…
_ Mais que crains-tu ? Qu’as-tu de mieux à faire qu’être époustouflante ? Bella…, voyons ! »
Elle gémissait et trépignait à la fois.



« Pourquoi es-tu toujours aussi sérieuse ? On dirait que tu refuses de te rendre compte ! Depuis que tu es revenue, je te regarde… tu es certainement le plus beau vampire que j’aie jamais vu. Et je ne dis pas cela pour te flatter, parce que je t’adore et que tu fais partie de ma famille. Je n’aurais jamais pu imaginer que tu deviendrais comme tu l’es. Tu ne vois pas avec quel plaisir tout le monde te parle et te regarde ? Si je ne savais pas avec certitude que Jasper n’aimera jamais que moi… ! Et même ces Quileutes arrogants ! Ils me font bien rire avec leurs préceptes d’un autre âge, les lois, leurs traditions et tout le tralala… Quand ils te croisent, leur premier réflexe est de se taire -je l’ai remarqué !- et puis ils se mettent à parler, parler, parler, parce que leur orgueil leur interdit de se sentir intimidés devant un vampire et qu’ils essaient d’oublier qu’ils sont très impressionnés, en réalité !
_ Alice… »
Je tentais de la raisonner, mais elle n’avait pas fini et rien ne semblait pouvoir l’arrêter.
« Bon, je t’accorde que ceux qui sont imprégnés ne font plus vraiment partie de ce monde, n’empêche… ils ne peuvent qu’avoir une sorte… une sorte de respect. Face à quelque chose de magnifique, un miracle de la nature, on se montre respectueux !
_ Euh… tu exagères. »
Je me mis à rire. J’étais à la fois particulièrement gênée et certaine de ne pas pouvoir prendre bien au sérieux de pareilles déclarations.
« Mais pas du tout !, s’exclama Alice. Et Edward… tu ne vois pas comme il est fier ? Fier et TELLEMENT amoureux ! Son amour pour toi le grandit chaque jour davantage. Jamais je ne l’ai vu si fort, si déterminé, si sensible. Vraiment, il est temps que vous puissiez être un peu l’un à l’autre, tranquillement. »
Je me contentai de sourire. Sans s’en préoccuper, elle poursuivit :
« Je me demande… est-ce que tu crois que c’est dû à cette phase… que tu as vécue avant qu’Edward ne te transforme ? Quand tu étais… un genre d’hybride ? Tu nous as dit que tu étais devenue une sorte d’aimant pour les humains comme pour les vampires, non ?
_ Un peu, effectivement. Je ne m’en rendais pas compte, mais Edward m’avait expliqué… que j’avais beaucoup changé. Je crois que oui, j’étais déjà devenue plus… (je ne savais même pas quoi dire !)… avant ma transformation. Mes sens s’étaient développés, j’avais certaines aptitudes déjà. Mais qu’est-ce que tu… ?
_ Je crois que cela reste après. Un peu. Je n’avais jamais constaté ça chez aucun vampire de ma connaissance. On ressent une certaine différence.
_ Vraiment ? »
Alice hocha la tête. Je m’absorbai dans mes pensées. Le moment pendant lequel j’avais été un être "intermédiaire", comme le disait Kaly, n’était pas un de mes meilleurs souvenirs. Je m’étais sentie incontrôlable, à la fois forte et trop vulnérable. Particulièrement inconséquente. Et pas comme un nouveau-né peut l’être. Les sensations alors éprouvées en appelèrent d’autres, beaucoup plus lointaines. Qui allaient même au-delà de moi.
« Oh, je comprends !...
_ Quoi ?, questionna Alice intriguée.
_ Rien de bien important. Et cela n’a aucun rapport avec moi », répliquai-je.
Je venais de voir le moment où Labryos, le Ravi de Kaly, l’avait soignée pour lui permettre d’échapper à la mort. C’était la raison pour laquelle Kûsh l’avait ensuite enlevée. Il l’avait sentie si différente… Irrésistible. Il me sembla que cette réminiscence soudaine était le signe que les souvenirs de Kaly continuaient leur lente évolution en moi, leur communication avec ma conscience était si aléatoire. J’allais m’y montrer plus attentive à l’avenir.
« Donc, Bella, reprit Alice, promets-moi de profiter un peu… ! Fais-toi plaisir ! Rien n’est impossible pour nous, et tu continues à agir comme l’être le plus modéré et le plus sérieux du monde !
_ C’est comme ça que je suis, Alice. C’est ma part d’humanité qui veut ça, je suppose. Celle que tu as totalement oubliée, toi, justement… veinarde que tu es ! »
Une seconde, la petite vampire brune plantée devant moi m’apparut comme un être totalement libre. Et il me sembla que, moi, je ne le serais jamais vraiment.
Elle pencha légèrement sa tête de côté. Peut-être éprouvait-elle une pointe de tristesse à cause de mes paroles. Si c’était le cas, j’en étais totalement désolée.
« Excuse-moi, Alice.
_ Non, pas de souci. Je suis très heureuse comme je suis, tu sais… Je voudrais juste… que tu oublies de te faire du souci pour toutes ces choses… qui vont passer avant même que tu t’en aperçoives. Tu ne comprends pas parce que tu es encore très jeune. Mets cette robe, sois belle avec cette robe, abîme-la, déchire-la, jette-la et achètes-en une autre ! Encore plus belle, ou très différente… que sais-je ? Ne cherche pas à la conserver, en tout cas. Parce que tu ne pourras plus rien conserver dans ton existence, maintenant. Est-ce que tu saisis ? Il n’y aura que tes souvenirs. Et tu pourras les rappeler quand tu en auras envie, te concentrer et les revivre, avec une précision phénoménale. Ressentir la joie, la peine, tout ce qui se rattache à eux. C’est sans doute pour cela que nous avons cette capacité merveilleuse… Parce que tout le reste, autour de nous, Bella, est éphémère. Nous évoluons dans un monde de poussière. Tout passe, mais nous, nous demeurons. »
Les mots d’Alice avaient peut-être dépassé sa pensée. Ou peut-être pas. Elle me parlait d’une robe, et je pensais à mes enfants, à tous les êtres qui vivaient et que j’aimais. Peu importait ce qu’elle cherchait à me dire exactement, elle avait raison. Je me promis de méditer cette pensée, même si je ne pouvais y adhérer complètement. Pas maintenant, pas en ce lieu. Je savais qu’Alice voulait tout simplement m’éviter de souffrir mais, pour le moment, j’étais d’autant plus attachée à tout ce qui était éphémère dans mon existence que je savais que j’étais dorénavant faite pour y survivre. Ce que je n’étais pas bien certaine de vouloir faire, en réalité. Mais fallait-il y penser déjà ?
Je fis un effort sur moi-même pour abandonner ma gravité.
« Je vois. Ce que tu veux, c’est que je mette cette robe, hein ? »
Elle sourit de toutes ses dents.
« Si tu l’aimes…
_ Bien sûr que je l’aime. Elle est magnifique, et c’est Edward qui me l’a offerte quand je suis devenue vampire. Après l’avoir mise, je me suis promenée dans une forêt extraordinaire. Edward m’avait fait une surprise, il avait répandu des roses dans une clairière, elles embaumaient, j’étais transportée… je…
_ Ouh là là, roucoula-t-elle en français, que c’est romantique ! »
Puis elle pointa son index sous mon nez.
« Je ne veux pas entendre la suite.
_ Tu seras déçue. C’est la première fois que j’ai senti… le temps s’effacer autour de moi. Comme nous seuls pouvons le ressentir quand nous nous concentrons, que nous nous ouvrons au monde qui nous entoure... Nous sommes restés allongés dans la nature, captivés par le phénomène, jusqu’à-ce que la nuit tombe. Puis, nous avons… chassé ! »
Alice gloussa.
« C’est bien aussi.
_ J’étais un nouveau-né mort de soif, tu sais.
_ Je doute, te concernant, que tu aies jamais été un nouveau-né ayant réellement ressenti l’emprise de la soif. Nous avons chacun nos particularités. Mais… qu’est-ce que tu fais ?
_ Eh bien, je mets cette robe. »
J’avais quitté la maison de Charlie, un peu moins triste que je n’y étais entrée, mais bien déterminée à n’y revenir que lorsque j’aurais réussi à évacuer davantage de ma peine.
Une fois de retour chez les Cullen, ma tenue inattendue avait fait sensation. Ce succès avait été escompté par Alice, qui s’en était certainement réjouie plus que moi. Elle avait cette capacité précieuse. Mais ce qui avait eu le plus d’importance, cette nuit-là, avait été le regard qu’Edward m’avait jeté, dès que j’avais franchi le pas de la porte. Il n’avait pas manqué, lui aussi, comme les autres, de me complimenter, mais ses yeux… ses yeux en disaient plus que les mots n’auraient jamais pu le faire. Soudain, je m’étais sentie submergée par une émotion violente. Je vibrais des orteils aux cheveux. Cette nuit-là, Edward et moi étions sortis chasser. Chasser et goûter au plaisir d’être ensemble, dans la nuit d’hiver, sous le ciel noir piqué de minuscules diamants étincelants. Dans le grand silence de la neige.
Et nous n’étions revenus que longtemps, longtemps après le lever du jour. Satisfaits. Autant que nous pouvions l’être. Malheureusement, ni ma robe ni mes chaussures n’avaient survécu.

***





Chapitre 29 : Pas de mensonge/ Feed me no lies

« Jacob vient cet après-midi ? »
Alice consultait sa montre. Nous en avions fini pour aujourd’hui. La salle de bains serait achevée après Noël. Entre janvier et février, il ne nous resterait plus qu’à fignoler et à meubler, ce qui ne serait vraiment qu’un détail. Je soupçonnais d’ailleurs Esmé et Alice d’avoir déjà envisagé quelques cadeaux à ce sujet. Edward et moi pourrions ensuite apporter toutes nos affaires…
« Oui, il ne devrait plus tarder. Il est en vacances aujourd’hui. »
Ma belle-sœur changea de ton.
« Comment est-il ?
_ Oh, bien. Bien. Il m’impressionne. Toujours si retenu… discret, posé, plein de précautions. Trop, peut-être même, vu les événements. Parfois, j’ai l’impression qu’il est réellement plus âgé que moi. Non, correction : je suis convaincue qu’il est à présent plus âgé que moi. »
Les sourcils d’Alice se soulevèrent.
« Difficile à dire... »
Difficile, c’était le mot. En fait, je ne savais plus très bien quoi faire.

***

J’étais retournée à La Push, selon la promesse que je lui avais faite en le quittant, dès le surlendemain de notre retour à Forks, en fin de journée. Je l’avais trouvé très heureux de me revoir. Moi-même, je l’étais, malgré les appréhensions que je pouvais avoir. J’ignorais ce qu’il attendait de moi, ce que je devais ou pouvais lui dire. Je savais que les Quileutes craignaient l’effet que produiraient sur lui nos retrouvailles, mais qu’ils en espéraient aussi… quelque chose, peut-être. Sans trop oser y croire vraiment, ni déterminer avec précision ce qui serait bien ou mal venu. Je me demandais même s’ils ne comptaient pas un peu sur moi, en dépit de leur méfiance. Pour me donner davantage de contenance, et leur prouver que j’étais fiable, j’avais emmené Sarah et Karel avec moi. Billy, Embry et Seth qui se trouvaient là, m’avaient accueillie poliment, mais avec une froideur assez évidente. J’avais immédiatement calé ma fille entre les bras de Billy, avant même que Seth ne tente de tendre les siens. Mais comme il demeurait les paumes ouvertes, je lui avais confié Karel. En espérant qu’il comprendrait le message.
« Veux-tu… veux-tu que nous sortions nous promener sur la plage ? », avait demandé Jacob.
J’avais senti que sa question n’avait rien d’une proposition anodine. Elle était davantage l’expression d’une nécessité personnelle.
« Il fait encore bien bon, autant en profiter ! », avais-je répondu en évitant de jeter un regard aux autres. Lorsqu’ils se montreraient aimables et accueillants, je le serais moi-même.



Nous avions marché un long moment, en silence. Le bruit de l’océan, les oiseaux, le vent, parlaient pour nous. Le soir tombait.
« Tu vas bien ? »
Cette question m’avait surprise.
« Oui… Oui, je vais bien. Euh… et toi ?
_ Bon. Bon. »
Il avait soudain explosé de rire.
« Je vais bien. Autant que je peux, je présume. Merci d’être venue. Je n’étais pas sûr… quand tu as disparu dans cette grosse voiture grise, que je te reverrais un jour.
_ Mais… je t’avais promis !, protestai-je.
_ Tu tiens tes promesses. Tant mieux. Je suis ravi de savoir que je peux compter là-dessus. »
Il avait l’air soulagé.
« Je vais avoir besoin de toi, tu sais…, ajouta-t-il soudain. Alors, autant dire les choses clairement. »
Je ne savais quoi répondre. Mais il ne me semblait pas non plus qu’il attendait une réponse. J’optai donc pour une question.
« Tu as repris l’école, à ce qu’on m’a dit. Comment ça se passe, depuis la rentrée ? »
Il leva la main, son immense main aux phalanges solides, et esquissa un geste vague.
« Oh… rien de particulier. On me regarde comme un extra-terrestre. Mais… je dois avouer que ça m’est égal. Et peut-être même que ça me plaît bien ! »
Il rit à nouveau, et je ris avec lui de bon cœur.
« En fait, je suis surtout pressé d’en finir.
_ De finir quoi ?
_ Enfin, je veux dire… ça ne va pas assez vite, vois-tu ? »
Je ne voyais pas vraiment.
« Je sens, poursuivit-il, que j’ai besoin d’apprendre. Beaucoup. Je me pose toutes sortes de questions. Et ce n’est pas vraiment à l’école qu’on y répond. Alors, j’essaie de me débrouiller par moi-même. J’y arrive bien, la plupart du temps. Mais j’ai hâte de pouvoir suivre d’autres cours.
_ Tu veux dire… à l’Université ?
_ Par exemple. Il faut que je me renseigne sur plusieurs choses. Je vais faire mon possible… »
Je commençais à entrevoir quel pouvait être son objectif.
« Tu veux partir d’ici ? »
Son regard quitta la grève pour suivre l’horizon bleu ardoise des vagues.
« Je ne sais pas. Ce serait peut-être le mieux. Nombre d’entre nous demeurent dans la réserve, à ce que j’ai pu voir. Tous ceux de ma génération… Ils ne font pas grand-chose. Ça en est presque surprenant. Une de mes sœurs est partie pour de bon, l’autre est revenue et… ne repartira plus, c’est certain ! Moi, je crois que j’ai besoin d’aller faire un petit tour, avant de revenir, peut-être, qui sait ? »
Il s’était baissé, avait ramassé un galet plat. Le vent soufflait de plus en plus fort, mais il ne nous dérangeait ni l’un ni l’autre apparemment.
« Tu as une idée de ce que tu souhaiterais apprendre ?
_ Oh oui ! »
Il avait tourné vers moi un visage tout à coup radieux. Je revis alors la petite flamme verte danser au fond de ses pupilles sombres. Spontanément, j’y plongeai, avant de ressentir à nouveau cette sensation de malaise étrange que j’avais déjà éprouvée en sa présence l’avant-veille. Malgré l’odeur de la mer, des algues, du bois, de l’air chargé de l’humidité automnale et des parfums de la forêt, je fus soudain envahie par la chaleur et le parfum qui émanaient de Jacob. Ceux de son être, de sa peau. A la fois si humaine et inhumaine. Je tressaillis et me détournai, m’éloignant de deux ou trois pas, comme soudain fascinée par un coquillage vide coincé un peu plus loin entre deux cailloux.
« Hé ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
_ Hein ? Rien… J’ai vu… Et puis j’ai la tête qui tourne un peu.
_ Tu ne te sens pas bien ? Tu veux rentrer ? Tu es déjà assez pâle, il ne manquerait plus que tu tombes malade… »
Il y avait peu de chances. Et je préférais mille fois être en sa compagnie à l’extérieur, dans le grand vent de la nuit, que dans un lieu clos où son odeur pourrait s’emparer de moi tout à loisir. Je devais juste éviter de me concentrer sur lui. M’en tenir à la nature qui nous entourait. L’eau, le sable, les arbres en haut des falaises au loin. Voilà. Exactement. Je me sentais déjà mieux.
« Ne t’inquiète pas. Je n’en ai pas l’air, mais je suis très solide. »
Il hocha le menton, pas totalement rassuré pour autant.
« Je m’en doute. Qui dirait qu’une fille aussi jeune que toi est déjà mère de deux enfants… adorables, soit dit en passant.
_ Merci. Mais… l’âge, c’est quelque chose d’assez relatif, si tu veux mon avis. »
Ses sourcils s’étirèrent vers ses tempes. Je connaissais cette expression : il allait sourire.
« Bon, dis-moi, qu’envisages-tu d’apprendre alors ?
_ Eh bien… J’adore la physique, la mécanique. Je bricole bien. D’ailleurs, je ne fais que ça quand je prends un moment pour me détendre. C’est ce que j’ai beaucoup fait au début… Ça m’apaisait. Il paraît que je faisais déjà ça avant. »
J’acquiesçai du menton.
« J’aime aussi la biologie. Mais je dois dire que ce qui me passionne vraiment, c’est… ne te moque pas !... la chimie.
_ Waouh… la chimie ? Voilà qui m’est totalement étranger !
_ C’est fascinant. D’ailleurs, j’en ai un peu discuté avec le Dr Cullen. Il m’a beaucoup appris en peu de temps. J’apprécie beaucoup cet homme. J’aimerais bien pouvoir… »
Mais il se tut.

Je compris qu’il en était arrivé aux limites qui lui étaient imposées. Un instant, je me demandai pourquoi il avait choisi de les respecter plutôt que de les franchir. Rien ne l’en empêchait. Il n’était pas plus docile qu’un autre. Peut-être l’était-il même moins, d’ailleurs. Alors, pourquoi cette soumission ?
Il me regarda. Me dévisageait-il ? Je croisai ses pupilles d’ébène. Cette fois-ci, je fermai les paupières. Quand je les rouvris, ses yeux étaient toujours posés sur moi.
« Qu’est-ce que tu as dit ?
_ Quoi ? Je n’ai rien dit.
_ Ah bon, j’avais cru…
_ C’est sans doute le vent.
_ Bien sûr. Alors, écoute ça : le vent me dit de te parler franchement. Les choses sont certainement déjà assez compliquées, je ne vais pas m’y mettre non plus. Je ne suis pas curieux, je ne te demande rien. Mais je veux que tu saches… tout ce que je ne sais pas. Et… ça fait un paquet ! »
Nous étions arrivés près d’un gros rocher. Jacob se glissa derrière. Je le suivis. Là, le vent ne nous atteignait plus directement. Il mugissait, en revanche, comme pour exprimer sa rage de ne plus avoir d’emprise sur nous.
« Alors voilà. Tu en feras ce que tu voudras. Ne te sens pas obligée de m’expliquer quoi que ce soit, mais je t’en prie, au moins, ne me mens pas. Jamais. »
Je baissais toujours la tête, pour ne pas croiser à nouveau cette flamme verte. Je savais qu’elle devait danser, quelque part, au milieu de ses prunelles noires.
« Tu as ma parole, articulai-je de manière à être bien comprise. Ce n’est pas mon intention. Ecoute, Jacob, tu as beaucoup compté pour moi, tu comptes toujours… comment ne le pourrais-tu pas ! Je ne veux que ton bien. »
Je ne m’y attendais pas et n’avais pu le voir venir : il saisit ma main, comme il avait déjà eu l’occasion de le faire. Et, à nouveau, il s’abstint de faire remarquer à quel point il devait me trouver glacée en comparaison de sa chaleur corporelle propre. Ses doigts me brûlaient presque. Mais ce n’était pas la surface de ma peau qu’ils brûlaient, ils me brûlaient à l’intérieur. Un fourmillement, presque imperceptible d’abord, s’étendit jusqu’à mon coude, puis il se changea en chatouillis, qui remonta le long de mon bras jusqu’à mon épaule. De là, il s’infiltra jusqu’à ma nuque et plongea au bas de ma colonne vertébrale. Que se passait-il ? J’avais d’abord craint un nouveau malaise, mais la chaleur que je percevais s’était faite agréable. Sans plus réfléchir, je levai les yeux.
« Merci », chuchota-t-il simplement avant de lâcher ma main.
Comme de minuscules bulles remontent et éclatent à la surface d’un liquide, l’effervescence me quitta, peu à peu.
Jacob m’expliqua. Tout. Tout ce qu’on lui avait appris, tout ce qu’on lui avait demandé de taire. Il avait bien conscience que certaines discussions étaient interrompues quand il entrait dans une pièce, que ma famille et la sienne étaient liées d’une manière qui lui semblait assez incohérente : Sarah et Karel étaient longtemps restés à La Push, alors qu’on lui avait demandé, par ailleurs, de se tenir le plus possible à distance des Cullen. Récemment, Billy avait insisté pour qu’il ne parle ni de mon retour, ni de celui d’Edward, à personne, et sous aucun prétexte. Il savait qu’il était un sujet de préoccupation pour sa tribu et sa famille, mais il avait bien conscience que personne ne lui voulait de mal, et c’était la raison pour laquelle il attendait, patiemment, qu’on décide -ou non- de lui en dire davantage, un jour. Pour finir, il ajouta que si nous avions commis, lui, moi, ou qui que ce soit, des actes répréhensibles, il concevait que nous puissions avoir droit à une seconde chance, et qu’il n’y avait pas besoin de « ramener le passé » alors qu’il avait été oublié. Qu’il valait même mieux l’« enterrer » pour de bon. Les mots qu’il avait employés alors m’avaient frappée. Il ne pouvait imaginer à quel point il était proche de la vérité.
Il avait exprimé quelques inquiétudes, cependant. Il lui arrivait d’avoir le sentiment qu’il pouvait être, ou avoir été, une déception pour son père, sans bien comprendre ou savoir ce qu’il avait été amené à faire pour provoquer cela. Je le rassurai du mieux que je pus sur ce point, et avec toute la conviction dont j’étais capable.
Alors, plus soulagé, il m’avait avoué que ma présence lui faisait du bien, comme celle des petits, d’une manière très étrange. Il s’agissait d’un apaisement, instantané. Physique et moral. C’était ce qui lui faisait dire qu’il avait sans doute besoin de nous. Et il espérait pouvoir s’appuyer sur cela, quoi que l’avenir nous réservât, et même s’il devait, un jour, recouvrer la mémoire, comme le Dr Cullen l’avait laissé envisager.



Durant cette première longue discussion que nous eûmes, je retrouvai, au fond de moi-même, la complicité spontanée qui nous avait toujours liés lui et moi. Il me semblait que je la comprenais mieux, même. Elle n’était pas née de notre relation, de ce que nous avions vécu ensemble, peu à peu -quoique cela avait certainement eu pour effet de la renforcer-, elle ne provenait pas davantage du fait que nous nous soyons croisés quelques fois, étant enfants, et que nous ayons partagé nos jeux… Cette familiarité-là était autre. Elle était antérieure… et innée. Et ne dépendait aucunement de nos natures, anciennes ou nouvelles. Elle n’avait rien à voir avec ce que nous étions. Je le ressentais très clairement, à présent, dans ma sensibilité accrue de vampire. C’était comme si nous nous connaissions depuis toujours. Etre avec lui, lui parler, le voir bouger et sourire, me procurait à moi aussi un grand bonheur et un apaisement délectable. Je me demandais s’il le ressentait, lui aussi, de la même manière. Lorsque nous avions quitté la plage, cette nuit-là, nous nous étions séparés plus calmes et sereins que nous ne l’étions quelques heures plus tôt. Le vent était tombé, et j’avais soudain réalisé que ce n’était certainement pas la première fois que ce grand rocher nous avait abrités, Jacob et moi. Mais c’était dans un autre temps, et c’étaient d’autres nous-mêmes… n’est-ce pas ? Un peu confuse, néanmoins, j’avais récupéré mes enfants endormis et avais regagné la villa des Cullen.
Depuis, je me questionnais en permanence : était-ce à moi de tenter de ramener ses souvenirs à Jacob ? Il comptait sur moi, m’avait-il dit, et il se montrait si ouvert et franc… ne lui devais-je pas la vérité ? Et qu’adviendrait-il alors ? Tout pouvait se produire ! J’imaginais sans cesse des réactions différentes, des complications, assorties de nouvelles craintes ou souffrances. Avec lui, Jacob avait ramené beaucoup de choses, que je retrouvais après les avoir cru disparues pour toujours. Je ne pouvais pas encore mesurer l’impact que son retour allait avoir sur nos existences à tous. Trop de questions restaient sans réponse.
Ces pensées me rongeaient, lentement.
J’avais demandé l’avis de Carlisle, dès mon retour à la villa. Il m’avait exposé son point de vue avec beaucoup de sincérité : lui-même ne savait pas au-devant de quoi nous allions. De la même manière qu’il n’avait pas encore décidé de ce qu’il devait faire savoir ou non, nous concernant, au clan de Denali ainsi qu’à tous les autres vampires qui avaient eu le courage et la sympathie de répondre à son appel lorsque sa famille s’était trouvée en difficulté face aux Volturi, il estimait qu’il valait mieux ne pas précipiter les choses, et laisser Jacob évoluer à son rythme. Alice et Edward étaient également de son avis. Il pensait que je pourrais facilement mesurer ses progrès et l’accompagner, au fur et à mesure de son évolution, de mon mieux. Puisqu’il ne manifestait que le besoin de ma présence, autant y répondre, pour l’heure, sans hésiter. Rien, dans le regard de mon mari, ne m’avait donné lieu de craindre que cette "aide", que Jacob m’avait demandée, lui posait le moindre problème. J’avais cependant senti la nécessité de l’interroger, un peu plus tard, à ce sujet :
« Je vais passer du temps avec Jacob, maintenant, Edward, est-ce que… est-ce que tu vas m’en vouloir ? »
Nous étions alors dans les bois, à mi-chemin entre notre future maison et Forks. Il faisait nuit, et nous courions librement. Comme nous venions de franchir d’un bond un bras relativement mince de la rivière Queets, je marquai une pause. Edward s’était glissé jusqu’à moi en une seconde. Sa main dans mon cou, ses doigts ouverts contre la peau de ma nuque, il m’avait regardée un instant. Puis il avait souri.
« Je serais tenté de dire que… oui, cela va de soi ! Tu ne cesseras jamais d’être un peu à Jacob, il me semble… Mais les choses sont vraiment différentes aujourd’hui, n’est-ce pas ? Je sens que tu es préoccupée et, pour tout te dire, je le suis aussi. Je pense que nous devons beaucoup à Jacob. Pour ma part, je lui dois… toi ! Sarah et Karel… Notre vie, telle qu’elle est aujourd’hui, n’existerait pas sans lui, sans ce qu’il a fait, ce qui s’est produit et que nous avons tellement regretté, tous. Alors, non, Bella, je ne t’en voudrai pas, n’aie pas d’inquiétude. Je sens… que nous devons prendre soin de Jacob. Que tu dois prendre soin de lui, comme il l’avait fait pour toi. »
En quelques mots, mon mari avait lavé mon cœur, et je laissai les bribes de mes angoisses naissantes glisser dans l’eau de la rivière, derrière moi, et disparaître dans son cours. Le sujet était clos.





Chapitre 30 : Je ne sais rien de toi/ I know nothing about you (ou "Ce que dit le tonnerre"/ "What the thunder said")

Pourtant, pourtant… Etre vampire ne nous épargne pas certaines faiblesses, malheureusement très humaines… Surtout lorsqu’on est un jeune vampire !

Tout en supervisant les travaux de notre petite maison, j’avais pris l’habitude de voir Jacob régulièrement. Dès mon second retour chez Billy, j’avais rencontré Rachel. Il m’avait même semblé qu’elle m’avait attendue, ce jour-là. Chose presque surprenante, Paul n’était pas avec elle. Elle s’était levée pour venir m’accueillir à la porte, mais ne m’avait pas approchée immédiatement. C’était une grande jeune femme, souple comme une biche, sombre et silencieuse, qui devait avoir environ vingt-cinq ans. En découvrant son visage, dont les jolis traits rappelaient de manière stupéfiante ceux de Billy, je compris combien Jacob devait, lui, ressembler à sa mère. Après m’avoir observée longuement de son œil noir et perçant d’Indienne quileute, elle sourit simplement et commença à s’adresser à moi avec beaucoup de gentillesse. En quelques secondes, et malgré ce qu’elle savait de moi, j’avais été adoptée. Pour quelles raisons ? Je ne pouvais me le figurer. Son attitude, instantanément chaleureuse à mon égard, contrastait de manière évidente avec celle des autres membres du clan, mais elle ne semblait pas s’en soucier une seconde. Je constatai par moi-même à quel point Rachel Black devait avoir un caractère bien trempé. Peut-être parce qu’elle avait eu beaucoup à endurer, trop jeune, et qu’elle avait rapidement dû apprendre à faire ses choix. Parce que cela avait été une question de survie, sans doute. Elle me paraissait être d’un genre à ne pas se laisser impressionner par grand-chose, et certainement pas par un vampire. Un moment, je me fis la réflexion que je n’aurais pas aimé devoir lui faire face si elle avait été en colère, ou m’avait témoigné une évidente antipathie. Heureusement, ce n’était pas le cas ! Et elle adorait sincèrement Sarah et Karel. Son attitude m’émut et me réconforta. Je ne manquai donc pas de le lui dire, avec beaucoup de franchise et de simplicité à mon tour, ni de la remercier pour le temps qu’elle avait passé avec eux durant mon absence. Elle accueillit mes paroles avec un nouveau sourire, et m’assura que je serais toujours la bienvenue chez elle. Je doutai que ce sentiment fût spontanément partagé par Paul (l’idée de la tête qu'il ferait, s’il devait me voir pénétrer chez lui, faillit m’arracher un rire), mais j’appréciais l’indépendance de Rachel car elle témoignait d’une grande liberté et d’une force certaine, qui ne se démentit pas par la suite.
Je me rendais donc à La Push, parfois, en prenant garde tout de même à ne pas trop m’y imposer, ou bien Jake faisait le trajet en moto
, le long de la côte, jusqu’à notre maisonnette en travaux afin de passer quelques heures en ma compagnie.
Jacob et sa moto… quelque chose en moi, une sorte de corde fine et sensible, se tendait chaque fois que j’en entendais ronfler le moteur au loin. Comme… comme si c’était le passé lui-même qui revenait vers moi, comme si tout n’était pas si loin, alors qu’il me semblait avoir déjà vécu plusieurs siècles, ou plusieurs vies. Alors que nous avions tous, et bien réellement, changé de vie.
Jusqu’à sa fin, le mois d’octobre nous avait réservé quelques belles journées encore, perdues au milieu d’une grisaille qui n’allait plus tarder à se faire persistante. Ces jours-là, lorsqu’il venait me rendre visite, Jacob et moi avions pris l’habitude d’aller traîner un moment aux alentours de la magnifique plage de Kalaloch. C’était là que j’avais compris finalement une chose essentielle, qui m’avait blessée plus que je n’avais voulu me l’avouer sur le moment, mais qu’il m’avait fallu longtemps pour me pardonner à moi-même.



Assise sur un énorme tronc de bois gris, je regardais Jake s’approcher à pas lents de la frange blanche et mousseuse que les vagues d’une mer un peu agitée dessinaient le long de la grève. Je ne sais pour quelle raison mais, à ce moment-là, je me sentis soudain particulièrement abattue. Peut-être parce que Jacob, lui, inversement, me paraissait si joyeux. Quelle chance il avait ! L’ignorance… L’ignorance est assurément une grande félicité. Il était délivré de tout, à présent. Et, s’il le fallait, je garderais, moi, le secret, toute mon existence. Je comprenais, depuis quelque temps, j’avais bien compris, que ce n’était plus moi, seulement, qui le rendais heureux, comme cela avait pu être le cas dans le passé. Et encore, quel bonheur lui avais-je apporté ? Je n’avais jamais été capable de le rendre heureux, et je ne le serais plus jamais. Pire : je l’avais conduit à la mort ! Et si, par la mienne, je lui avais peut-être, d’une obscure manière qu’il ne nous serait jamais donné de comprendre, rendu la vie, c’était bien la meilleure chose que j’aie jamais faite pour lui. Dire que je n’en avais même pas eu ni la conscience ni l’intention ! Et si je l’avais su, l’aurais-je bien fait ? Sans doute… certainement… Alors pourquoi étais-je si triste ? Il se réjouissait de ma présence, nous passions de très agréables moments ensemble, à discuter de tout et de rien, comme de vieux amis -ce que nous étions n’est-ce pas ?-, alors pourquoi avais-je cet étrange sentiment que quelque chose, presque quelqu’un, manquait ? Que j’étais comme incomplète… Et si soucieuse pour lui encore, malgré tout !
Délivré, Jacob l’était certainement, c’était le terme qu’employait toujours Carlisle en parlant de lui. Depuis son retour, quelque chose, en lui, avait été libéré, cela était une certitude pour tous. Plus rien n’entravait ses actions, sa réflexion, ses choix. Ainsi, il apprenait avec une facilité déconcertante, se passionnait pour tout ce qui piquait sa curiosité, s’enthousiasmait comme un enfant… Il l’avait toujours fait auparavant, mais un lien invisible lui avait toujours fait sentir la limite qu’il ne franchirait jamais : la limite de ses désirs, celle de ses ambitions. Et ça avait été moi, cette limite. Mais le lien était défait. Jacob était libéré de moi. Je le sentais, à chaque minute que je passais en sa compagnie. C’était ce qu’il y avait de mieux. Assurément. Mais une infime partie de moi refusait de comprendre, ou de croire, que cela fût véritablement possible. Une partie de moi que je cherchais à faire taire, mais qui se réveillait toujours à l’improviste. Une minuscule facette de ma personnalité que je haïssais et dont je n’avais jamais bien appris à me méfier, parce qu’elle n’avait jamais eu un bien grand rôle à jouer dans mon existence humaine. Et je savais la nommer, pourtant. C’était… c’était mon orgueil. Mon orgueil de femme. Ridicule et méprisable. Comment… comment a-t-il pu oublier ça ?, me susurrait-il par moments, d’une petite voix lointaine, comme au bord des larmes. Comment un tel amour est-il mort ? Et toi, toi… à quoi ressemblait-il réellement, ton amour pour Jacob ?
« Tu es bien maussade aujourd’hui. »
Malgré l’impassibilité surnaturelle de mes traits qui ne trahissaient désormais -j’en étais certaine- aucune de mes émotions, j’avais eu l’occasion de me rendre compte que Jacob possédait la faculté surprenante de percevoir mes humeurs. Et ce n’était pas qu’avec moi, d’après ce que j’avais compris. Sa sensibilité était particulièrement développée. Inutile de chercher à lui cacher quoi que ce soit dans ce domaine.
Aussi, je soupirai, mais m’efforçai de sourire. Au mieux, je pouvais tenter d’éviter le sujet.
« Non… C’est rien. Et puis, ça passera, je t’assure. En tout cas, tu n’y es pour rien, ne t’en fais pas.
_ Ah, je préfère ça !, ironisa-t-il. Parce qu’en toute honnêteté, je ne voyais pas ce que j’avais bien pu faire. Je suis sage comme une image et... parfaitement a-do-rable. »
Il avait prononcé le mot avec une drôle de voix, on aurait dit une fillette. Je gloussai.
« Adorable, hein ?
_ Il paraît. »
Il souriait.
« C’est ce qu’une fille m’a dit, pas plus tard que tout à l’heure.
_ Ah bon ? »
Pourquoi ? Pourquoi ne pourrais-je pas accepter… ?
Jake s’affala à mes côtés, souriant de toutes ses dents.
« Eh oui ! Une très jolie fille, d’ailleurs… Bon, alors vu que je suis adorable et, qui plus est, d’excellente humeur, je peux peut-être tenter de te divertir… »
Non, ne demande pas de qui il s’agit. Cela ne te regarde pas.
« Euh… mais… bien sûr.
_ Bon, alors, écoute : est-ce que tu sais ce que le nom de cette plage signifie ?
_ Pas du tout.
_ "Un bon endroit pour se poser".
_ Quoi ?
_ Enfin, pour "accoster", plutôt. C’est en rapport avec les canoes, la navigation, tout ça… Tu vois ? C’est le vieux Quil Ateara qui me l’a dit. J’aime bien discuter avec lui. Il sait beaucoup de choses. Je progresse doucement en Quileute… dommage que j’aie oublié ça aussi !
_ Mmhhh… Tu aimais aussi beaucoup discuter avec lui avant, déjà. Quil est un peu la mémoire de votre tribu.
_ Enfin, ceci pour dire qu’en ce qui me concerne, c’est l’endroit parfait pour poser mon âme.
_ Ah bon ?
_ Oui, quand on joue un rôle toute la journée, il arrive un moment où l’on apprécie de laisser enfin tomber le masque. Et… »
Je le regardai, un peu inquiète, et me demandant s’il continuait à se moquer de moi ou non.
« Et c’est pour cette raison que je suis, maintenant, très heureux, et que tu vas me faire le plaisir de venir faire des ricochets avec moi à l’embouchure de la rivière. »
Je gémis, mais il avait déjà saisi ma main et me soulevait presque. Je ne résistai pas, à quoi bon ? De plus, j’avais déjà eu l’occasion de constater que Jacob était demeuré très fort. Je ne savais pas à quel point, cependant, et je ne voulais pas lui donner l’occasion de me le montrer parce que cela aurait impliqué que je fasse, moi aussi, la démonstration de ma force, ce qui était hors de question.
« Oh, non, pas des ricochets… Tu sais bien que je n’y arrive jamais.
_ Eh bien justement, il faut persévérer ! »
J’allais encore devoir faire semblant de ne pas savoir viser. Au fond, cela m’amusait davantage que d’y réussir à tous les coups. Et puis, j’aimais beaucoup le voir s’appliquer à me montrer le bon geste. Il était très patient.

Mais notre jeu avait été de courte durée. Des nuages sortis de nulle part s’étaient amoncelés, et une pluie battante s’était soudain mise à tomber. Personnellement, elle ne me dérangeait pas. Au contraire, même. Elle faisait écho, en moi, à un désir de me répandre en eau, en larmes que je ne pleurerais plus, ni de douleur, ni de peine, ni de rage, de me délester et de flotter, brume tiède dans l’air frais d’automne. Nous avions rejoint la moto de Jake, puis la petite maison au fond des bois, attendant que l’orage passe. Mais, bien entendu, une fois arrivés là, nous étions trempés comme des soupes. Alors, quelque chose d’étrange se produisit. Après avoir passé quelques secondes à nous regarder en silence, et à constater que nous ne grelottions pas plus l’un que l’autre, je laissai Jake dans le salon et me mis en devoir de chercher à travers les pièces un linge ou quoi que ce soit permettant de nous essuyer un peu, tout en étant bien convaincue que je ne trouverais rien, ni au rez-de-chaussée, ni à l’étage. Je retournai toutes les pièces, fouillant dans les caisses d’outils ou les quelques cartons que nous avions déposés là à l’occasion, mais ils ne contenaient rien d’utile pour ce qui m’intéressait alors, et je ne réussis qu’à me couvrir de poussière de plâtre et de bois. Lorsque je revins, évidemment bredouille, un feu flambait dans la cheminée. Elle n’avait pas eu besoin d’être refaite et, à ce que je pouvais constater, fonctionnait convenablement, même s’il lui manquait encore un entourage plus soigné.
« Tu… tu as trouvé du bois ?
_ Il y en a tout un tas derrière, sous l’appentis.
_ Ah, oui, c’est vrai.
_ Il est vieux, mais il brûle bien. Même s’il ne va pas durer très longtemps.
_ Bon, c’est mieux que rien. »
Jake sourit.
« On dirait que tu as essayé de préparer un gâteau avec deux petits coquins qui auraient préféré jouer avec la farine…
_ Moque-toi ! Sarah et Karel sont sages comme des petits anges quand nous préparons des gâteaux. La vérité, c’est que ce sont de vrais gourmands, ils n’en laisseraient pas perdre un grain !... Bon je vais me débarbouiller un peu. »
Aucun sanitaire n’ayant encore été posé dans la maison, je fouillai de l’œil la pièce, à la recherche d’un récipient qui pût m’être utile. Si je n’en trouvais pas, j’allais devoir me résoudre à ressortir sous la pluie. Dans un des coins de la pièce, j’avisai une vieille bassine en faïence qui dépassait d’un carton. Je la remplis d’eau, retirai ma veste et mon pull trempés, les époussetai, les étalai sur un vieux fauteuil de velours gris qu’Edward avait apporté là car il ne craignait plus grand-chose, et me mis en devoir de me débarbouiller rapidement. En silence, Jacob m’imita, déposa sa veste et son sweat-shirt sur le dossier du fauteuil, et l’avança vers la cheminée. Il me sembla qu’il était préoccupé, subitement plongé en lui-même, dans des pensées qui me demeuraient inaccessibles. Quelques mèches de ses longs cheveux noirs demeuraient collées à ses joues. De petites perles rondes gouttaient par moments sur le sol. J’en voyais certaines glisser, de sa tempe à son cou, puis sur son épaule. Il ne s’en préoccupait pas. Il était ailleurs, et je me demandais bien où il avait bien pu partir ainsi se réfugier. Quand j’en eus fini, je me rapprochai moi aussi des flammes. Le soir tombait, et la pluie battait toujours avec force le toit au-dessus de nos têtes. Quelques instants passèrent. Je m’absorbais dans la vision des flammèches aux teintes cuivre et bleu. Peu à peu, la chaleur me gagna, une chaleur tendre et puissante. Au bout de longues minutes, je me tirai cependant de ma contemplation, car je venais de réaliser que la source de cette chaleur ne provenait pas du petit feu qui crépitait devant nous. Elle était tout autour de nous, plutôt. C’était une sensation surprenante, mais agréable et réconfortante. Jacob ne quittait pas les flammes des yeux. Le reflet des petites étincelles allumait de temps à autre ses pupilles.
« Tu sais, murmura-t-il, je sens certaines choses. Et, même si je sais bien qu’il est inutile d’en parler, je crois qu’il est bon que tu le saches. »
Je ne savais quoi répondre. Que pouvais-je bien expliquer ?
« Et…, hasardai-je cependant, que ressens-tu au juste ?
_ Oh, soupira-t-il, beaucoup de choses ! C’est même trop compliqué à dire. »
Il leva soudain son regard vers moi, et le planta dans le mien. La chaleur s’intensifia, mais je savais à présent que je n’en avais rien à craindre.
« Essaie toujours.
_ Juste… Je sens que tu es différente. Enfin… tous les Cullen le sont. Et chez moi aussi… certains, dans ma tribu… je sens leur odeur particulière. Ils sont comme… comme marqués. »
A nouveau, je me tus. Il valait mieux le laisser finir, sans doute.
« Moi aussi, conclut-il, je suis différent. Et je suis convaincu que tu le sens, toi aussi. Je crois même que je ne suis comme personne. Et je n’ai aucune idée… »
J’allais intervenir. Il me semblait qu’il y avait peut-être une pointe de tristesse dans sa voix. Ma bouche s’ouvrit, mais il me coupa.
« Je ne sais rien de toi, articula-t-il doucement. Et pourtant, je te connais ! Parfois, j’ai même l’impression que je te connais mieux que tu ne me connais toi-même. Avoue que c’est incroyable… »
Sa remarque avait été faite sur un ton si mystérieux, qu’elle aurait pu en être dérangeante. Ce fut sans doute un peu ce sentiment qui me poussa à rire. Jacob rit à son tour.
« Je suis désolé. Je ne veux pas t’embêter.
_ Tu ne m’embêtes pas, Jake. »
Il leva le nez vers une des fenêtres. Effectivement, la pluie faiblissait. Je n’entendais plus qu’un petit clapotis léger et irrégulier sur les feuilles. L’air était lourd du parfum de fer de la terre humide.
Tu crois me connaître, hein ?
A la lumière vacillante des flammes, je détaillais son profil. Et moi, le connaissais-je si bien que ça ? Sa peau avait des reflets dorés. Un or mat, presque bronze. Mes yeux humains n’auraient jamais pu le voir comme je le voyais aujourd’hui. Et lui, que voyait-il en moi maintenant ? Alors que j’étais vampire, alors que j’avais perdu ma gaucherie, mes faiblesses, que j’avais repoussé mes limites humaines, que j’étais devenue... plus que je n’aurais jamais pu espérer devenir, comment me regardait-il, lui ? Si son sang n’exerçait sur nous aucune attirance, il se pouvait fort bien qu’il ne nous voie pas du tout de la même manière que les humains. Nous n’avions certainement rien d’irrésistible pour lui. Et peut-être que nous avions même perdu tout intérêt… Je sentais, je sentais bien, au fond de moi, qu’il n’y avait plus rien. Plus rien, de lui pour moi, en tout cas. Que tout ce qu’il avait éprouvé dans le passé n’était dû qu’à sa nature de Transformateur. Qu’à cette fichue imprégnation ! Et qu’elle ne faisait plus partie de lui. Pourquoi refusais-je donc de l’accepter totalement ?

« Tu n’es pas curieuse ?
_ Pardon ?
_ Quelle relation avions-nous au juste ?
_ Quoi… ?
_ Nous ne nous en sortirons pas. »
Il s’esclaffa complètement cette fois, mais moi, je n’y parvins pas. Une idée me traversa l’esprit, avec la fulgurance d’un éclair. Me testait-il ?
« Que veux-tu savoir au juste ?
_ J’essaie d’apprendre à me connaître, rien de plus. »
Il avait l’air assez dépité tout à coup.
« Et tu n’y parviens pas ?
_ Non. Pas du tout. Un moment, j’ai envisagé… alors qu’on m’assure de toutes parts que tu es ma meilleure amie, je ne sais pas pourquoi tout le monde te regarde de travers comme ça, à La Push. Franchement, ça crève les yeux. Par contre, Rachel, qui ne te connaît pas depuis longtemps, t’aime bien. Va savoir pourquoi… Je me dis qu’avant, quand j’étais normal, j’aurais peut-être pu…
_ Quand tu étais normal ? Pourquoi dis-tu ça, Jake, voyons ?
_ Parce que c’est tout à fait ça, vois-tu. »
Il était extrêmement sérieux. Tellement, que je me sentis obligée de préciser :
« Personne n’est normal, Jacob Black. »
Il leva les sourcils.
« Bon, me voilà rassuré, alors. »
Après une pause, il ajouta avec une moue désabusée :
« Entre nous, je m’en étais aperçu. »
Spontanément, je levai la main, et lui tapotai la joue. Ses doigts vinrent saisir les miens et il les enferma dans sa paume.
« Je… je te fais peur ?, questionna-t-il inquiet.
_ Mais non, pas du tout. Quelle idée !
_ Alors pourquoi as-tu l’air de me craindre ?
_ Moi ? Mais je ne crains rien. Pourquoi penses-tu ça ?
_ Parce que… j’ai parfois le sentiment… que tu redoutes que je puisse te faire du mal. Et j’en suis désolé. Ce n’est pas du tout mon intention. Je fais de mon mieux pour… pour apprendre, pour… me maîtriser… et je crois que j’y arrive, mais… je voudrais tellement que tu saches tout… »



Plus légère qu’une aile d’oiseau, sa main gauche vint envelopper ma joue. Je sentais sa paume frémir contre ma peau, la vie et l’énergie qui l’habitaient bouillonnaient en elle, je percevais la pulsion magnétique qui s’en dégageait, à la fois inquiétante et merveilleuse. Elle pénétrait ma chair de pierre. Je n’avais plus l’impression d’être glacée. Je me sentais… comme attendrie. Le regard de Jacob sondait le mien. Je sentais qu’un aveu lui brûlait les lèvres, mais il hésitait. Nous y étions. Est-ce tout allait recommencer ? Et que faire ? Comment réagir ? Ne l’avais-je pas tout ensemble voulu et redouté ? Je devais dire quelque chose. Rappeler la réalité, telle qu’elle était aujourd’hui.
« Jacob… écoute… »
J’allais lui opposer que j’étais mariée. A Edward. Et qu’il ne pouvait plus y avoir rien d’autre maintenant. Mais je n’en eus pas le temps.
« Non, toi, écoute. J’ai… un attachement… viscéral pour toi. Et, aussi surprenant que cela puisse te paraître, pour tes enfants aussi. Est-ce que tu te rends compte à quel point cela peut être troublant pour moi de ressentir cela ? Je… C’est comme si… vous étiez de ma famille. Et peut-être même davantage que ma propre famille. Comme si tu étais… ma vraie sœur. Ou comme… une mère pour moi. J’ai vraiment cette sensation, parfois. »
Je me figeai.
« Ja… une mère ? »
Je n’arrivais pas à croire ce que je venais d’entendre.
« Je sais que c’est sans doute idiot. Mais c’est pour que tu comprennes à quel point je me sens… redevable. Je voudrais vous aider. Veiller sur vous. Voilà le sentiment que j’ai ! Alors, je t’en prie… ne me crains pas ! Et alors je pourrai te dire…
_ Mais… quoi, toi ? Toi ? Tu voudrais nous aider ? Veiller sur nous ? »
Sa main glissa de ma joue. Il hocha légèrement la tête.

Je demeurai interloquée. Je ne comprenais plus rien. Que se passait-il ?
« Mais nous n’avons pas besoin d’aide, enfin, Jake ! »
Ses pupilles se dilatèrent. Je vis alors la profondeur ténébreuse au centre de la nuit de ses iris. Il me sembla qu’elle grandissait, s’étirait, et qu’au fond, tout au fond, s’ouvrait une brèche…
« Tu crois vraiment ?, souffla-t-il. Alors, pourquoi n’ai-je pas cette impression ? Pourquoi quelque chose me pousse-t-il à m’inquiéter, à vous sentir comme en danger, à croire que tu… attends, ou espères, une solution qui viendrait de moi ? Souvent, je me dis que c’est bien ce pour quoi je suis fait, que j’en serais capable d’ailleurs ! »
J’étais effarée. Et bouleversée, soudain. Je voulais… je voulais partir de là. Rentrer chez les Cullen, retrouver Edward. Me retrouver. Il reprit, comme poussé par une urgence :
« Ecoute, je dois te… »
Mais je le coupai. Je ne me sentais vraiment plus l’envie de poursuivre cette discussion.
« Je n’en sais rien, Jacob, vraiment. Mais… je te promets que je vais y réfléchir. »
Mon ton avait été plus sec que je ne l’aurais voulu. Jacob comprit immédiatement. Il récupéra sa veste encore imbibée d’eau et la passa comme si de rien n’était.
« Je vais rentrer. Il se fait tard. Tu veux que je te ramène ?
_ Oh, non, non… pas de souci. Je vais rester un peu encore. Edward viendra sûrement bientôt… »
Ou je pouvais rentrer en courant, par moi-même aussi, comme je le faisais souvent… D’ailleurs, il me semblait que c’était ce qui valait mieux. J’allais chasser. J’en avais besoin.
« Bon. Eh bien… tu n’as qu’à passer à La Push, la prochaine fois. Quand tu voudras.
_ Okay. A bientôt, Jake. »
Avais-je souri ? Je ne pensais pas y être parvenue. Il s’éloigna de quelques pas. Puis fit volte-face.
« Au fait, tout à l’heure, je plaisantais.
_ A quel propos ?
_ Quand je t’ai dit que j’étais adorable… »
Je tentai de retrouver une attitude normale. Une attitude d’amie, affectueuse, et… presque… maternelle, puisque c’était comme cela qu’il m’envisageait. Et n’était-ce pas comme cela que je devais être, après tout ?
« Pourquoi est-ce que ce serait si inconcevable ?, demandai-je. Et… »
Je devais agir de manière simple, et naturelle.
« ... Et il faudra que tu me parles un peu de cette fille aussi. Est-ce qu’elle est gentille ?... Jolie ? Qui est… ?
_ Ah, ça y est… »
Il souriait, en fixant le plancher comme s’il regardait au travers.
« Ça y est ?
_ Tu demandes enfin. Je voulais savoir… dans quelle mesure tu oserais t’intéresser à moi. »
Je lui jetai un regard interrogateur. Je comprenais qu’il était plein de réticences et qu’il devait se poser au moins autant de questions que moi. Comment pouvions-nous être aussi tâtonnants alors que notre instinct nous criait que nous étions liés, intrinsèquement ? Si familiers et étrangers l’un pour l’autre, à la fois… A cause de tout le non-dit qui nous séparait, mais qu’il fallait maintenir entre nous, cependant. Il me dérangeait tout autant qu’il pouvait être nécessaire et bénéfique. L’existence est toujours si compliquée et pleine de subtilités contradictoires !
« Tu vois… je ne sais pas à quel point nous sommes… intimes. Je ne sais pas ce que je peux vraiment tout te dire…
_ Je vois. Et je comprends. »
C’était donc bien un test, mais il donnait tout à coup l’impression d’avoir déclaré forfait. J’esquissai volontairement un sourire.
« Cette fille, alors ? Est-ce qu’elle existe au moins ?
_ Oh, ça oui ! Tu la connais assez bien, d’ailleurs.
_ Vraiment ? »
Je me demandai soudain comment il était possible que je connaisse qui que ce soit qui ait pu approcher Jacob en dehors de la réserve.
« Je donne ma langue au chat. »
Il soupira.
« Tu n’es pas drôle. Tu mériterais que je parte sans rien te dire. D’ailleurs, je ferais peut-être mieux… »
Je haussai les épaules.
« C’est Sarah.
_ Quoi ?
_ Mais elle est trop jeune pour moi, c’est sûr, gloussa-t-il ironiquement. Elle m’a dit ça quand je suis passé chez moi, avant de venir ici. Tu aurais vu la tête de Seth ! »
J’imaginais assez. Mais je ne pensais pas que ce soit aussi drôle qu’il avait l’air de le trouver.
Riant toujours, il ouvrit la porte.
« C’était mignon. Ça m’a fait plaisir… »
Je fis un pas dans sa direction.
« La vérité sort toujours de la bouche des enfants, Jake. Tu sais ce qu’on dit ! »
Il leva les sourcils et se mordit la joue.
« Ouais. De toute façon, ça ne pouvait pas être autrement. C’est ce que je te disais : je suis trop… différent. Je crois que j’inquiète plus qu’autre chose.
_ Ça passera, c’est certain. Il faut un peu de temps pour…
_ Non, ce n’est pas le genre de chose qui passe. Tu sais ce que c’est, toi aussi. Et puis, ce n’est pas grave. Parce que… je ne suis pas intéressé non plus.
_ Tu… tu n’es pas intéressé par… les autres ?
_ Non. Au lycée, ils m’ennuient. Tous. Et j’en suis bien désolé. Je préfèrerais que ce soit différent, crois-moi. »
Avec un clin d’œil, il ajouta en refermant la porte sur lui.
« Mais pas toi, heureusement. Aucun d’entre vous. Alors… à plus ! »
Je n’avais pas à répondre. Il savait que je le rejoindrais tôt ou tard. Malgré tout. Et toujours.
La moto démarra. Et le vrombissement du moteur s’éloigna rapidement. Quelques secondes, et puis plus rien. Alors, ce fut le silence, et la nuit calme d’automne. Une odeur de fumée, poudrée et poivrée me chatouilla les narines. Je me retournai.
Dans la cheminée, le feu s’était éteint.





Chapitre 31 : Evolution



Il m’avait fallu quelques jours. Presque deux semaines, en réalité, pour tenter de comprendre réellement tout ce que cela avait pu signifier. Si cela avait bien voulu dire quelque chose… Mesurer l’étendue de mon erreur, accepter de reconnaître ma déception, tolérer… la honte que je ressentais. Et la combattre. Il me semblait que je n’y arriverais jamais. Si je savais contrôler mes réactions, c’était une autre histoire, en revanche, lorsqu’il s’agissait de mes impulsions. Mes sentiments étaient troubles et, par moments, ils m’apparaissaient presque comme étrangers. Comme s’ils émanaient d’une autre personne, qui aurait été quelque part, enfouie en moi. Mais qui n’était pas moi.
Et puis je réalisai enfin.
Non, ils n’avaient rien de bien incompréhensible, ni rien dont je devais rougir. Je devais cesser de me torturer, et laisser simplement passer le temps, il semblait que c’était vraiment la seule solution à tout. Je m’étais retrouvée soudain, et contre toute attente, face à un homme… que j’avais aimé. Sincèrement. Et qui m’avait aimée, lui, immensément, irrépressiblement, surnaturellement. Et sans doute, malgré lui. Il n’y avait rien de plus simple, ni de plus naturel, me concernant. Rien de plus humain. Et cet amour-là n’était pas tout à fait mort avec l’humaine que j’étais. Comment l’aurait-il pu ? L’amour ne meurt pas. Jamais. Avec la disparition de Jacob, il avait perdu son objet. Mais Jacob était revenu. Seulement… je n’étais plus humaine, et lui… ne m’aimait plus comme avant.
Un instant, je m’étais demandé quelle était réellement la source de mon amour pour Jacob. Il y avait quelque chose de profond, d’indéfectible, qui me dépassait totalement, comme j’avais déjà eu l’occasion de m’en rendre compte. Il y avait également eu cet amour humain, que j’avais ressenti, face à l’être extraordinaire qu’il était alors pour moi, et en réponse à la puissance de son amour inconditionnel et merveilleux. L’avais-je aimé parce qu’il m’aimait ? Pas seulement pour cela, mais certainement un peu pour cela aussi. Je le comprenais aujourd’hui, et je devais accepter de me l’avouer. Mon amour pour le Transformateur dévoué, passionné, protecteur jusqu’au sacrifice qu’était Jacob Black, avait été un dû. A présent, qu’il était délivré de moi, ne l'étais-je pas aussi de lui ?
Bien. Oui. Bien. Nous avions évolué. Radicalement. Chacun de nous. Changé de route, de monde, d’univers. Et le temps, le temps seul brouillerait les pistes, effacerait la trace de nos pas, et jusqu’au chemin parcouru lui-même. Etrangement, pourtant, cela demeurerait dans ma mémoire. Je sentis, à ce moment-là, que nous n’aurions certainement jamais dû vivre tout cela dans une seule et même existence. Mais peut-être que ce que nous avions vécu, chacun, valait une mort. Une mort et une renaissance. N’était-ce pas ce que nous avions traversé tous deux ? Alors oui, effectivement, il était sans doute permis que nous ne soyons plus vraiment nous. Mais nous demeurions liés pourtant, au-delà de l’amour humain, par quelque chose de plus fort, et certainement de plus grand que nous.
Cette pensée m’avait libérée tout à coup. Je comprenais que je devais m’accrocher à elle, la rappeler sans cesse en mon esprit, et qu’elle me porterait, qu’elle me permettrait d’avancer, de regarder droit devant moi, et que je n’avais pas à craindre qu’Edward puisse savoir ce que j’avais ressenti. J’étais certaine qu’il comprendrait, comme il avait toujours compris. Comme il avait toujours su, avant que je ne saisisse moi-même. Peut-être même avait-il déjà tout compris, lui, depuis l'instant où nous étions rentrés à Forks et où nous nous étions retrouvés face à un Jacob revenu d'entre les morts. Un nouveau Jacob...
Aussi, je m'étais finalement décidée à retourner à La Push afin de voir mon ami, comme je le lui avais promis, et de laisser Sarah et Karel profiter de l’affection de la famille Black.

Nous étions mi-novembre, et il faisait presque déjà nuit lorsque j’arrivai chez Billy, ce qui m’avait évité d’avoir à me cacher derrière un foulard et des lunettes comme à mon habitude lorsque j’empruntais la voiture d’Esmé ou d’Edward. Dans le salon, je découvris l'ami de mon père en compagnie du vieux Quil Ateara, de Paul et de Rachel. Apparemment, Jacob n’était pas encore rentré. Je m’avançai pour saluer tout le monde, tandis que les deux petits s’étaient déjà rués à leur rencontre, quand je compris que quelque chose n’allait pas. Le regard de Rachel était particulièrement sévère. Elle dévisageait tour à tour son père, et Paul. Ce dernier tournait la tête en direction de la fenêtre, comme s’il cherchait à s’évader par là du lieu dans lequel il se trouvait, et semblait particulièrement nerveux. Une de ses jambes s’agitait, avec un rythme rapide, et ses mains étaient crispées autour de ses coudes. De plus, je percevais, dans son odeur, son énervement et sa contrariété. Quand Rachel finit par se lever et s’avancer vers moi, il prit une profonde inspiration et serra les mâchoires.
Je ne voulais pas créer de problème supplémentaire, s’ils étaient déjà confrontés à une difficulté, seulement, je considérais qu’il valait mieux me dire clairement les choses.
« Je tombe mal ? », demandai-je simplement.
Rachel souleva Karel et lui chatouilla la joue du bout du nez.
« Non, Bella. Tout va bien. Nous avions juste une petite discussion en famille. Un… différent. Mais nous allons le régler.
_ Je venais voir Jacob.
_ Bien sûr. Il n’est pas encore rentré, mais il ne devrait plus tarder. »
Sarah s’était blottie dans les bras de Billy. Je remarquai la tendresse avec laquelle il caressait sa petite tête. D’ordinaire, l’Indien demeurait impassible, et affichait un visage dont l’expression pouvait paraître impressionnante. Ses émotions, il les gardait pour lui. Mais certains de ses gestes les trahissaient parfois, et les découvrir était d’autant plus saisissant qu’on avait soudain l’impression de voler des bribes de son intimité la plus secrète.
Une seconde, je songeai à sortir attendre Jacob à l’extérieur, de manière à les laisser poursuivre leur échange, mais Rachel m’invita à prendre place parmi eux. Comme je m’avançai, le vieux Quil se leva et déclara qu’il rentrait chez lui. Lorsqu’il passa près de moi, je croisai son regard. J’y lus une certaine tristesse, mêlée de résignation. Billy se déplaça à son tour afin de l’accompagner à l’extérieur. Sur le perron, ils échangèrent quelques mots. Je savais qu’ils parlaient bas, mais je percevais tout de même leurs paroles. Très nettement, quoiqu’il me semblait que certaines m’échappaient. Alors, je réalisai qu’ils parlaient en langue chimakuane, et que j’en comprenais l’essentiel ! Ce n’était pas la première fois que je me découvrais la capacité de comprendre des langues qui auraient dû m’être parfaitement étrangères. Cela, je le devais à Kaly. Elle avait donc aussi appris à parler une langue voisine de celle des Quileutes ? Venant d’elle, rien ne devait m’étonner.
Dans le salon, le silence régnait. Rachel câlinait Karel et ne se préoccupait pas de Paul qui, lui, concentrait, de toute évidence, ses efforts de manière à réussir à faire abstraction de tout.
« Vous devez comprendre que pour moi, c’est particulièrement difficile. Presque impossible, chuchotait Billy.
_ Tout le monde doit se plier aux décisions du Conseil.
_ Je sais mais… »
Je ne compris pas ce qu’il dit ensuite. Puis Quil reprit :
« Nous devons être respectueux de l’autorité de Sam, et les lois sont bien claires, elles l’ont toujours été.
_ La situation de l’est pas. »
J’étais donc bien concernée. Toute ma famille l’était, évidemment. Une décision venait d’être prise par le clan des Transformateurs, et j’étais certaine qu’elle n’avait rien de bien réjouissant pour nous.
« Tu dois lui dire.
_ Ce sont mes petits-enfants, Quil… Je ne peux pas la chasser. Je ne les verrais plus. »
Me chasser ? La voix de Billy était lasse, et inquiète.
« Je suis très chagriné, moi aussi, tu le sais bien, car ce n’était pas ma décision. Mais en attendant que le conseil tranche définitivement, la consigne est claire : plus aucun vampire sur notre territoire. Et là, tu en as un chez toi, Billy Black ! »



En entendant ces dernières paroles, je m’étais spontanément redressée.
« Ecoutez, avais-je déclaré à l’adresse de Rachel et de Paul, je vois bien que vous avez besoin d’un peu de tranquillité. Je n’aurais pas dû vous faire cette visite, un peu tardive, et à l’improviste. Nous allons rentrer. Dites simplement à Jacob que nous sommes passés, d’accord ? »
Rachel me dévisagea durant quelques secondes. Elle vit ma détermination, et la comprit. Elle ne protesta donc pas, mais hocha la tête pour confirmer qu’elle transmettrait le message.
Je récupérai Sarah et Karel. Comme nous nous apprêtions à sortir, Billy rentra.
« Au revoir, Billy, articulai-je en passant à sa hauteur sans m’arrêter. Si certains d’entre vous désirez nous voir, vous savez où nous trouver. »
L’Indien ne répondit rien. Je savais qu’il souffrait. Mais il n’y avait rien que je puisse faire pour l’heure.
Je rentrai à la villa. Là, j’expliquai aux Cullen ce que je venais d’apprendre, et nous attendîmes qu’on vînt nous signifier plus "officiellement" et clairement ce qui avait été décidé par le conseil des Quileutes. Mais rien ne se produisit.
Ce ne fut que le lendemain, en milieu de journée, que nous apprîmes ce qu’il s’était passé après mon départ. Alice et Jasper étaient sortis pour quelques heures, Carlisle avait dû rejoindre son travail et Esmé avait résolu d’aller promener les petits afin de distraire un peu son inquiétude avec eux.
Rachel, enfreignant la nouvelle règle établie, se présenta à notre porte. Elle était visiblement angoissée. Jacob avait disparu depuis la veille au soir. Elle et Paul avaient quitté Billy peu après mon départ et, d’après ce que celui-ci leur avait raconté, une dispute avait éclaté entre lui et son fils dès que ce dernier était rentré. La première. Mais elle avait été particulièrement violente. Apparemment, Jacob refusait de devoir respecter le nouvel interdit dogmatique qui lui était soudain imposé, et il était parti, furieux, laissant son père dans le désarroi le plus complet. Le vieil homme avait été tellement troublé par cette réaction qu’il en avait commis une maladresse qui aurait pu avoir des conséquences désastreuses si Rachel n’était repassée un peu plus tard dans la soirée pour s’assurer que tout allait bien. Mais à l’approche de la petite maison rouge, elle avait découvert un épais nuage noir qui l’avait immédiatement alertée. Des flammes s’échappaient de la fenêtre de la cuisine. Billy était inconscient. Néanmoins, on avait pu le sortir de la maison et il était aussitôt revenu à lui. Le début d’incendie avait été stoppé rapidement. Billy avait raconté qu’il était préoccupé et qu’il avait certainement dû oublier d’éteindre une des plaques de cuisson après avoir fait chauffer son repas du soir. Heureusement, il y avait eu plus de peur que de mal ! Des travaux assez importants allaient néanmoins devoir être entrepris pour remettre la maison en état, ce qui n’était pas sans poser quelques problèmes. Mais Rachel assurait qu’ils allaient se débrouiller, et que la solidarité était une valeur sur laquelle on pouvait compter dans la réserve. Elle était surtout soucieuse pour Jacob.
Elle nous apprit également qu’une décision temporaire avait été prise par le conseil des Transformateurs, à laquelle elle ne comptait pas se soumettre, ne se considérant pas, à proprement parler, comme une des leurs, et bien que cela pose un problème de taille à Paul. Les Quileutes s’étaient senti le devoir de réagir à ma transformation en vampire mais, comme la situation était exceptionnelle, ils se donnaient encore le temps de parvenir, peut-être, à en déterminer avec précision et certitude, tous les tenants et les aboutissants, avant de prendre une décision définitive. Pour le moment, il avait été convenu que tout contact devait cesser entre nos deux clans. Ils n’envisageaient pas encore de nous demander de quitter ce qu’ils considéraient, historiquement, comme une zone étendue de leur territoire, ou même de nous déclarer la guerre. Les choses étaient trop complexes. Ils ne pouvaient aller contre l’imprégnation de Seth. Traditionnellement, elle devait être respectée. Si la situation s’envenimait, il pourrait même lui être demandé de choisir… ce qui ne s’était jamais produit et n’allait pas sans poser un sérieux problème ! De plus, tous étaient conscients des liens qui nous unissaient à Jacob. Pour toutes ces raisons, Sam avait décrété une sorte de paix belliqueuse mais, selon Rachel, il paraissait aussi peiné de devoir prendre une décision que tous les autres. Ce n’était vraiment que le poids de la tradition et leur piété qui les y avait conduits. Elle-même, ne pensait pas devoir y souscrire.
« Mon sang m’appartient, avait-elle affirmé. Pourtant, je suis une Black, et il faudrait vraiment m’en retirer jusqu’à la dernière goutte pour pouvoir prétendre que je ne suis pas une Quileute. Mais tant que je suis en vie, je garde mon libre-arbitre, et rien ne me fera agir autrement que ce que j’ai moi-même décidé. S’ils voient là une contradiction, je l’efface par mon existence. Et, à moins de décider de me mettre en pièces -ce qu’ils ne feront pas-, ils devront s’y faire... »

J’avais été impressionnée par l’opiniâtreté de Rachel, et je l’avais immédiatement remerciée pour son attitude.
« Tu sais, Bella, m’avait-elle expliqué, je suis une femme. Et c’est certainement ce qui fait que je ne perds pas de vue l’essentiel. Tu es la mère de mes neveux. Et il n’y a ni vampires ni hommes-loups qui tiennent ! Rien de changera cela, jamais. Tu comptes pour nous, pour mon père -même s’il ne te le dira jamais-, tu comptes pour mon frère. J’aime ma famille et je sais ce que le Dr Cullen a fait pour elle. Tout cela, moi, je ne l’oublie pas. Point final. »
Edward s’était avancé vers elle. Durant quelques secondes, il l’avait regardée sans mot dire, puis avait lâché :
« Alors, il va falloir aller au bout des choses, Rachel. Je suis persuadé que Bella préfèrera apprendre cela de ta bouche plus que de n’importe quelle autre. »
Un peu surprise, l’Indienne n’avait toutefois pas hésité longtemps. Elle avait tendu ses doigts et avait enfermé une de mes mains dans les siennes.
« Qu’y a-t-il, Rachel ?
_ Parce que je suis une femme aussi, Bella, il y a certaines choses qu’il m’est impossible de tolérer. Et je suis sûre que tu as déjà suffisamment de difficultés avec ça… Ecoute… tu sais que mon clan se doit de protéger les êtres humains qui se trouvent sur son territoire ? »
J’acquiesçai du regard. Elle poursuivit :
« Eh bien, ils se demandent s’ils… ne doivent pas… tout faire pour s’assurer que Sarah et Karel sont, et seront toujours, en sécurité…
_ Comment ? Tout faire ? Je ne…
_ Je sais que tu es leur mère, qu’il est bien entendu impensable pour toi de leur faire le moindre mal, que les Cullen sont officiellement leur famille mais… ce sont des humains, et… ils ne sont pas faits pour vivre avec des vampires. Enfin, pour dire franchement les choses, le Conseil a envisagé la possibilité -si une guerre devait finalement être déclarée entre nos deux clans- de faire valoir la paternité de Jacob.
_ Quoi ! Ils n’oseraient pas… »
Je venais de saisir à l’instant tout ce que cela impliquait.
« Ils attendent de voir quels seront son point de vue et son désir à ce propos lorsque la mémoire lui sera revenue. C’est un point crucial, qui pourra changer bien des choses. Ils ne doutent pas que, si cela se produit, Jacob ne manquera pas de soutenir les intérêts de sa famille et les décisions de son clan. »
C’était affreux. Edward et moi étions morts, légalement. Si la famille Black demandait que la filiation soit démontrée, ils pourraient officiellement avoir la garde de mes enfants. Ils en avaient le droit. Et le pouvoir. Je me demandais même comment il se faisait qu’ils ne l’avaient pas déjà exercé.
Rachel ne lâchait pas ma main.
« Personne ne veut vraiment cela, Bella. Sois en sûre. »
Jamais je n’avais envisagé de devoir un jour combattre le clan des Quileutes. Jamais ! Je les avais toujours considérés comme des alliés, des amis… ma famille. Et ils l’étaient, réellement ! Au même titre que les Cullen. Et il allait falloir nous déchirer au sein-même de notre famille ? Une infinie tristesse s’empara de moi comme un flot violent et glacé, du plus profond de laquelle émergea une rage noire et cuisante. J’aurais préféré mille fois me laisser piétiner que de devoir jamais affronter un Quileute, risquer de le blesser gravement, lutter sans merci. Mais là… ce n’était pas possible. Pas mes enfants ! Qu’allais-je faire, mon Dieu… !
« Merci, Rachel, avait tranché Edward. Nous allons réfléchir à tout cela, et nous préparer. »
La sœur aînée de Jacob avait desserré son étreinte autour de ma main. Elle paraissait profondément peinée et nous avait quittés en nous assurant que nous aurions prochainement la visite d’un membre du Conseil. Peut-être Embry. Sam jugerait sans doute qu’il ne serait pas opportun d’envoyer Seth, et il ne ferait pas la démarche lui-même, étant l’Alpha de la meute : il prenait les décisions mais ne délivrait pas les messages.
Pour le moment, tous étaient occupés à chercher Jacob. Compte tenu de la situation, je ne savais pas si nous devions tenter de leur prêter main-forte ou non. Edward désapprouvait, ne voulant pas qu’on puisse prendre notre geste pour une provocation ou le signe que nous ne comptions pas respecter la règle qui avait été fixée, mais quelque chose, dans le regard de Rachel, me fit comprendre que, d’une manière ou d’une autre, nous étions inévitablement concernés par ce qu’il pouvait advenir de son frère.

Elle n’avait pas sitôt disparu au bout du chemin, dans sa petite Mazda blanche, que je lançai à Edward :
« Je vais sillonner les bois vers le Sud, jusqu’à notre maison. Il est très possible que Jake… »
Je viens avec toi.
Sa réponse était particulièrement inattendue, et le ton avec lequel il l’avait formulée peut-être encore davantage. De plus, je l’avais entendue au coeur de ma pensée, m’étant connectée à celle d’Eward, automatiquement, comme s’il s’était agi
tout à coup d’une nécessité. Devant mon étonnement, il reprit :
Tu es impossible, Bella Cullen, mais je sais qu’à moins de te retenir contre ton gré, je n’arriverai à rien, et… ce n’est pas mon intention. Alors autant que nous soyons deux si nous devons aller au-devant des ennuis.
« Bien, formulai-je à haute voix car il ne me semblait plus nécessaire de laisser percevoir à Edward à quel point j’étais décidée, il l’avait compris de lui-même.
_ Tu ne me laisserais pas tenter de te convaincre tout de même un peu ?
_ Non.
_ Alors, donne-moi juste le temps de prévenir les autres et nous y allons. »
Tirant de sa poche son téléphone portable, Edward commença par appeler Esmé. Il lui exposa rapidement ce que Rachel nous avait expliqué et la rassura sur nos intentions en lui promettant que nous nous montrerions prudents. Mais Esmé demanda à me parler en particulier car cette promesse, elle voulait l’entendre de ma bouche, surtout. Elle savait que je ne pourrais me résoudre à lui mentir. Aussi, elle attendit que je lui confirme simplement notre intention de ne rien faire qui puisse nous mettre en danger avant d’accepter de raccrocher. Ce fut ensuite le tour d’Alice : Edward dut la dissuader de venir nous rejoindre. Il pensait qu’il valait mieux ne pas donner le sentiment que nous constituions un groupe potentiellement dangereux s’il nous arrivait de croiser la route de quelques grands loups, et ce ne fut qu’à regret qu’elle se rendit à l’avis de son frère. Finalement, comme il s’apprêtait à laisser un court message à l’attention de Carlisle, je descendis les quelques marches du perron en visualisant mentalement le trajet que nous allions emprunter afin de ne rien manquer des endroits où Jacob aurait pu se réfugier. Bien entendu, il faudrait se rendre en priorité à Kalaloch…, pousser jusqu’au lac Quinault sans doute, longer la rivière, passer par Tacoma Creek…
Une main vint saisir mon bras. Avec douceur, mais fermement.
« Il reste avec toi alors ? »
Edward s’adressait à Carlisle.
Quoi ?
Me replongeant instantanément dans la pensée de mon mari, j’écoutai avec plus d’attention. Le docteur Cullen expliquait…
Il refuse de rentrer chez lui. Il me semble très perturbé, mais résolument déterminé. A ce qu’il m’a dit, il veut négocier la possibilité de voir Bella en dehors de nos territoires respectifs. Je vais appeler Billy. Il faut que je voie ça avec lui directement, si ce n’est pas avec Sam…
Ainsi, Jacob était avec lui, à l’hôpital. Inutile de partir à sa recherche. Je tendis la main, faisant signe à Edward de me passer le téléphone.
« Carlisle, est-ce que vous pensez que je peux venir ?, demandai-je aussitôt.
_ Non, Bella, c’est inutile. Jacob ne veut parler à personne d’autre que moi jusqu’à-ce que les choses soient réglées. C’est ce qu’il m’a annoncé dès son arrivée ici. Si quelqu’un d’autre tente de l’approcher, il a juré qu’il partirait pour de bon cette fois-ci.
_ Bon. Ecoutez… si vous parlez à Billy… dites-lui que, si les choses peuvent être revues de manière plus souple, Rachel pourra venir chercher les petits aussi souvent que d’habitude. Je sais que c’est important pour lui. Et ça l’est aussi pour moi.
_ Très bien, Bella. Tu as parfaitement raison. Je ne manquerai pas de mentionner cette louable intention de ta part, et de la nôtre. »
Le docteur Cullen avait raccroché. Tout l’après-midi nous avions attendu des nouvelles, et jusque dans la soirée. En vain. Le portable de Carlisle était éteint. En plus de devoir gérer cette situation de "crise", il avait assurément beaucoup à faire à l’hôpital.
Il n’était rentré qu’un peu avant minuit. Seul. Son ton calme nous avait immédiatement rassurés.
« Jacob a accepté de rentrer à La Push. Je viens de le déposer sur la route, un peu avant. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il a un caractère… en acier trempé. Pourtant, je suis persuadé qu’il ne cesse d’avoir peur. Je ne sais pour quelle raison. Et… il m’a demandé de lui administrer un calmant léger à son arrivée à l’hôpital... »
Le docteur Cullen secouait doucement la tête.
« Quoi qu’il en soit, il va relativement bien maintenant. J’ai pu parler à Billy. La conversation a été brève, mais l’essentiel a été dit. Il m’a rappelé dans la soirée pour me dire seulement que les conditions avaient été acceptées. Je ne sais rien de plus. Mais nous serons, bien sûr, mis au courant dans peu de temps. »

Effectivement, dès le lendemain matin, un membre du Conseil avait été envoyé porter le message. Comme Rachel l’avait supposé, il s’agissait bien d’Embry Call. Il avait refusé d’entrer dans la villa, aussi nous étions tous sortis sur le perron afin d’entendre ce qu’il avait à nous dire. Son malaise était perceptible. Je ne pouvais déterminer avec précision s’il était dû à la mission dont il avait été chargé ou bien au fait qu’il se retrouvait, soudain, seul face à six vampires qu’on lui demandait à présent de considérer comme ses ennemis. Les deux, sans doute.
Avant qu’il n’ait le temps d’ouvrir la bouche, Carlisle demanda :
« Comment va Jacob ? »
Embry hésita. Il avait un message à délivrer et ne savait pas s’il était autorisé à discuter d’autre chose avec nous. Mais, connaissant le don d’Edward, il était conscient que ce qu’il éviterait de nous dire n’en demeurerait pas pour autant secret. Moi-même, à cet instant, je lisais en lui aussi clairement que mon mari le faisait. Finalement, il soupira.
« Il va bien. On va dire qu’il n’est juste pas dans la meilleure humeur qui soit…
_ Et Billy ?, interrogeai-je à mon tour.
_ Billy… en a eu assez pour le moment. Des frayeurs, des souffrances. Il est fatigué. Nous avons débattu toute la nuit. Mais… il a beaucoup insisté pour que le Conseil envisage les choses d’une manière un peu différente, et ses paroles étaient très sensées. Son avis a beaucoup pesé. De nombreux Quileutes le considèrent un peu comme notre chef, et ce n’est pas sans raison. Et puis… nous ne voulons pas l’accabler davantage. »
Il marqua une pause. Face à cette douzaine de pupilles d’or scintillant qui le fixaient en silence, Embry reprit avec détermination :
« Enfin, voilà : pour le moment, nous en sommes arrivés à une décision provisoire qui semble satisfaire tout le monde, et ce, jusqu’à nouvel ordre. Chacun demeure chez soi. Jacob peut rencontrer qui il veut en dehors de nos territoires respectifs. Rachel… »
Le Quileute se racla la gorge.
« Rachel viendra chercher Sarah et Karel, de temps à autre, comme cela a été proposé. Nous vous ferons savoir lorsque nous en serons arrivés à prendre un décision définitive. »
Pour toute conclusion, Embry poussa un autre soupir et serra les mâchoires.
« Une réponse ? »
Carlisle planta son regard dans celui du jeune Indien.
« Je l’ai déjà dit à Billy hier, mais je le répète à l’attention de l’ensemble du Conseil : je suis persuadé que la paix entre nos deux clans n’a pas de raison d’être remise en question. Mieux, je pense très sincèrement qu’elle n’a jamais eu autant de sens ! Les décisions qui ont été prises par les uns et les autres l’ont toujours été librement. Quelles qu’elles soient, elles doivent être respectées. »
Embry ne nous cachait rien. Il avait dit tout ce qu’il avait à nous dire. Après avoir écouté les paroles du Dr Cullen, il avait simplement hoché la tête puis, sans en ajouter davantage, avait disparu dans les bois.





Chapitre 32 : Impasse/ Dead end



Depuis que la décision provisoire du conseil des Quileutes avait été révisée, Jacob ne venait plus me voir que lorsque je me trouvais à m’occuper des derniers travaux de notre petite maison dans les bois. Son attitude avait beaucoup changé. Plus renfermé, il se montrait souvent très sombre, sans pour autant être jamais désagréable. Je ne savais pas comment l’aider. Moi-même, j’avais du mal à faire abstraction de l’idée qu’une épée de Damoclès était à présent suspendue en permanence au-dessus de nos têtes : le clan des Transformateurs pouvait décider à tout instant de modifier encore les nouvelles règles établies. Personne ne savait d’ailleurs où en étaient leurs réflexions. Cela faisait un peu plus d’un mois que rien de nouveau ne s’était produit, mais nous ne pourrions très certainement pas oser espérer de trêve de Noël pour autant. Toutefois, une sorte d’équilibre s’était instauré, au milieu duquel je venais juste de parvenir à retrouver, quelques jours plus tôt, grâce aux paroles d’Alice, si franches et spontanées, un peu de bonheur et de plaisir à mon existence mouvementée.

***

« Et rien de nouveau en ce qui concerne sa mémoire ? »
Alice fronçait le nez. Elle s’inquiétait beaucoup de ce que Jacob puisse changer radicalement d’attitude en recouvrant tout à coup la mémoire, comme les Quileutes semblaient l’espérer. De toute manière, que pourrions-nous y faire ?
« Non, toujours rien, Alice. Pas depuis la dernière fois que tu me l’as demandé, en tout cas. Et ça devait être… avant-hier. Je vais voir aujourd’hui. Nous ne nous sommes pas revus depuis plus d’une semaine, tu sais, il avait beaucoup de travail avant ces vacances…
_ Ah. Bon. Excuse-moi. Je radote comme une vieille grand-mère. Tu devrais quand même faire attention… de ne pas trop…
_ Lui rappeler ses souvenirs ? En fait -et ça devrait plutôt paraître étrange-, il ne veut jamais vraiment en parler. Il ne me pose aucune question précise. Il parle de ce qu’il découvre, de ce qu’il espère… Je sais qu’il s’en veut toujours énormément pour ce qui s’est passé après la dispute qu’il a eue avec son père. »
Les sourcils d’Alice se soulevèrent.
« Les dégâts ont été bien réparés. Les Quileutes ont été efficaces… Mais je comprends que Jacob se sente coupable. Les choses auraient pu tourner bien plus mal pour Billy.
_ Alice, s’il te plaît… Ce n’est pas sa faute ! Billy a eu un moment d’inattention, ça peut arriver à n’importe qui.
_ Oui, oui, bien sûr. Ne t’énerve pas, Bella. »
Ma belle-sœur se mordait les lèvres.
« Je ne m’énerve pas. Je vois juste à quel point Jacob est mal, le culpabiliser davantage n’est vraiment pas utile ! En ce qui me concerne, j’essaie juste de me montrer aussi gentille avec lui que je le peux.
_ Ce n’est pas ce que je voulais faire, gémit Alice, je me disais juste… qu’ils avaient dû se disputer sacrément violemment pour que Billy en arrive à se mettre dans un état pareil. »
Elle ne pouvait pas s’empêcher d’aller au bout de sa pensée. C’était une attitude aussi saine qu’exaspérante.
« Oui. Tu as sans doute raison. Je pense que Billy a surtout dû être surpris. Parce que Jacob ne s’était jamais opposé à rien jusqu’alors. Depuis son retour, il avait toujours fait tout ce qu’on lui avait demandé sans poser la moindre question. Il continue, d’ailleurs…
_ Garçon étrange… »
J’allais rétorquer une plaisanterie concernant sa dernière remarque, quand le bruit d’un moteur nous parvint dans le lointain.
« Quand on parle du loup… Bon, j’y vais, souffla Alice, je ne suis plus d’aucune utilité maintenant. A moins que vous n’ayez besoin de quelqu’un pour jeter de l’huile sur le feu. »
Je souris. Alice était de bonne humeur. Elle me donnait envie de la taquiner.
« N’oublie pas de déposer les clés de ta jag’ avant de partir, Liss. Je crois que je ne gagne rien à me montrer trop indulgente avec toi, je te donne de mauvaises habitudes, il est préférable que je réclame mon dû. C’est pour ton bien.
_ Oh, ça !... Tu n’es qu’une vilaine. J’en parlerai à Edward, et tu te retrouveras avec une voiture de luxe sans avoir le temps de dire ouf ! C’est tout ce que tu mérites. »
Je ris de bon cœur.
« Et puis d’abord, il n’y a que Karel qui soit autorisé à m’appeler Liss, ajouta-t-elle en passant la porte. Il faut être plus petit que moi pour avoir la permission de raccourcir mon prénom !
_ Mmhhh… Est-ce que je n’ai pas déjà entendu Jasper… ?
_ Lalalalala… Je n’écoute plus rien, je suis partie », gloussa-t-elle depuis l’extérieur.

La moto de Jake ne s’était pas encore engagée sur le chemin qui menait à la maison qu’Alice avait déjà démarré son bolide.
Je sortis pour l’accueillir. Il faisait bien froid à présent. Le ciel était lourd de gros nuages gris. Si le vent tombait, nous n’allions pas tarder à avoir de la neige. Dans la cheminée du petit salon, un feu brûlait en permanence désormais. C’était particulièrement agréable. Nous serions heureux dans cette maison, je le sentais. Tous les moments que je passais là, avec ma famille, à mettre en place notre futur "chez nous", étaient des moments paisibles. Il me semblait d’ailleurs une bonne chose que Jacob vienne me retrouver dans ce lieu neutre. J’espérais qu’il lui permettait de prendre un peu de distance, à lui aussi, d'avec la tension permanente qui devait régner à La Push.
Mais dès qu’il eut enlevé son casque, ce jour-là, je compris.
« Ouh là… ! Mauvaise journée ? »
Il eut un petit sourire, cependant.
« Bah… Oui et non. Il n’y a pas de raison, en soi. Je suis enfin en vacances, je vais avoir un peu de liberté, pourtant… Je me sens bizarrement oppressé depuis le début de l’après-midi. Et là, je me retrouve avec un mal de crâne… On dirait que quelque chose va me tomber sur la tête, ou bien veut en sortir, je ne sais pas. Je sens une pression. Comme s’il fallait que ça craque bientôt quelque part. »
Il paraissait inquiet. Une seconde, je me demandai ce que cela pouvait bien signifier. Jacob était-il en train d’évoluer, imperceptiblement ? Ses souvenirs allaient-ils se manifester bientôt ? Dans le but de l’apaiser, j’optai pour une solution plus simple.
« Tu es tellement sensible… Je me demande… »
Je pointai un doigt vers le ciel.
« Je crois que tu devrais envisager de travailler pour la météo, Jake, tu es une vraie grenouille ! Manifestement, il va neiger. Moi aussi, je ressens un peu cette tension. Comme une lourdeur dans l’atmosphère… »
Il fronça légèrement les sourcils.
« Tu dois avoir raison, conclut-il. C’est vrai que les changements atmosphériques ont une certaine influence sur moi. Ou alors… un peu de fatigue, tout simplement. Ça arrive, et c’est normal, paraît-il… »
Il sourit à nouveau, mais je remarquai la crispation de ses mâchoires. Nous rentrâmes et nous installâmes près du feu. Une conversation anodine débuta, au sujet du lycée, de ses dernières évaluations, de ce qu’il en avait pensé, de mes derniers projets pour la maison, de mes craintes concernant les cadeaux qui risquaient de m’être offerts pour Noël. Je le suppliai de ne pas envisager de chercher à m’en faire, du moins à ne rien acheter exprès, et, à mon grand soulagement, il accepta, pourvu que, de mon côté, je m’engage à ne lui réserver aucune surprise non plus, à moins que je ne l’aie élaborée moi-même. Cela me semblait une bonne chose, et j’étais soulagée que nous ayons pu nous mettre aussi facilement d’accord sur nos intentions. Je ne voulais pas que Jacob se sente obligé de dépenser pour moi ou mes enfants un argent qu’il n’avait pas, et je craignais aussi de le gêner en lui faisant un cadeau pour lequel il pourrait se sentir redevable. Je me demandais, d’ailleurs, comment j’allais faire avec les Cullen. Emprunter de l’argent à Edward pour acheter des présents, pour lui ou bien sa famille, m’apparaissait une idée complètement stupide. Un autre problème se posait à moi également : qu’offrir à ceux qui peuvent tout s’offrir ? Et pourtant, faire des cadeaux à ceux que l’on aime un jour de Noël est un réel plaisir en soi… J’allais devoir trouver une solution. Peut-être pourrais-je vendre quelques objets m’appartenant, ou bien réfléchir à ce que je serais capable de créer par moi-même, maintenant que j’étais devenue étonnamment habile de mes dix doigts… Pendant que j’envisageais toutes sortes de possibilités en regardant crépiter les bûches dans l’âtre, il me semblait que Jacob se détendait peu à peu. Peut-être sa douleur était-elle même en train de disparaître ?

Je m’en réjouissais déjà et m’apprêtais à lui poser la question quand il me fit une remarque qui me surprit tout à fait.
« Je suis vraiment désolé, murmura-t-il comme s’il parlait aux flammes, de ne pas vous être d’un plus grand secours. Mais… je ne vois pas ce que je pourrais faire.
_ De quoi parles-tu Jake ? Tu te sens toujours coupable… Pour ton père, pour moi. Tu n’as rien à te reprocher, voyons !
_ Ouais. Je ne mesure pas bien les choses. Et pourtant, j’ai toujours ce sentiment, tu sais, que tout dépend tellement de moi… Mais je ne sais pas par quel bout m’y prendre. »
Il marqua une pause, se massa les tempes. Non, de toute évidence, il n’allait pas mieux.
« C’est moi qui suis désolée, Jake. Je n’ai rien à t’offrir ici… Tu ferais peut-être mieux de rentrer chez toi te reposer. Tu n’aurais pas dû venir si…
_ Je me sens… très seul, en fait, me coupa-t-il comme s’il ne voulait pas entendre ce que j’étais en train de lui dire. »
Effectivement, mes paroles n’avaient pas un grand intérêt. Je savais qu’elles ne lui étaient, le plus souvent, d’aucune utilité. Mais je ne savais pas, moi non plus, comment m’y prendre. Comment l’aider réellement ? Comment être utile, à lui, à ma famille, à tous… ? Nous étions confrontés au même problème, tous les deux, mais pour des raisons différentes, et nous étions dans une impasse.
Une réponse me vint alors. La seule que je pus lui faire, avec le plus de vérité possible.
« Je crois… je crois que nous nous sentons tous seuls, Jake, chacun à notre manière… »
Un long silence s’installa, au bout duquel un bruit inattendu me parvint. Une voiture approchait. Et le ronflement de son moteur m’était familier. Comment se faisait-il qu’Edward… ?



Jacob plissa les yeux et appuya fermement son pouce entre ses deux sourcils.
« Oh, la vache, cette migraine ne veut pas me quitter ! »
Le ton de sa voix traduisait une sorte de colère désespérée.
« Est-ce que tu veux… ?
_ Ecoute, trancha-t-il, je crois que je comprends. Il est grand temps… que je te dise… »
Mais il se tut. Il avait aussi entendu la voiture qui approchait. Ses pneus roulaient sur le chemin de terre caillouteux qui conduisait à la maison.
« C’est Edward, annonçai-je, sans dissimuler ma surprise. Je ne sais pas ce qui l’amène. »
Soudain, une appréhension me saisit. Je me retournai et commençai de m’avancer vers la porte, pour aller au-devant de lui, mais mon mari l’ouvrit avant que j’y parvienne.
« Bonsoir, Jacob, lança-t-il avec un hochement de tête en direction de notre invité. Ma chérie…
_ Il se passe quelque chose ? »
Je reconnaissais, dans la voix et l’attitude d’Edward, la tension caractéristique des mauvaises nouvelles. Instantanément, je me connectai à sa pensée. C’était devenu beaucoup plus naturel, depuis quelque temps. Je maîtrisais de mieux en mieux les phénomènes d’ouverture et de fermeture de mon bouclier. Mais Edward tenta de m’arrêter dès que je commençai à lire en lui.
Non, Bella. Attends ! Il n’y a rien de catastrophique. Mais il vaut mieux que Jacob nous laisse seuls. S’il te plaît, attends un peu !
Je percevais la force de sa volonté. S’il m’assurait que je ne devais pas m’alarmer, je n’avais aucune raison de ne pas le croire. Et je voulais respecter sa demande.
Il est si facile, lorsqu’on s’introduit, comme Edward en avait le pouvoir, dans les pensées de quelqu’un, d’y accéder entièrement. D’autant plus lorsque la personne, ignorante du phénomène, n’oppose aucune résistance. En revanche, ma capacité à communiquer en pensée avec mon mari, nous donnait, à l’un comme à l’autre, la conscience très nette d’être soudain fusionnés, mais aussi la possibilité de témoigner notre refus d’être ainsi investis, et même de tenter d’y résister. Si j’y parvenais plus facilement en ayant l’avantage de pouvoir me refermer quand je le souhaitais, Edward avait, lui, récemment appris à mieux résister, ce qui rendait les choses plus équitables d’une certaine manière. Et je savais que lorsqu’il le faisait, ce n’était pas sans raison. Je n’avais aucun droit de le forcer, même si mon désir m’y poussait instinctivement, et je m’étais juré de ne pas le faire, à moins d’en ressentir, un jour, la nécessité violente, ce qui, j’osais l’espérer, ne se produirait jamais.
Aussi, prenant sur moi, je fis l’effort de m’éloigner, jusqu’à me retirer totalement de son esprit.

Aussitôt, il s’avança vers moi, posa ses mains sur mes épaules et embrassa mon front tendrement. Très tendrement.
« Ne t’inquiète pas. Mais j’ai besoin de te parler. En privé. Maintenant. »
Edward s’était retourné vers Jacob.
« Est-ce que ça ne t’ennuie pas, s’il te plaît… ? Ce n’est pas très poli de ma part, j’en suis désolé. »
Je sentais croître l’anxiété de Jacob. Il était évident qu’il hésitait à demander quel était le problème et s’il pouvait être utile d’une manière ou d’une autre, tout en étant bien conscient que ce dont il s’agissait ne le regardait probablement pas. A moins que la difficulté ne vienne justement de lui, comme il le redoutait tant ?
Nonobstant, il avait remis sa veste et se dirigeait déjà vers la sortie.
« Pas de problème. J’allais rentrer, de toute façon. Je ne me sens pas très bien », répondit-il d’une voix sourde.
Mais en posant la main sur le bouton de la porte, il ajouta tout de même :
« Dis-moi juste… Il y a un rapport avec moi ?
_ Aucun, assura Edward. Ni avec toi, ni avec personne de la tribu quileute. Sois tranquille. »
Mais Jacob ne paraissait pas pouvoir rester tranquille. Il poussa un petit grognement pour toute réponse et sortit. La moto démarra. J’espérais qu’il arriverait à bon port, malgré son malaise.
Le ronflement du moteur ne s’était pas encore éloigné que je saisissais la main d’Edward.
« Quoi ? Eh bien ?
_ Bella… je viens te dire que… Renée a appelé, tout à l’heure. Elle ne va pas très bien. C’est tout à fait compréhensible. Elle a longuement parlé avec Esmé et… ma mère pense que ce serait une bonne chose pour elle et Phil de pouvoir être un peu en famille pour ces fêtes de fin d’année. D’être avec Sarah et Karel. Tu comprends, n’est-ce pas ?
_ Oui, oui, balbutiai-je. Bien sûr.
_ Esmé a invité ta mère à venir célébrer Noël ici. Avec mes parents et nos enfants. »
Je dévisageais Edward. J’étais en train de saisir ce que cela impliquait. Une bizarre impression d’être soudain très loin du lieu dans lequel je me trouvais, de moi-même et de tout, s’empara de moi.
« Bien. C’est bien, répétai-je. Elle a eu raison. C’est une très bonne chose. »
Edward m’attira à lui et me serra tendrement entre ses bras.
« Nous ne pourrons pas être là, Bella. Tu sais cela, n’est-ce pas ? Il va nous falloir aller ailleurs. Où tu voudras, mon amour ! Choisis. »
Noël… J’avais retrouvé ma famille, et je ne serais pas auprès d’elle pour cette fête, qui était justement celle de la famille. Celle des enfants. Du bonheur d’être ensemble. Une des rares célébrations de l’existence qui avait encore une valeur pour… pour les humains.
« Les vampires ne peuvent pas vraiment fêter Noël, n’est-ce pas, Edward, de toute manière ? »
Il se pencha vers moi, comme pour parler plus près de mon oreille.
« Bien sûr que si, Bella ! Pourquoi dis-tu ça ?
_ Mais… le repas…
_ Esmé et Carlisle se feront un plaisir de préparer le meilleur repas qui soit, même si je suis persuadé que personne n’aura beaucoup d’appétit. Et puis, l’important, c’est l’esprit, n’est-ce pas ? Le partage… le temps passé ensemble. Tu sais qu’Emmett et Rose ne seront pas là non plus, cette année… Ta mère et la mienne n’auront d’yeux que pour leurs petits enfants. C’est ça qui est important. »
Edward avait raison.
« C’est vrai.
_ Nous refêterons Noël ensuite, si tu veux… »
Je secouai la tête.
« Non. Ça, ce n’est pas la peine. Il faut que je me fasse à cette idée. Et le plus tôt possible. Il n’y aura plus jamais de vrai Noël pour moi, maintenant. Mais ce n’est pas une raison pour que Sarah et Karel, ou Renée et Phil, n’aient pas cette joie. Ça va Edward. Je vais… j’accepte ça. »
Accepter, encore et toujours. Il y avait tant à accepter ! Cela s’arrêterait-il un jour ?
« Où aimerais-tu que nous allions ? Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
_ Ce n’est pas comme ça que je l’envisage. Du moins, pas encore. J’ai quand même besoin de me sentir proche de tous ceux que j’aime. Je n’ai plus envie de m’éloigner pour le moment. J’ai été trop loin, trop longtemps. C’est ici, chez moi. C’est là qu’est ma place. »
Si j’avais encore bien une place quelque part… Oui, cela, je devais m’en persuader, le vouloir. C’était essentiel.
« Il me semble vraiment qu’il vaudrait mieux que nous partions ailleurs, Bella. Ce serait mieux. J’ai peur que…
_ Honnêtement, Edward. Je préfère rester ici. »
Mon mari resserra son étreinte, et ses lèvres chuchotèrent contre mon front :
« Comme tu voudras, mon amour. Nous resterons ici, alors, dans notre maison à nous… ce sera très bien. »





Chapitre 33 : Ma fin/ End of me



J’avais beau tenter de me faire une raison, y appliquer toute ma volonté, le décompte des jours qui nous séparaient de cette fin d’année ne fut qu’une longue lutte contre l’angoisse qui menaçait en permanence d’avoir raison de mon courage. Pour tromper l’attente, chasser de mon esprit les pensées pénibles qui l’oppressaient, je m’appliquai à terminer les quelques aménagements qui nous permettraient de passer confortablement chez nous les quelques jours que nous aurions à y rester autour de Noël : j’y amenai, entre autres, quelques meubles, un carton contenant des livres, de la musique, et la minichaîne stéréo que j’avais gardée dans ma chambre de jeune fille, chez Charlie.
J’étais à nouveau retournée dans la maison de mon père. Je pouvais disposer de ce qu’elle contenait comme bon me semblait. Alice s’était vu confier la tâche de débarrasser les pièces de tout ce qu’elle jugerait nécessaire, que ce soient nos vêtements, des objets, des bibelots… nos souvenirs. En réalité, c’était moi qui devais faire cela, sans être encore jamais parvenue à m’y décider. Cependant, sans que je m’en aperçoive réellement, poussée par la nécessité et le cours des événements, j’étais en train de commencer. Renée, elle, n’avait pas la force de se replonger elle-même dans tout cela, ce passé trop proche et encore si douloureux, tous ces objets dont la vue trancherait de nouveau dans le vif de sa blessure, de ses blessures, mon odeur, des photographies, ce qui avait appartenu à Charlie et qui s’y trouvait toujours, mille et une raison de se rappeler de bons moments passés ensemble, et de ressentir l’absence et le chagrin de ce qui ne se partagerait plus. A leur demande, elle s’était reposée sur Esmé et sur ma belle-sœur pour s’acquitter de ce fardeau au mieux.
Car c’était une évidence, ma mère… ma mère allait très mal.
Je le savais, à présent, avec certitude. Elle souffrait beaucoup. Autant que peut souffrir une mère qui a perdu son enfant unique, et ce, peu de temps après l’homme qui avait, tout de même -et je comprenais bien ce que cela pouvait représenter-, été son premier grand amour. Cette souffrance de ma mère, j’en porterais la culpabilité jusqu’à la fin de mes jours. Devenir vampire comporte ce paradoxe infernal et, au demeurant, légitime : si l’on allonge indéfiniment la possibilité que l’on a de vivre des bonheurs, l’on augmente d’autant la durée des peines qui nous accompagnent tout au long de notre existence. On peut alors comprendre que, pour certains, cela soit tout bonnement insupportable. Je me demandais quand, exactement, on atteint cette limite… et si cela allait être mon cas un jour.
J’espérais que Renée, entourée de l’affection de Phil, soutenue par son amour pour ses petits-enfants, reprendrait progressivement le dessus. Que son mal s’apaiserait, peu à peu, qu’il cesserait d’être un calvaire, que d’autres joies viendraient se substituer à lui, plus douces, plus fortes et, peut-être même, qu’elle parviendrait à repenser à moi, avec un certain bonheur. Lorsqu’elle parlerait de moi à Sarah et Karel, qu’elle leur raconterait mon enfance, mes bêtises, mes succès… Quand ils seraient plus grands et que j’aurais disparu de leurs vies pour de bon. Je savais que c’était ce qui m’attendait encore, dans quelques années -à la fois longtemps et si peu-, ce à quoi j’allais devoir me résoudre. Encore une chose à accepter. Comment ne pas refuser d’y penser en permanence, et comment ne pas y penser toujours, pourtant ?

Je tentai donc d’occuper également ma pensée à déterminer quels seraient les cadeaux de Noël que j’allais offrir autour de moi.
En me penchant sur les objets de mon passé, j’avais retrouvé, bien rangés dans une petite boîte de carton à la couleur délavée mais remplie de coton, quelques bijoux que j’avais dû porter étant enfant, et dont j’aurais totalement oublié l’existence, s’il ne m’était pas arrivé de les revoir, quelques fois, au hasard d’un rangement approfondi des différentes pièces de la maison mené par Charlie, comme cela lui arrivait parfois. Finalement, cette boîte avait atterri dans un des tiroirs de ma commode, mais cela faisait des années que je n’y avais plus touché. Il me semblait que la petite chaîne, munie d’une minuscule médaille sur laquelle était gravée la silhouette d’un ange, ainsi que la gourmette ornée d’un petit cœur en or, avaient dû m’être offerts par ma grand-mère Swan. Quant à la paire de boucles d’oreilles et la bague, ornées de perles, je n’en avais aucune idée. Me venaient-elles du côté de ma mère ? Avaient-elles appartenu à Renée ? Je ne le saurais probablement jamais.
Dans la chambre de Charlie, je retrouvai, au fond du tiroir de sa table de nuit, la boîte en bois gravée d’une empreinte de loup que Billy lui avait donnée, des années auparavant, remplie de mouches en plumes de toutes sortes, qu’il avait fabriquées lui-même, et qui devaient permettre à mon père de pêcher enfin des poissons « dignes de ce nom ». Je me souvenais de la formule de l’Indien, et de son rire franc et joyeux. J’étais là quand il lui avait fait cette surprise, c’était en été, et je devais avoir huit ou neuf ans. Les appâts avaient disparu, mais la boîte était restée. A l’intérieur, Billy rangeait ce qu’il avait de plus précieux : quelques médailles anciennes, qu’il avait reçues en héritage, des boutons de manchettes, la si jolie montre gousset en or de son grand-père…
J’avais poursuivi ainsi mes investigations, retrouvant même de vieux jouets qui m’avaient appartenu, et que j’avais tellement adorés que mon père ne s’était jamais résolu à s’en séparer. Peut-être pourraient-ils un jour amuser mes enfants… si je parvenais à empêcher ma belle-famille de leur offrir, à chaque occasion, de trop beaux jouets qui leur feraient oublier le plaisir de s’amuser simplement.
Il m’apparut que la meilleure canne à pêche de Charlie pourrait certainement faire plaisir à Jacob. J’y joindrais quelques pâtisseries que je pouvais confectionner moi-même, et qui seraient bien accueillies, j’en étais certaine. Je décidai que la médaille et la gourmette seraient mes deux premiers cadeaux à Sarah et Karel. La montre de mon grand-père, elle, irait à Edward. C’était un présent que j’avais beaucoup de joie à lui faire, et je trouvai dans cette émotion, pour un moment, un certain réconfort. Concernant les autres membres de la famille Cullen, j’avais encore besoin d’y réfléchir, mais je commençais à avoir quelques idées, également.
Et puis, surtout, une envie me vint… un désir, puissant, qui se mit à courir dans mes entrailles comme un cheval sauvage. Serait-ce une bonne chose ? Peut-être. Je m’aperçus que j’en éprouvais, en tout cas, le besoin, la nécessité profonde. L’urgence. En un éclair, je retournai dans ma chambre. Où avais-je mis ce fichu cahier ? Je le retrouvai au fond de ma bibliothèque, coincé entre deux livres de mathématiques dont je m’étais fort peu servi. Je me souvenais parfaitement de son petit format, de sa couleur bleu pâle. Il n’avait que quelques années, six tout au plus. Jamais ouvert, parfaitement vierge, et comme neuf. Un journal intime. Que Renée avait absolument tenu à m’offrir quand elle avait décrété que, décidément, je ne m’exprimais pas assez pour une adolescente. Il ne m’avait pas beaucoup aidé, alors. Mais à présent…

Toute la semaine qui suivit, je m’appliquai à mettre en œuvre mon projet. Je voulais… je voulais que ma mère sache… et mes enfants également. Je voulais qu’il leur reste quelque chose de moi, qui soit plus qu’un objet, une photographie. Je voulais leur donner encore un peu de mes mots, de mes paroles, de ma pensée. Pour qu’ils n’oublient pas qui j’étais, ou apprennent à me connaître, à me deviner, un peu. Je savais que ce que je disais demeurerait inachevé, que ce ne serait qu’une infime partie de ce que je pourrais avoir à dire, à expliquer, à exprimer. Que cela ne remplacerait jamais un vrai dialogue. Mais c’était déjà mieux que rien. Bien mieux.
J’écrivis. Pendant des heures et des jours. Je couchai par écrit, le plus simplement et le plus sincèrement possible, tout ce que j’avais vécu, mes souvenirs les plus marquants, les plus importants, mes émotions profondes, mes instants de bonheur et de peine. J’imaginai que ce journal avait été débuté un an ou deux avant que je ne vienne m’installer à Forks, mais j’y évoquais aussi certains souvenirs de mon enfance. C’était si facile à présent, la mémoire de ma vie humaine était si claire ! Comme une eau limpide, à la surface de laquelle je pouvais voir très précisément, et presque de manière saisissante, mon reflet. Ce journal était une image de moi-même, ni tout à fait vraie, ni tout à fait fausse.
J’y parlai longuement de Charlie, de mon amour et de mon respect pour lui. De notre ressemblance. De tout ce que nous ne nous étions jamais dit et que j’avais tant regretté. J’y parlai de Renée, parfois même comme si je m’adressais directement à elle, afin qu’elle soit bien convaincue que je l’aimais, que je l’avais peut-être parfois très mal, parfois trop bien comprise, mais que j’avais surtout toujours été comblée par son affection maternelle. J’exprimai mon souhait de la voir heureuse avec Phil. Je parlai de ma rencontre avec Edward, de mon amour incommensurable pour lui. De Jacob. De notre complicité, de nos liens si forts. J’exorcisai enfin, pour la première fois, me semblait-il, de manière si réelle, ma douleur, lors de la mort de mon père, et ensuite encore. Les choses que j’avais comprises alors. Je racontai en détail mon bonheur de mère. Ma grossesse, la naissance de mes enfants. Tout ce que j’espérais pour eux, tout ce que je voulais leur voir faire, aimer, connaître. Etrangement, je mis beaucoup de joie, dans ces dernières pages, qui étaient pourtant les plus tristes à rédiger pour moi, car elle s’achevèrent sur les projets d’un voyage qui n’avait jamais connu de retour.
Il restait des pages blanches. Et c’était bien comme cela que l’histoire devait finir.
Le journal était assez épais. J’avais écrit vite, sans trop chercher à approfondir, comme on le fait lorsqu’on prend un peu de temps, chaque jour ou de temps en temps, pour faire le bilan. Mais j’avais dit l’essentiel. J’avais dit ce que je voulais dire.
Quand j’eus terminé, je fus frappée par l’impression de légèreté que j’éprouvais. Ce petit livre résumait, en quelque sorte, ma vie, dans son ensemble. C’était à la fois tant !... et si peu ! Néanmoins, j’étais là, bien vivante, entre chacun de mes mots bleus tracés, serrés, comme tressés sur les pages blanches. J’étais là dans les phrases, dans le ton, dans l’idée.
Je confiai ensuite le journal à Alice, en lui demandant de le remettre à Renée comme ayant été trouvé, par hasard, dans mes affaires.

Ma mère et Phil arrivaient l’avant-veille de Noël, dans la soirée, et repartaient le lendemain. J’avais été tellement occupée durant la dizaine de jours qui précédaient ce moment, que je n’avais pas vu passer le temps, ni réalisé que Jacob n’était pas venu me rendre visite une seule fois depuis que l’arrivée d’Edward avait abrégé notre dernière entrevue. J’espérais qu’il ne nous en tenait pas rigueur et qu’il se portait bien. Comme nous nous apprêtions à quitter la villa des Cullen, avec Edward, au matin du 23 décembre, je croisai Rachel qui venait chercher Sarah et Karel pour la journée. Je les quittai le cœur gros, mais sans rien en dire, et demandai à la jeune femme des nouvelles de son frère. Elle parut hésiter un peu, puis expliqua :
« Je pense… qu’il va bien. Il a été assez bizarre, je dois dire, depuis quelques jours.
_ Bizarre, comment ça ?
_ Il ne dit pas grand-chose. Il passe son temps avec l’ancien. »
C’était la manière dont elle désignait le vieux Quil Ateara.
« Il l’écoute raconter ses histoires. J’ai l’impression que ça l’intéresse de plus en plus. Et je crois que Quil se montre de plus en plus bavard, si c’est possible ! Il lui parle exclusivement Quileute. Jacob a fait d’énormes progrès en très peu de temps.
_ Ah. C’est une bonne chose, alors…
_ Oui, c’est sûr. »
Mais Rachel n’avait pas l’air convaincu.
« Je préfèrerais qu’il me parle davantage, à moi, et Billy aussi.
_ Est-ce que tu sais s’il compte… venir nous souhaiter un bon Noël ? Nous allons passer quelques jours dans notre chaumière… »
Rachel jeta un regard à Edward.
« Je suppose qu’il viendra sans doute, peut-être plus tard. En tout cas je lui dirai. »
Le ton de la jeune femme laissait entendre qu’elle ne pouvait rien présager de ce que son frère aurait ou non l’intention de faire. J’eus la sensation qu’elle était réellement peinée par son attitude, mais elle n’ajouta rien de plus.
Edward et moi nous rendîmes ensuite dans notre petite maison. Elle était absolument charmante, blottie dans les bois enneigés, emmitouflée de calme et de silence. Il ne nous restait plus qu’à y allumer un bon feu, mettre en place les derniers éléments dont nous pourrions avoir besoin afin de rendre ce séjour le plus agréable possible, et tenter d’oublier le reste du monde.
Mais comment faire lorsque le reste du monde n’est rien d’autre que votre propre famille ?
Ecouter de la musique, se plonger dans le plus passionnant des livres ou la plus merveilleuse œuvre du septième art, rien n’aurait pu parvenir à chasser les préoccupations qui me tourmentaient. Et pourtant, j’y mettais toute ma force et ma volonté. Edward savait ce que je ressentais, et j’étais convaincue qu’il partageait même mes sentiments. Il se montrait tendre, doux, mais ne tentait pas de me détourner de mes sombres pensées avec trop d’insistance. Je comprenais qu’il ne jugeait pas cela opportun. Et, effectivement, il me semblait à moi aussi qu’il y aurait eu quelque chose de certainement déplacé à nous forcer à éprouver de la joie ou du plaisir, en dépit de notre malaise. Nous ne pouvions pas agir ainsi, nous n’étions pas comme cela. Nous aurions des moments meilleurs, certainement. Mais ce ne pouvait être le cas alors que ceux que nous aimions vivaient des instants si bouleversants.
« Il y aura de la peine, tu sais, Bella, mais également de la joie. L’une et l’autre mêlées, et curieusement unies, comme toujours. »
J’avais acquiescé. Il avait raison. C’était l’essence même de l’existence. Des bonheurs teintés de peine, des douleurs adoucies de joie. Jamais de félicité parfaite, ni de malheur absolu. Et tant mieux, sans doute. L’Absolu n’est pas de ce monde.
A la nuit tombée, nous étions sortis. Une neige légère voletait dans l’air pur de l’hiver. Nous avions parcouru les bois, couru, bondi, chassé et bu. C’était bien là le seul oubli éphémère que nous pouvions nous autoriser, notre seul soulagement, dérisoire et nécessaire, de vampires.
La journée suivante s’écoula de la même manière, et la nuit encore. Nous descendîmes vers Moclips, longeâmes la côte, puis nous poussâmes jusqu’à Aberdeen. Un long moment, nous errâmes dans les rues de la ville. Des rires et des chants nous parvenaient, à travers les fenêtres des maisons, les murs de l’église où les hommes s’étaient rassemblés. Nous croisâmes la route de quelques groupes. Familles, enfants, joyeux et turbulents, tout excités à l’idée des surprises délicieuses que le matin suivant leur apporterait. Des vies normales, dans le monde normal des humains. Mais la normalité n’était plus pour nous. Cette dernière réflexion me rappela celle que Jacob avait eue, et qui m’avait tant surprise, quelque temps auparavant. Et lui, que faisait-il ? Comment vivait-il ces moments ? J’espérais le revoir bientôt, malgré ce que Rachel m’avait laissé entendre. Bientôt… quand mon esprit serait davantage apaisé.

Lorsque nous étions rentrés, nous avions noué une grande guirlande colorée au tronc du sapin le plus proche de la maison -ma seule concession aux décorations de Noël en dehors de la villa des Cullen où résidaient mes enfants-, et allumé de petites bougies à l’intérieur, à la lumière desquelles nous entreprîmes une partie d’échecs qui devait nous conduire jusqu’à l’aube. Mais je déplaçais mes pions mécaniquement, sans parvenir à m’intéresser réellement au jeu. Mon esprit était ailleurs, inutile de faire semblant. J’avais de plus en plus hâte que le temps passe, et que cesse cet exil étrange. Que le moment des dons arrive. J’espérais que mes cadeaux réjouiraient ma famille lorsque je pourrais enfin les leur offrir, je me demandais comment serait reçu le présent qu’Alice était chargée de transmettre à ma mère…
Ma mère. Comment allait-elle ? Mon idée était-elle réellement bonne, en définitive ? Se pouvait-il qu’elle fasse plus de mal que de bien ?
Je n’y tenais plus.
« Bella ? Qu’est-ce que tu fais ?
_ J’appelle Alice. »
J’avais décroché mon téléphone et écoutais déjà les premières sonneries.
« Tu ne devrais pas t’inquiéter.
_ Je sais. »
Alice répondit bientôt. Elle ne paraissait pas surprise de mon appel.
« Tout se passe bien, Bella. Sarah et Karel sont adorables. Ta mère est… ta mère ne les quitte pas une seconde. »
Pour le moment, ils dormaient tous. Il était 4h du matin.
« Tu m’autorises à te souhaiter un bon Noël, Bella ?
_ Joyeux Noël, Alice. Je t’embrasserai bientôt. », assurai-je avec autant de conviction que je le pus.
Je raccrochai, assez insatisfaite de moi-même. Je n’avais pas demandé ce qui me tenait vraiment à cœur.
Lorsque le jour se fut levé, mon trouble s’intensifia. Il me semblait que je n’arriverais plus à le contenir longtemps. J’allai prendre dans mes affaires le cadeau que je destinais à Edward. Avant de le lui donner, je me pelotonnai contre lui, sur la banquette que nous avions installée devant la cheminée. Mon courage m’abandonnait, j’avais besoin de sa force tout à coup. Il me serra longtemps contre sa poitrine, embrassant tendrement mes cheveux. Finalement, je lui tendis le petit paquet-cadeau rouge entouré d’un ruban bouclé. A son tour, il sortit de sa poche une petite pochette de cuir souple. Tandis qu’il défaisait mon paquet, j’ouvris le sien. Une clé tomba dans ma paume.
« Jolie montre !, s’exclama-t-il ravi. Mais d’où vient… ?
_ Elle appartenait à mon arrière-grand-père. J’avais envie qu’elle soit à toi.
_ Merci mon amour. Je vais la porter. Je serai le vampire le plus chic de ces bois. »
Je souris.
« Qu’est-ce que cette clef est supposée ouvrir ? Je n’ai vu ni malle ni coffre… Elle est étrange…
_ Alice m’a dit que tu étais jalouse de la jaguar que lui a offerte Jasper.
_ Ne me dis pas que… !
_ Je ne te le dis pas. Ce n’est pas une voiture. Jacob va juste être un peu jaloux…
_ Une moto ? Tu m’offres une moto ?
_ Il me semble que tu ne risques plus de te rompre le cou, alors… »
J’étais stupéfaite. Stupéfaite et… ravie, malgré tout. Mais j’allais devoir attendre encore avant de découvrir mon cadeau. Edward voulait d’abord être sûr que j’accepterais. Il ne serait livré que quelques jours plus tard, chez les Cullen. Cette perspective me donna un entrain inespéré, et je fis en sorte de m’y accrocher tant que je pus, tout au long de la journée.
Vers la fin de l’après-midi, cependant, la sonnerie du portable d’Edward retentit, interrompant une magnifique Etude de Chopin. Je coupai instantanément le son de ma chaîne hi-fi, j’avais reconnu l’air qui annonçait Carlisle. Edward laissa son père prendre la parole.
« Je ne sais pas si vous pourrez rentrer demain, annonça-t-il simplement. Il se peut que Renée et Phil ne soient pas… en mesure de prendre leur avion dans la matinée. »
Tout mon corps se raidit. Une douleur sourde se répandit dans tout mon être.
« Je veux lui parler », articulai-je d’une voix blanche.
Edward me tendit le téléphone.
« C’est Bella, Carlisle. Que se passe-t-il ?
_ Eh bien, rien de grave, Bella. Mais… ta mère a besoin d’un peu de temps. Et de repos, certainement. Elle est très fatiguée.
_ Je dois savoir, Dr Cullen. Dites-moi exactement.
_ Elle a beaucoup pleuré, ces jours derniers. Et c’est tout à fait normal. Ton cadeau, que lui a donné Alice, l’a beaucoup touchée. Elle n’a rien dit, d’abord, puis elle est montée sans avertir personne dans la chambre qu’elle et Phil occupent, et elle s’y est enfermée. Cela doit faire une heure maintenant. Elle va bien, mais elle ne veut ouvrir à personne. Phil est désolé. Esmé et Jasper font tout pour le rassurer. Si je sens que les choses se dégradent, nous ferons le nécessaire. Mais je pense qu’il faut juste lui laisser du temps.
_ Merci Carlisle. »
Je raccrochai. Edward me regardait attentivement de ses prunelles d’or doux. Il attendait ma réaction. Je pris tout de même le temps de réfléchir quelques secondes.
« J’y vais. Je connais ma mère. Elle peut être très impulsive. On ne sait jamais. »
Les yeux d’Edward m’en dirent plus que des mots.
« Je veux juste m’assurer qu’elle va aller bien. Je veux… »
Tu veux la revoir.
Ma pensée et celle d’Edward avaient fusionné, mais je mis aussitôt fin au phénomène. Je ne voulais pas sentir sa désapprobation.
« Peut-être. Oui. Mais je veux surtout être , tu comprends ? Pour être certaine qu’il ne lui arrivera rien. »
Mon mari saisit ma main.
« Je comprends, Bella. Mais je sais aussi que tu vas souffrir.
_ Je souffre déjà, Edward. Je ne peux rien y faire… et ce n’est pas grave, au fond. »



En une dizaine de minutes, je me retrouvai devant la villa des Cullen, Edward à mes côtés. La chambre dans laquelle se trouvait ma mère était au second étage. Elle avait une terrasse. Je bondis, escaladant la façade sans difficulté, et atterris de l’autre côté de la balustrade, silencieusement, sur la fine couche de neige qui recouvrait le sol. Il faisait nuit. Une petite pluie, qui me paraissait presque tiède, tombait, ruisselant sur mes cheveux et dans mon cou, mais je ne m’en souciais guère. A l’intérieur de la chambre, une lampe de chevet était allumée. Les volets n’avaient pas été fermés et, à travers le fin voilage couleur perle, je vis, comme à travers les brumes d’un rêve, le visage de ma mère penché vers la lumière. Elle était allongée sur le lit, recroquevillée sur elle-même, un petit rectangle bleu posé sur les genoux. Elle lisait.
Je remarquai son visage inondé de larmes. Elle avait changé. Un peu. Déjà. Elle semblait plus fragile, plus fine que jamais. Elle avait beaucoup maigri. Ses cheveux avaient poussé et leur couleur me paraissait plus foncée, ce qui donnait à son visage des traits plus durs que dans mon souvenir, à moins que ce ne fût surtout… la peine. Je m’approchai sans un bruit, et la contemplai durant de longues minutes, imprimant dans mon esprit chaque détail, captant, à travers la maigre épaisseur de la vitre, le parfum de la pièce, imprégné de son parfum à elle, de son odeur. Si familière, si rassurante. Elle appelait des milliers de souvenirs, des milliers d’autres moments, heureux ou tristes, proches ou lointains. Ils se ruaient à travers mon esprit, diffusaient dans chaque parcelle de mon corps des sensations mêlées de douceur et de frustration. J’étais au supplice. Elle était si proche ! Et j’étais si loin… définitivement.
Renée était plongée dans la lecture de mon journal. De temps à autre, elle essuyait ses joues d’un revers de la main, et reniflait par saccades. Parfois, un sanglot lui échappait, et elle se couvrait les yeux un instant, le temps que la douleur se calme. Je ne voulais pas faire de peine à ma mère. Cela n’avait jamais été mon intention. Et voilà que j’avais réveillé son tourment. J’avais été stupide. Stupide et égoïste. J’aurais dû disparaître sans un mot, sans une trace. Alors que j’appartenais déjà au passé, j’avais voulu exister encore pour ceux qui avaient commencé à avancer sans moi. J’avais voulu laisser une dernière trace de mon amour pour ma mère. J’avais eu tort.
« Oh, Bella, ma chérie… », l’entendis-je tout à coup chuchoter.
Renée s’était redressée. Sur ses lèvres, je vis, distinctement, se dessiner un sourire. Un petit sourire tremblant. Une autre larme roula sur sa pommette. Mais ma mère riait. Pourquoi ? Que lisait-elle dans mon journal ? Je me tournai vers Edward, et le découvris, souriant également. Je pris sa main, ouvrant à lui ma pensée. Dans son esprit, je lus les émotions de Renée. Je me plongeai en elles, comme je le faisais dans la chaleur de son cou lorsque j’étais petite fille. Sa tendresse, l’infinie bienveillance de ses sentiments me submergèrent, et je revis, à travers son souvenir, l’aventure du pot de confiture de mûres qu’elle m’avait si souvent racontée. Je découvris des visages, que je n’avais jamais connus qu’en photos, je compris… tant et tant de choses ! Mes doigts contre le montant métallique de la baie vitrée, je partageai la souffrance de ma mère. Cette souffrance, je l’avais connue un peu, déjà, elle faisait écho à ce que j’avais éprouvé, moi-même, au cours des dernières années de mon existence. Mais elle était autre, également. La personnalité de Renée m’apparut, plus clairement que jamais. Je sus qu’elle m’aimait, à quel point elle m’aimait, je vis son amour pour ses petits-enfants, son bonheur d’être avec eux, ses espoirs. Elle ne m’en voulait pas. Elle était heureuse de ces mots de moi, qu’elle tenait contre son cœur.
La pluie battait plus fort, à présent, et, les yeux fermés, j’écoutais tous les mots tendres que Renée me murmurait en pensée. Des mots que l’on n’emploie qu’avec son enfant. En moi-même, je lui répondais, lui faisant toutes les promesses qu’elle aurait pu souhaiter m’entendre lui faire si j’avais encore été…
Soudain, je distinguai une ombre, à travers le voilage. J’ouvris les yeux, au même instant qu’Edward attrapait mon bras. Renée avait aperçu, ou croyait avoir aperçu quelque chose, dehors. Dans sa pensée, les émotions se bousculaient, les craintes, l’espoir. L’espoir. Alors, je compris une dernière chose : Renée avait enterré un cercueil vide, elle ne cesserait jamais d’espérer. Elle s’était levée, se dirigeait vers la fenêtre. Edward et moi bondîmes aussitôt sur le toit et nous accroupîmes, immobiles. La fenêtre s’ouvrit. Un peu déçue de découvrir la pluie qui tombait au-dehors, ma mère s’aventura pourtant à l’extérieur. Pieds nus, dans la neige humide. Son contact était particulièrement désagréable. Douloureux. Son corps lui commandait de retourner à l’intérieur, de retrouver la chaleur, d’arrêter de courir après le vide et l’absence. Mais elle fit quelques pas. Elle regardait le sol blanc et brillant. N’y avait-il pas là… comme des empreintes ? Légères. Effacées, déjà. Peut-être celles de Phil, ce matin... Peut-être…
Elle leva son visage vers le ciel noir. Les gouttes d’eau glacée vinrent laver le feu salé de ses joues. Ses lèvres brûlaient. Comme brûlait tout mon corps, à l’intérieur de moi-même, derrière mes yeux lourds, plus denses que des pierres reposant au fond d’un lac pétrifié.
« Bella, l’entendis-je soudain appeler. Bella… »
Ma bouche s’ouvrit, mais je n’aspirai aucune bouffée d’air, je ne pouvais faire aucun bruit.
« Bella, ma chérie… Où que tu sois, tu sais que je t’aime. Et que cela… n’a pas de fin. »
Moi aussi, maman…
René tendit ses bras vers les étoiles absentes. Elle prit une grande inspiration. Pour le moment, elle avait retrouvé un certain courage. Elle allait prendre une douche, retourner auprès des petits, de Phil, et des Cullen. Elle allait s’excuser… mais elle savait que tous la comprenaient.
Lentement, elle fit demi-tour, ses pieds nus crissèrent sur le sol de la chambre. Elle jeta un dernier regard à la nuit, avant de refermer derrière elle.
Lentement, je m’étais retirée de l’esprit d’Edward. Quelques secondes, nous demeurâmes là, deux silhouettes noires et pâles posées sur le toit de la villa, dans l’obscurité scintillant de pluie, à écouter le silence, le grand silence à travers le bruit de la pluie qui emportait tout, doucement, très doucement. Et derrière ce silence, encore… autre chose. Toujours. Cette vibration captivante de l’existence du monde.
Je me redressai. Edward me contemplait, ses yeux luisants largement ouverts malgré la pluie. Il me laissait prendre mon temps. Il m’attendait, comme toujours. Avec lui, j’étais libre.
« C’est fini, mon amour, déclarai-je à mi-voix. C’est vraiment fini, maintenant. »
Je lui tendis la main. Il se releva et, d’un bond, nous nous enfonçâmes dans la forêt ruisselante, laissant derrière nous la villa blanche et ses occupants.





Chapitre 34 : Le dragon



Dès que nous fûmes de retour, Edward s’employa immédiatement, cette fois, à chasser de mon esprit toute idée morne… et même toute pensée, de quelque nature qu’elle fût. Il y parvint rapidement -avec une efficacité redoutable-, et même avec une déconcertante facilité. Il y avait si longtemps que nous ne nous étions pas retrouvés seuls, tous les deux, dans un lieu et pour un temps qui n’appartenaient qu’à nous, et… disponibles enfin, corps et âmes ! Je m’en rendais compte à présent. Lui, l’avait senti au moment où la porte s’était refermée derrière nous. Il savait que quelque chose m’avait définitivement quittée cette nuit. Que j’avais réellement commencé à faire mes adieux à ma vie d’humaine, en quittant ma mère quelques minutes plus tôt. Et, bizarrement, je me sentais… légère. Comme délestée d’un poids mort que j’aurais traîné avec moi bien trop longtemps.
Je compris, dès qu’il posa ses lèvres dans le creux de mon cou, à quel point mon mari avait attendu ce moment, et combien il voulait que je me sente libre et confiante, comme lui l’était.
Mon manteau glissa de mes épaules. Tous mes vêtements…
Je perçus son exaltation. Malgré mes récents tourments, il m’était impossible de résister à ses gestes ou à ses regards passionnés qui m’enflammèrent tout entière (peut-être avec d’autant plus de violence que mes émotions avaient été violentes et douloureuses les heures passées) et, bientôt, je m’abandonnai moi-même, à l’euphorie de notre premier vrai moment d’intimité -la tête ivre, le corps palpitant d’ardeur-, avec un grand soulagement.
J’avais la conviction que je ne pourrais plus jamais quitter cette maison, retirer mes doigts des cheveux cuivrés d’Edward, recommencer à penser à tout ce qu’il allait encore me falloir affronter peut-être, éprouver d’autres sentiments que ceux que me donnaient ses lèvres glissant sur la peau de mon ventre, dans le creux de mes reins, effleurant mes épaules. Je ne voulais plus, jamais, de toute éternité, quitter ses bras solides et doux, respirer autre chose que son parfum délicieux. C’était mon moment à moi. Il était arrivé. Celui où je lâchai prise, où j’oubliai tout, depuis tant de temps ! Tant de temps… Qu’elle est bonne, l’inconscience ! Qu’il est apaisant, l’assouvissement des sens ! Jusqu’à la limite ultime, celle de la perte totale de soi. Et j’aurais aimé qu’il dure toujours.

Le lendemain soir, mon téléphone sonna. J’hésitai avant de répondre. Tendre la main vers l’appareil, c’était déjà sortir du rêve. La petite voix chantante de ma belle-sœur me ramena tout à fait à la réalité. Elle m’annonça que Renée et Phil venaient d’être raccompagnés à l’aéroport, et que nous pouvions désormais rentrer quand nous le voulions. Je raccrochai. Je ne le voulais pas encore. J’avais envie, j’avais besoin, d’être égoïste. Totalement.
Une nuit passa encore. Une matinée…
Un bras replié sous sa tête, mon mari me regardait en souriant.
« Je suis très impolie, n’est-ce pas ?, soupirai-je. Il faut que nous rentrions…
_ Ce n’est pas une question de politesse, Bella, répondit Edward en dégageant une mèche de mon visage. Ma famille ne s’attache pas à ce genre de choses, mais… tu n’as pas envie de découvrir ton cadeau ? Il doit être arrivé à l’heure qu’il est. »
Je souris en retour. J’avais moi aussi quelques cadeaux qu’il me tardait de pouvoir offrir… Et les gazouillis de Sarah et Karel me manquaient. Je voulais les serrer contre moi, encore. Tant que je le pourrais !
Lorsque nous arrivâmes à la villa, Alice se jeta dans nos bras en deux bonds. Elle avait l’air particulièrement joyeuse. Mes enfants jouaient sur le grand tapis du salon, non loin de l’immense sapin décoré de boules énormes et de guirlandes lumineuses. Je les embrassai et les câlinai. Puis je leur passai les petits bijoux que j’avais choisi de leur offrir pour ce Noël. La médaille pour Karel, la gourmette pour Sarah. Ils n’en firent aucun cas, ce qui me parut plutôt une bonne chose ! Comme je l’avais pensé, les Cullen nous avaient réservé une surprise de taille : ils se proposaient de meubler un peu notre petite maison, avec quelques pièces qu’Esmé avait dénichées chez ses antiquaires préférés. Les meubles n’avaient pas été apportés chez eux, mais nous pûmes en admirer les photographies. De la même manière qu’Edward l’avait fait, ses parents attendaient notre approbation avant de confirmer leur achat auprès des différents vendeurs. Comment aurais-je pu refuser de tels cadeaux ? J’étais émerveillée. Parmi eux, se trouvaient un magnifique sofa, dans le style victorien, recouvert d’un velours capitonné gris perle et de petits coussins soyeux, un bureau en chêne clair dont l’intérieur était tout de cuir sombre, une coiffeuse blanche surmontée d’un miroir ovale remarquable, un piano… pour Edward…
« C’est un piano-forte », précisa-t-il, visiblement ému, avant d’embrasser tendrement sa mère.
Les cadeaux que j’avais prévus pour les Cullen ne soutenaient pas la comparaison -comment l’aurait-ils pu ?-, néanmoins, je les leur offris, à mon tour, avec joie. Heureusement, ceux qu’Edward vint ajouter compensèrent largement mes maigres présents.
« Tu plaisantes ? J’adore ces mitaines et cette écharpe au crochet ! Où as-tu trouvé ça ?
Je ne savais pas s’il valait mieux que j’invente une provenance plus glorieuse ou que je dise la vérité. J’optai pour le plus simple.
« C’est moi qui les ai faits, en fait, Alice.
_ Incroyable ! Je ne savais pas que tu avais ce talent…
_ Moi non, plus. Mais… j’ai appris très vite. »
Ma belle-sœur me considéra un moment, avec beaucoup d’étonnement.
Lorsque l’on est vampire, presque rien n’est impossible. La seule difficulté vient de se donner ou non la peine de tenter de faire une chose. Alice, elle, n’avait certainement ni le besoin ni le désir d’apprendre la broderie ou le tricot.
« C’est donc à tes doigts de fée que je dois cette ravissante pochette ? », s’enthousiasma soudain Esmé.
Je souris. Elle paraissait vraiment apprécier mon travail. J’y avais mis tout mon cœur et, bien que je n’aie pas eu la possibilité d’y consacrer de nombreuses heures, je m’étais particulièrement appliquée à rendre cet accessoire le plus digne possible des goûts de ma belle-mère. J’étais soulagée, et heureuse. Carlisle et Jasper, quant à eux, admiraient de plus près les broderies dont j’avais orné le gilet de costume et la cravate que je leur avais offerts. Je les avais tout spécialement imaginées à leur intention : des trèfles pour le docteur, et de petites étoiles pour l’ancien soldat de l’armée confédérée.



Edward saisit alors ma main.
« Allez, à nous. Suivez-moi, Mme Cullen, c’est par ici. »
Et il m’entraîna vers le grand garage qui abritait les différentes voitures de la famille.
Sous une housse gris argent, je découvris les courbes larges de l’engin.
« Mais… Edward, elle est énorme !
_ Ne me dis pas qu’elle te fait peur… »
Il riait presque. Je ne pouvais pas avoir peur d’une machine, j’en étais consciente. C’était simplement qu’elle n’avait pas du tout les dimensions que j’avais pu, l’espace de quelques secondes, imaginer malgré moi. Je tendis la main, faisant glisser le tissu. Edward me jeta un regard en coin.
« A défaut de la même voiture qu’Alice, ironisa-t-il, j’ai pris la même couleur. J’espère qu’elle te plaît… si tu préfères, il est possible de changer. J’ai vu qu’elle existe en rouge, en gris, en jau…
_ Elle est sublime », soufflai-je captivée.
C’était un véritable monstre. Puissant, impressionnant comme une fabuleuse panthère noire. Un bolide incroyable, à n’en pas douter, revêtu d’une cuirasse de jais luisant.
Je la contemplai un moment.
Elle était absolument magnifique. Très lourde et très rapide, trop sans doute, certainement dangereuse, mais ce ne serait plus jamais un problème pour moi.
Je caressai le siège de cuir, le guidon, les cadrans rutilants. Les roues, larges et massives, étaient entourées de disques qui ressemblaient singulièrement aux rouages raffinés d’une montre ancienne. Elles dégageaient une forte odeur de caoutchouc neuf qui, mêlée au parfum du cuir et du métal, appelait celles du goudron et de la pierre.
Mon ravissement était perceptible.
« On dirait une de ces machines invraisemblables qu’on ne voit que dans les films…
_ C’est le cas, confirma Edward visiblement très satisfait de l’effet que sa surprise avait sur moi. Quand on recherche quelque chose qui soit surtout susceptible d’aller très vite… on est obligé de puiser des idées dans des milieux qui favorisent surtout le rêve… »
Je secouai la tête. Je ne me serais jamais attendue à une chose pareille. C’était un cadeau extrêmement luxueux.
« Tu m’as bien eue, là.
_ Pourquoi dis-tu ça ?
_ Oh, tu le sais très bien, gloussai-je avec une certaine animosité, c’est beaucoup trop beau !
_ Alors… tu n’en veux pas ? »
Il n’y croyait pas une seconde.
« A ton avis ?, articulai-je en écarquillant les yeux. Ecoutez-moi bien, M. Cullen : non seulement ce bijou m’appartient, mais personne ne pourra jamais l’approcher à moins de 200 mètres ! Je vais la garder jalousement, rester à ses côtés en permanence, non… dessus… d’ailleurs, je vais même l’essayer immédiatement et… je ne sais pas si tu me reverras un jour. »
Mon mari explosa d’un rire heureux.
« Moi qui pensais pouvoir te l’emprunter à l’occasion… »
Pour toute réponse, je lui lançai un regard qui eut plus d’effet que je ne l’aurais cru. Sans mot dire, il actionna le mécanisme qui ouvrait la porte du garage. Les lattes métalliques s’enroulèrent lentement, tandis que je relevai la béquille de mon engin.
« Bon voyage, alors ! », lança Edward comme s’il s’adressait à un animal sauvage qu’il aurait soigné longtemps avant de lui rendre sa liberté.
Je souris de toutes mes dents, mais comme je passais à sa hauteur, j’ajoutai à la manière d’une menace :
« Je ne manquerai cependant pas de te remercier pour ce beau cadeau, mon amour. Plus tard… »
Il leva un sourcil.
« J’ai hâte, alors… ! »
Mais il tendit la main et me saisit le bras, m’arrêtant avant que je n’aie franchi le seuil.
« Attends, dame Cenwen..., tu vas avoir besoin de ça… »
Sur une étagère, derrière lui, se trouvait un casque, aussi noir et brillant que la carrosserie de ma machine. La visière était légèrement fumée. Il me le fourra dans les bras.
« Les papiers sont dedans. Mets le casque, même si ta tête est plus solide que lui, c’est surtout pour ne pas qu’on te reconnaisse… Et essaie aussi de ne pas trop te faire remarquer ! »
Je pliai les documents et les glissai dans la ceinture de mon jean.
« Ne t’inquiète pas. Je fais juste un petit tour, très sagement, pour commencer. Je compte bien m’amuser davantage cette nuit… »
Puis j’enfilai le casque et mis le contact. Le moteur vibra et ronfla aussitôt avec une force incroyable. Je tendis la main, touchai le bout des doigts d’Edward. Il s’approcha.
« Je te promets de te trouver une combinaison qui soit à la hauteur », chuchota-t-il presque imperceptiblement, mais je l’entendis parfaitement.
Son ton me donna le frisson, et l’excitation que j’éprouvais à l’idée de filer sur le bitume comme un météore s’intensifia. Je tournai légèrement la commande de l’accélérateur, et le bolide bondit en avant avec une réactivité phénoménale. Je ralentis au maximum jusqu’à-ce que j’eus quitté le petit chemin, puis je commençai à prendre davantage de vitesse une fois sur la route. J’étais sous le charme. Vite, la route à deux voies toute droite qui menait à Kalaloch ! Il n’y aurait certainement pas grand monde en cette période, et je pourrais déjà avoir un aperçu de ce dont mon dragon noir était capable…

Piloter cette merveille était un jeu d’enfant. Je me rappelais mes débuts maladroits en compagnie de Jacob. Ce n’était plus du tout la même histoire ! Mes réflexes étaient sûrs, je comprenais plus vite, je ne craignais rien…
Je m’éloignais de Forks, empruntant la route 101 qui descendait vers le Sud en longeant la côte. Le cadran de la machine indiquait qu’elle pouvait atteindre les 350 Km/h, ce qui était résolument exceptionnel. Elle n’irait jamais aussi vite que je le pouvais moi-même, mais je brûlais néanmoins d’éprouver cette vitesse alors que je demeurerais, moi, immobile. La chaussée avait été soigneusement dégagée mais, de chaque côté, la neige formait de petits monticules grisâtres, et la nature entière était recouverte d’un fin manteau que la pluie de la veille n’avait pas réussi à dissoudre. Vu la température, il était d’ailleurs fort probable que certaines parties de la route demeuraient verglacées, et ce serait certainement pire dès la tombée de la nuit. Je devais me montrer prudente et renoncer à la tentation d’accélérer davantage afin d’entendre les rugissements incroyables du moteur. Je ne voulais pas risquer d’abîmer mon nouveau jouet. Car ce n’était bien que cela, en définitive… Un jouet… Et quel jouet !
Une petite voix, en moi, celle du fantôme de mon humanité révolue, me disait que j’aurais dû avoir honte d’oser envisager désormais les choses de cette manière. Mais ce n’était pas le cas. Cela ne l’était plus. Je choisis d’ignorer ces reproches qu’une infime partie de moi tentait de m’adresser, et la petite culpabilité que j’avais ressentie s’éteignit avec elle. Alice avait raison. Je devais profiter pleinement de ce petit plaisir, futile et matérialiste, qui m’était donné. Et peut-être même m’en lasserais-je rapidement pour d’autres, ou pour retrouver des préoccupations plus essentielles ? Peu importait. Pour l’heure, je désirais seulement me concentrer sur ce petit projet à court terme. Envisager la meilleure manière de procéder... comment m’amuser réellement ? Très vite, je dus me résoudre à l’idée que j’allais, malheureusement, devoir attendre le printemps pour pouvoir m’en donner à cœur joie. Peut-être me faudrait-il plutôt trouver un circuit, histoire de ne pas m’attirer d’ennuis…
Plongée dans mes réflexions et grisée par les sensations que j’éprouvais, je ne vis pas défiler la route. Je ne m’aperçus que j’approchais déjà de la plage de Kalaloch que lorsque la rangée d’arbres qui bordaient la route à droite disparut soudainement, découvrant un magnifique paysage d’eau scintillante et de sable doux. Je ralentis pour admirer le spectacle. En ce jour gris et blanc d’hiver, l’océan avait des nuances métalliques de mercure et d’étain, et la plage, plus sombre, semblait faite de poudre de tungstène ou de plomb. De temps à autre, un mirage rose, venait rappeler que, quelque part au-dessus du ciel lourd qui pesait sur nous en permanence, se trouvait une lumière vive qui, pourtant, nous atteignait toujours, sans que nous n’en ayons jamais bien conscience.
Depuis la route, je remarquai tout à coup un petit point noir, au loin, sur la plage, qui se déplaçait lentement en direction du bord de mer. Quelqu’un ? La silhouette grossissait rapidement, au fur et à mesure que j’avançais. Lorsque je parvins à sa hauteur, à l’endroit où une ouverture est aménagée pour permettre un accès direct à la plage, je découvris la moto garée contre la rambarde. C’était Jacob. Mais que faisait-il là ?
Je descendis de mon engin et le laissai, non loin du sien, un peu en contrebas, afin qu’il n’attire pas les regards d’éventuels conducteurs. Un vent puissant soufflait, mais les vagues n’étaient pas violentes. Jacob contemplait la mer. Il s’était accroupi, touchait le sable. A cause du vent, sans doute, et de ce qui, quelque part devant lui, semblait le fasciner, il n’avait pas pu s’apercevoir de ma présence. J’étais encore à quelques dizaines de mètres derrière lui. Les bourrasques de vent m’apportaient son parfum si particulier. Si fort. Et déstabilisant…
Spontanément, j’allais courir afin de le rejoindre dans l’instant, mais je m’arrêtai. Je ne voulais pas le surprendre. Je m’apprêtai à appeler, de manière à lui signaler mon arrivée, mais ce que je vis retint à l’instant le nom qui montait dans ma gorge.





Chapitre 35 :
Et dire que je n’avais rien vu, rien compris… !/ So, I did not see nor understand anything !


Cela m’apparut d’abord comme une hallucination. Et elle ne dura pas suffisamment pour que je puisse en avoir le cœur net. Jacob s’était relevé et, déjà, son visage se tournait vers moi. Avais-je rêvé… moi qui ne rêvais plus ? Pourtant, j’aurais juré…
Une seconde avant, le jeune homme était penché en avant, sa main posée sur le sol. Il touchait l’extrémité d’une vague, et celle-ci était montée, s’était enroulée comme un serpent lent et précautionneux le long de son bras, presque jusqu’à son épaule. Son bras avait disparu, était devenu transparent, comme liquéfié lui-même, et il s’était étendu... alors que la vague se retirait… s’était allongé avec l’eau…
Mais, soudain, tout avait disparu.

Jake m’adressait un petit signe de la main. Celle-là même que j’avais cru voir s’effacer… Que m’était-il arrivé ? Je me sentais confuse. Néanmoins, je pressai le pas, et le rejoignis enfin.
Alors, je constatai qu’il ne se trouvait pas du tout au bord de l’eau comme je l’avais cru d’abord. Les vagues ne pouvaient l’atteindre. Elles faisaient rouler des galets noirs sur le sable mouillé, un peu plus loin. Mais les bottes et la veste de Jacob étaient sèches. Je l’observai attentivement, incrédule.
Il souriait.
« Eh bien, moi qui venais justement te rendre visite…, s’exclama-t-il, et c’est toi qui m’as trouvé ! »
Il jeta un coup d’œil derrière moi.
« Comment es-tu arrivée ici ? »
Il me fallut quelques secondes pour parvenir à lui répondre de manière tout à fait naturelle.
« Oh… euh… tout à fait par hasard. J’étrennais… le cadeau qu’Edward vient de me faire… c’est une moto. Je pense… je suis sûre qu’elle va te plaire.
_ Elle a l’air énorme, en tout cas, grimaça-t-il. Vue d’ici, la mienne ressemble à un moucheron à côté… »
Je levai un sourcil.
« Si tu es sage, je t’emmènerai faire un tour. Enfin… si tu n’as pas peur… »
Sa large bouche se fendit en un rire silencieux.
« Tu as l’air d’aller bien, ajoutai-je.
_ Toi aussi. Ça me fait plaisir. »
Nous nous considérâmes un moment l’un l’autre. Il était certain que nous ne nous étions pas quittés de la manière la plus agréable, la dernière fois que nous nous étions vus.
« Ton mal de tête… tu as été malade ?, demandai-je en faisant quelques pas en direction du rivage.
_ Non. Mais il a duré… longtemps. J’ai cru devenir fou. Par moments, il se calmait, mais il ne me quittait pas. Finalement, il est… tombé peu à peu. Et il a disparu, comme par enchantement, dans la nuit d’avant-hier à hier. Peut-être parce que j’ai enfin dormi convenablement… »
Je lui lançai volontairement un regard un peu inquiet.
« Je n’ai pas eu beaucoup de repos, ces derniers temps, je dois dire… Trop préoccupé, sans doute. Maintenant, ça va beaucoup mieux, affirma-t-il en hochant la tête. J’ai pas mal réfléchi, et je me suis finalement accordé avec moi-même. J’ai pris une décision. Du coup, je suis détendu… et tout va bien. »
Je me demandais si cette déclaration m’invitait à l’interroger. J’allais le faire, mais il me coupa.
« Et toi ? Rien de… grave ? »
Grave ? Etait-il grave que j’aie à tout jamais perdu un des êtres qui me rattachaient encore à mon humanité ? J’eus un petit haussement d’épaules.
« Disons, que j’avais quelque chose de très important à faire, que j’avais essayé d’éviter le plus longtemps possible, je crois… parce que… c’était difficile, et douloureux. Mais voilà, je l’ai fait. Et c’est… comme si j’avais franchi une nouvelle étape. Je me sens bien. Un peu comme toi, il me semble. »
Jacob fronça les sourcils. Son regard cherchait au fond du mien.
« C’est bizarre, remarqua-t-il, tu as l’air un peu triste pourtant. »
Sa remarque me surprit. Je n’étais pas triste.
« J’en ai… l’air ?
_ Dans tes yeux, ça se voit. Il y a comme… un profond regret. Et une attente. »
J’étais stupéfaite. Donnais-je l’impression d’éprouver des émotions que je ne ressentais pas ?
Je souris, bien décidée à ne pas davantage m’étendre sur le sujet.
« Non, non, je t’assure. Tu te trompes… Oh, mais j’y pense ! J’ai un petit cadeau pour toi ! Mais… je ne l’ai pas ici, et… je voulais aussi te faire quelques pâtisseries. Si tu venais demain ? Je pourrais te donner tout ça. Qu’en dis-tu ? »
A présent, nous marchions lentement le long de la rive, le vent soulevant nos cheveux. Les odeurs piquantes de l’océan me donnaient une énergie joyeuse. Pourquoi Jake voyait-il en moi de la tristesse ? Je ne voulais pas être triste. Je refusais d’en donner l’impression. Il me semblait que, depuis qu’il m’avait dit cela, une ombre s’était glissée entre nous, et qu’elle marchait à nos côtés depuis, comme un troisième être invisible. A moins, qu’elle ne fût là avant, déjà... depuis que j’avais eu cette étrange vision en approchant Jacob, tout à l’heure ? J’avais la sensation bizarre d’un décalage entre nous, une sorte de fracture, telle que je ne l’avais jamais ressentie auparavant. Nous avions toujours été spontanément en phase, en résonance, même dans les moments difficiles, même dans nos silences. Je ne m’expliquais pas ce que j’éprouvais.
« J’en dis que ça me va très bien ! D’ailleurs, j’ai moi aussi un cadeau pour toi. »
Je mimai l’émerveillement avec application, pour ne pas que mon expression puisse être mal interprétée. Jake se mit à rire franchement.
« Mon cadeau n’a pas besoin d’attendre demain, expliqua-t-il. En fait, je le transporte partout avec moi, depuis quelque temps. Tu m’excuseras de ne pas t’offrir quelque chose que tu puisses te mettre autour du cou ou au doigt, et de ne pas trop y mettre les formes… je ne suis pas doué pour ça. »
Je soulevai les sourcils, et attendis. Mais il ne fouilla dans aucune de ses poches.
« Voilà, reprit-il en prenant une grande inspiration, mon cadeau pour toi, c’est la décision que j’ai prise. »



La grande main du Quileute vint se poser sur mon épaule, et ses pupilles noires s’immobilisèrent tandis qu’il attachait son regard au mien.
« Je voudrais juste que tu ne m’interrompes pas. A défaut de me parler, j’aimerais au moins que tu m’écoutes. Vraiment. Parce que si je ne dis pas ce que j’ai sur le cœur une bonne fois pour toutes, je ne vais pas pouvoir continuer comme je le fais. Je vais devenir fou. Ça me ronge depuis des jours… »
Il m’apparut que le moment était peut-être venu… Et que je ne devrais ni le combattre, ni le craindre. Si Jacob avait recouvré une partie de sa mémoire, alors, il nous faudrait tous faire avec ! Et je l’épaulerais, du mieux que je pourrais, tant que je le pourrais. Tant qu’il me laisserait le faire.
J’allais écouter ce qu’il voulait me dire. Et même répondre à tout ce qu’il pourrait me demander. Ou encore lui expliquer moi-même. J’en avais assez des mensonges par omission. Je lui avais promis de ne pas lui mentir… Alors, effectivement, il était sans doute grand temps de lui dire la vérité, s’il voulait la connaître.
Jacob reprit.
« J’ai beaucoup appris, ces derniers temps, vois-tu. J’ai longuement discuté avec Quil. Il m’a raconté des choses très intéressantes. Et je suis sûr qu’il pourrait m’en dire bien davantage… Enfin. Je veux d’abord que tu saches… que j’ai aussi… accompagné Billy, à Forks. Nous y avons croisé ta mère, Renée. »
Entendre ce nom dans la bouche de Jacob fut comme une décharge électrique. D’une part parce que je ne m’y attendais absolument pas, d’autre part parce qu’il ramenait des émotions si fraîches ! Comment avancer quand tout vous ramène sans cesse en arrière ?
« J’ai été content de la rencontrer, même si cela n’a duré que quelques minutes. Elle sait que je ne me rappelle rien, alors elle ne m’a pas demandé grand-chose. Mais j’ai bien vu qu’elle aussi, elle attendait… Je me suis senti tellement désolé ! Mon père était ému, ce qui est assez rare pour que je le remarque. Elle nous a expliqué qu’elle était là pour Noël. Pour être avec ses petits-enfants. Que c’était important pour elle. Mais elle avait les larmes aux yeux… »
Je ne pouvais pas le laisser continuer.
« Ecoute, Jake…
_ Non, toi, écoute…
_ Non, non. Tu dois savoir. Je n’ai pas passé Noël avec ma mère…
_ Je le sais. »
Je me tus. Je cherchais une explication dans le regard de Jacob.
« Et c’est pour cette raison, articula-t-il, que je voulais être sûr que tu allais vraiment bien. »
Sa main s’était resserrée autour de mon bras.
« Je peux comprendre, poursuivit-il aussitôt, beaucoup de choses. Je peux accepter. Et je sais… je sais à quel point il est difficile d’être un étranger au sein de sa propre famille. D’être éloigné de ceux dont on est censé être le plus proche. C’est une torture. Je ne te demande pas de me dire ce qu’il s’est passé entre toi et ta mère. Si tu veux le garder pour toi, je respecte cela. De toute manière, je suis entouré de secrets ! On s’y habitue… Mais je vois que tu souffres, je sens que l’on souffre autour de moi, et je voudrais tant pouvoir faire quelque chose… Il me semble que je le pourrais, si seulement je savais comment ! Pourquoi faudrait-il juste que nous soyons tous malheureux dans notre coin ? »
J’avais levé une main, et l’avais posée sur la bouche de Jacob. Je secouai la tête.
J’en avais assez. Afin de demeurer dans l’ignorance, devait-il pour autant croire que ma mère et moi nous étions disputées pour une obscure raison et que je la fuyais au point d’abandonner mes propres enfants un jour de Noël ? Je ne savais pas si je faisais bien, au fond, mais ce que nous essayions d’éviter nous rattrapait toujours. Je devais être la plus claire possible. Et cela devait se faire maintenant.
« Jake… Je… ne peux plus voir ma mère, parce que… je ne suis plus vraiment sa fille. Je ne m’attends pas à ce que tu comprennes, mais je veux que tu saches, toi aussi : je ne suis plus non plus celle que tu connaissais, avant… avant de disparaître. Je suis devenue… autre chose. Pas vraiment quelqu’un d’autre, mais mon existence ne pourra plus jamais être la même. Ma vie d’avant n’est plus ma vie, et le monde de ceux que j’avais connu n’est plus le mien. Je suis un être qui n’a pas sa place dans l’univers rationnel des hommes. Et c’est pour cette raison que je ne peux pas leur dire son nom, alors qu’il en porte des dizaines dans leur imaginaire, et qu’il m’est impossible de prétendre continuer à vivre la même vie que celle que je vivais quand je m’appelais encore Isabella Swan. Est-ce que tu peux accepter cela ? »
Sous mes doigts, je sentais la chaleur cuisante de ses lèvres. Comme toujours, je savais qu’il devait, en retour, percevoir à quel point j’étais glacée, et que ce n’était pas uniquement dû au vent de l’hiver.

Jacob hocha lentement la tête. Ma main glissa sur son bras.
« Je te remercie d’être aussi sincère avec moi, Bella. Cela me soulage, vraiment. Tu n’imagines pas à quel point ! Je n’en attendais pas autant. »
Il marqua une pause, avant de reprendre.
« Tu sais, Renée…, Billy et moi l’avons croisée au cimetière. Ce devait être la veille de Noël, en fin d’après-midi. Mon père voulait se recueillir un moment sur la tombe de Charlie, et il m’avait demandé de l’y accompagner. Ta mère était un peu plus loin. Quand elle nous a vus, elle nous a rejoints. J’ai fait quelques pas, pendant qu’elle parlait avec Billy. Alors j’ai découvert… votre tombe. Je sais qu’Edward et toi êtes considérés comme morts, et que c’est pour ça que ta mère est si malheureuse. Mais… vous ne l’êtes pas vraiment, n’est-ce pas ? Il n’y a pas de raison à cette douleur. Ni à la tienne ! »
Je fermai les yeux. Que pouvais-je répondre ? Il ne comprenait pas, de toute évidence.
Alors, je me baissai, et ramassai un petit galet gris. Je tins la pierre un instant, dans ma paume ouverte, sous le nez de Jacob.
« Ma vie ne peut plus être simplement normale, Jake, soufflai-je. Je ne suis plus quelqu’un de normal. »
Je refermai mes doigts autour de la pierre, et serrai. Aussitôt, il y eut un claquement sonore, et je la sentis se briser en deux, mais je continuai de serrer. De petits craquements se firent entendre encore, puis plus rien. Quand je rouvris la main, elle ne contenait plus qu’une poussière pâle et de minuscules éclats aigus.
« Tu vois, je suis un être dangereux. Je peux détruire tout ce que je touche. »
J’avais planté mon regard dans celui de Jacob, m’attendant à ce que sa mine compatissante se mue en surprise ou en frayeur. Ce qui aurait été bien naturel. Au lieu de cela, il fixa le sable, dans ma paume. Ses sourcils s’étirèrent vers ses tempes, son air se fit plus grave. Il tendit lentement ses deux mains à la peau sombre et les referma autour de la mienne.
« Peut-être sommes-nous tous des êtres dangereux, Bella. »



Je sentis la pression de ses doigts puissants et chauds, qui se verrouillaient autour de ma paume toujours entrouverte, mais il ne cherchait pas à me faire mal. Il ne forçait pas. Pourtant, une chaleur apparut aussitôt au centre de ma main, qui se fit rapidement insupportable. J’eus tout à coup l’impression que la poussière qu’elle contenait entrait en fusion. Je poussai un cri, voulus me dégager de l’étreinte de Jacob, mais n’y parvins pas. Non pas parce qu’il me retenait, mais parce que je n’avais pas réagi comme j’avais eu l’intention de le faire. J’étais demeurée immobile !
« N’aie pas peur !, articula-t-il. Cela ne va pas durer. Et je ne pense pas que cela soit trop difficile à endurer pour un être comme toi. »
En effet, peu à peu, je sentais que le feu dans ma paume s’éteignait. Au maximum de son intensité, il m’avait même paru froid, subitement. Curieusement glacé. Et… lourd !
Les larges mains du Quileute s’ouvrirent soudain, libérant la mienne. Je dépliai mes doigts. La peau de ma paume était sèche et entamée, noircie, comme du charbon mais, rapidement, la brûlure s’estompait. Je sentais la matière dont était faits mes doigts se remplir, se reconstruire… Je n’éprouvais aucune douleur. Et si j’en avais éprouvé une, je n’y aurais même pas prêté attention certainement, car, au creux de ma main, se trouvait le galet gris que j’avais réduit en poussière un instant plus tôt !
Du plus profond de mes entrailles, j’eus comme un sursaut. Une part de moi bondit. Elle s’affolait, voulait en savoir davantage, murmurait des mots étranges, s’alarmait également, me sommait de me tenir sur mes gardes, suppliait, espérait, s’enthousiasmait… Une grande confusion de sentiments contradictoires s’emparait de moi. Pour ne pas céder à la panique, mais chasser de mon esprit la multitude de questions qui s’y soulevaient et réprimer le chaos de mes sensations, je me forçai à me concentrer bêtement sur la pierre, la saisissant entre deux doigts de mon autre main. J’entrepris de l’étudier attentivement. C’était bien la même, apparemment… ou bien une qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. Autant qu’un galet peut ressembler à un autre galet.

« Elle ne va pas se mettre à parler, tu sais… », intervint Jacob sur un ton humoristique qui trahissait cependant son malaise. Je compris, qu’il devait, lui aussi, redouter ma réaction, en cet instant. Tout comme j’avais craint la sienne quand je lui avais fait la démonstration de ma force. Il fallait sans doute que je le rassure, que je ne lui fasse pas sentir l’intensité de mon trouble.
« Est-ce que c’est une illusion ? », demandai-je sans y croire vraiment.
Mon bouclier m’avait toujours épargné les manipulations mentales, mais peut-être celle-ci était-elle d’une autre nature ?
« Non, assura Jacob. C’est tout ce qu’il y a de plus réel, je t’assure.
_ Comment fais-tu ça ? »
Il gémit.
« Si je le savais… ! »
Je le dévisageai quelques secondes.
« C’est de la magie… »
Mes paroles n’avaient rien d’une supposition. Elles résonnaient comme une certitude. Jacob ne s’y trompa pas. Il souleva les épaules et soupira, comme s’il avouait son impuissance face à ce phénomène.
« Mais, Jake… c’est merveilleux ! »
Il eut une moue sévère.
« Tu crois ça ?... J’ai failli réduire en cendres la maison de mon père, et lui avec ! »
L’ombre d’un désespoir profond passa sur le visage de mon ami.
« Tu veux dire que…
_ C’est moi !, pesta-t-il. Moi, qui ai allumé un incendie, quelque part dans la cuisine. Sans le vouloir, bien sûr. Sans même y penser. Mais j’étais tellement en colère ! C’était la dernière pièce dans laquelle je m’étais tenu avant de fuir en courant. J’ai lâché le torchon que je tenais, j’en ai fait une boule et je l’ai jeté à travers la pièce… Je maudissais mon père et souhaitais voir toute la réserve réduite à néant. Tu te rends compte ! »
Etait-il possible ?... Je n’étais pas certaine de bien comprendre.
« Quand tu dis que tu as mis le feu, que veux-tu dire… au juste ? »
Jacob secouait la tête, il était en rage contre lui-même.
« Que lorsque je me mets en colère, je peux allumer un feu. Disons même que cela se fait presque malgré moi. Je ne contrôlais rien du tout au début, j’étais effrayé. Mais, peu à peu, c’est venu. J’y arrive assez bien maintenant. Et ça me permet d’avoir moins peur de moi-même ! »
Il se tut un instant. Je réalisais à quel point il avait besoin d’être rassuré, à quel point il avait dû se sentir abandonné durant tout ce temps. J’étais sa seule amie, et je lui avais été bien inutile. J’aurais dû le soutenir, l’aider, partager avec lui tout ce que je savais... Au lieu de cela, je l’avais maintenu dans le silence, tenu à distance. Et dire que je n’avais rien vu, rien compris ! Mais l’ombre qui s’était installée entre nous, depuis quelques minutes, depuis des mois, était en train de s’effacer. Nous allions pouvoir être enfin nous-mêmes.
Je levai une main, dans un geste d’apaisement, voulus saisir la sienne, mais elle s’embrasa avant que mes doigts ne l’atteignent. De stupeur, je fis un pas en arrière.
« Je peux faire beaucoup de choses, Bella, … auxquelles je ne comprends rien. Mais je progresse doucement. Je fais des tentatives… »
Les flammes léchaient les doigts tendus du Quileute, elles vacillaient aux souffles du vent, mais ne s’éteignaient pas, pas plus qu'elles ne le brûlaient, de toute évidence. Ce genre de feu-là ne m’était pas inconnu…
A nouveau, des paroles anciennes montèrent en moi. Et je savais d’où elles provenaient. Mais je ne voulais pas me laisser aller à les écouter. Je ne savais pas comment les utiliser, je ne mesurais pas où cela pouvait nous mener, et je refusais de prendre le risque.
« Je peux t’aider, Jake, déclarai-je cependant. Mais il va me falloir un peu de temps. C’est… c’est compliqué. »
Une lueur apparut dans ses prunelles, puis un sourire hésitant releva un coin de sa bouche.
« Je suis heureux alors, affirma-t-il alors que les flammes qui enrobaient sa main s'évanouissaient. Je ne suis plus seul. Enfin ! »





Chapitre 36 : Nouvel an/ New year

Jacob me raconta tout ce dont il avait fait progressivement l’expérience. Comment il avait découvert de quoi il était capable… et cela dépassait de loin ce que j’aurais pu imaginer ! Il avait remarqué, d’abord, que ses émotions avaient une influence sur les éléments, sur le temps… à moins que ce ne fût le contraire ? L’eau le rendait heureux, sa colère appelait le feu, sa tristesse l’air… Il se servait d’eux ou, eux, l’utilisaient lui pour s’exprimer. C’était ainsi qu’il envisageait les choses.
Il avait aussi compris qu’il pouvait communiquer, d’une manière surprenante, avec les animaux. Quels qu’ils soient. Qu’ils se comprenaient, qu’ils lui obéissaient. Selon lui, c’était comme s’ils retrouvaient leur image, quelque part, au fond lui. Il pouvait accéder à chacune des formes de vie qui se trouvaient dans la nature, parce qu’elles constituaient un fragment de lui-même.
Il ne m’interrogea pas sur ma nature profonde, comme si elle n’avait aucune importance à ses yeux. Mais il voulut savoir comment je ressentais les choses, ce dont j’étais capable, et si je comprenais l’origine de tout cela.
A cette dernière question, je ne pouvais rien répondre. Mais je lui expliquai la sensation que j’avais eue, parfois, de discerner l’architecture de l’existence, de percevoir à quel point elle était parfaite, dans sa complexité, et le sentiment de paix et de réconfort que j’avais éprouvé dans ces moments-là.

Pour la première fois, Jacob m’écoutait avec une sorte d’avidité mêlée de ravissement. Il fut captivé par ma vitesse, et la capacité que j’avais à appréhender différemment le passage du temps, à le ralentir ou à l’accélérer, selon les circonstances, et les sensations que j’avais éprouvées dans ces moments l’intéressèrent tout particulièrement.
« Il m’est arrivé de ressentir un peu la même chose !, s’exclama-t-il quand j’évoquai ce phénomène.
_ Vraiment ? A quelle occasion.
_ En dormant. Je fais des rêves… vraiment perturbants, parfois. Il leur arrive d’être merveilleux ou horribles. Mais ils m’apportent toujours quelque chose. Une impression, une idée… »
Ce qu’il avait accompli avec le galet, Jacob en avait eu l’impulsion dans un de ses rêves. Au réveil, il avait voulu retrouver la sensation éprouvée alors qu’il était inconscient, lui donner une réalité. Il avait posé sa main sur la surface d’un miroir brisé qui se trouvait dans un tiroir de sa chambre. Il avait souhaité que sa matière retrouve son intégrité, que les éclats s’unissent et fusionnent. Et, sous ses doigts, l’eau ondulante du miroir avait chassé la fissure comme si elle n’avait jamais été qu’un mirage.
« Je peux influencer la matière, avait-il aussitôt précisé, pas la vie. Je ne ranime pas une fleur fanée. Ni un animal mort. »
Et je perçus une pointe de regret dans sa voix.
Jacob découvrait, chaque jour, qui il était vraiment. Et sa façon de l’envisager, à présent qu’il se maîtrisait mieux, était très sereine. Il avait fait beaucoup de recherches qui ne l’avaient malheureusement pas mené très loin. Alors il s’était résolu à voir venir, par lui-même. Mais il était aussi inquiet au sujet de sa famille et de l’ensemble des Quileutes.
« Billy a compris, lui, lâcha-t-il finalement. Il sait ce dont je suis capable. Il a vu comment les choses se sont passées. Mais il n’en a rien dit à personne. Il ne m’en a même jamais reparlé. On dirait… il fait comme si de rien n’était, mais je crois qu’il a peur, peut-être. Il doit considérer que c’est mal ou…
_ Tu te trompes, l’assurai-je. A mon avis, il ne sait juste pas comment cette découverte serait perçue par les autres. Il veut avant tout te protéger. Et même de ton propre clan.
_ Peut-être… Il règne une telle tension à La Push ! Je ne voudrais pas les perturber davantage. Je sens déjà assez à quel point ils se préoccupent tous de moi. On dirait même qu’ils attendent… quelque chose… de ma part. »
Il ne se trompait pas.
Je ne savais pas non plus comment le clan des Transformateurs réagirait s’ils découvraient ce dont Jacob était réellement capable à présent. Il fallait que j’en parle à ma propre famille, que nous envisagions comment il nous serait possible de l’aider… et que l’on m’aide moi-même à le faire !
Carlisle allait encore avoir l’occasion de s’extasier à propos de la tournure que prenaient les événements. S’il n’y avait là aucune nouvelle menace pour nous tous, bien sûr.



Je quittai donc Jacob, peut-être plus rapidement que je ne l’aurais souhaité, alors que la nuit tombait. Nous devions nous revoir dès le lendemain, dans ma petite maison au fond des bois, afin que je puisse lui donner le cadeau qui l’attendait, et partager encore avec lui de nouvelles réflexions.
« Tu sais, avait-il ajouté alors que je m’apprêtais à enfiler mon casque, Renée… a fait une réflexion qui m’a beaucoup surpris quand Billy lui a demandé comment elle allait. Elle lui a répondu qu’elle se réjouissait de sentir ta présence, quand elle se trouvait ici, à Forks, et chez les Cullen. Je crois… qu’au fond d’elle-même, elle sent que tu fais toujours partie de ce monde. »
J’avais secoué la tête. Je ne devais pas penser de cette manière, sinon j’allais encore me torturer indéfiniment. Il fallait que je me détache, progressivement, au contraire. Que je m’éloigne de tout.
« Non, Jake. Ce ne serait ni une bonne chose pour elle, ni pour moi. Nous existons dans deux univers parallèles désormais. Il n’y a pas d’attache possible. Il ne doit pas y en avoir. »
L’Indien fronçait les sourcils. Il n’avait pas l’air convaincu. Toutefois, il avait explosé d’un rire chaleureux en entendant le bruit d’hélicoptère que produisait le moteur de mon engin après que je l’ai eu démarré.
Je gardai mon calme en rentrant à la villa des Cullen, et même ensuite, lorsque je leur racontai ce que je venais d’apprendre, mais je bouillais à l’intérieur. Dans mon esprit et mon corps entiers, une force tempêtait, enflait, cherchait à s’imposer à moi. Mais je refusais de la laisser faire. Car je sentais que c’était une ambition, en réalité, qui se manifestait avec tant de violence. Une part de moi savait qu’il me serait possible de guider le jeune mage -car c’était comme cela qu’il me fallait le considérer désormais- dans la découverte et le contrôle de ses pouvoirs : je possédais la science de Kaly dans ce domaine, et elle était immense. Mais, d’un autre côté, je craignais de mal utiliser ce savoir, étant donné que je ne savais pas encore y accéder librement. Je ne pouvais pas simplement laisser venir les formules qui me brûlaient les lèvres, procéder aux rituels qui défilaient au fond de ma mémoire étendue d’une autre, alors que je n’avais aucune idée de leurs tenants et de leurs aboutissants ! Je ne voulais pas me laisser déborder. Alors qu’il était clair que c’était bien ce qui allait se produire si je ne résistais pas avec force. Je ne maîtrisais pas le vécu de Kaly. Je ne pouvais que m’y abandonner comme il m’était arrivé de le faire une fois, au début, et découvrir ce qu’il voudrait bien me montrer, sans que j’aie aucune emprise sur le déroulement des événements, ou saisir au vol quelques-unes de ses manifestations spontanées lorsqu’elles s’avéraient utiles et sans conséquences. Mais il me dépassait encore trop, et je n’avais aucune idée du temps qu’il allait me falloir pour apprendre à l’explorer et à m’en servir convenablement. Sans compter que je n’avais jamais aimé cette idée de porter en moi les souvenirs d’un autre être. Des souvenirs si nombreux et précis… Tellement intimes ! Ils ne m’appartenaient pas. Et j’aurais préféré ne jamais m’y plonger, les regarder seulement, de loin et avec respect. Les garder, comme un trésor précieux qui m’aurait été confié mais sur lequel je n’aurais eu aucun droit.
Comme je m’y étais attendu, Carlisle se montra fasciné par ce que je lui appris. Son tempérament sage et positif le poussa à conclure qu’il n’y avait, à première vue, aucun danger pour nous. La découverte éventuelle des pouvoirs dont Jacob était investi ne changerait rien à ce que les Quileutes avaient envisagé et ne feraient pas davantage évoluer leur décision. Tout dépendait d’un éventuel changement d’attitude de la part de Jacob lui-même. Et, au vu de la manière pacifique et confiante dont il se conduisait toujours avec moi, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter à ce sujet.
J’avais gardé le galet dans ma poche. Pendant que je détaillais ce qu’il m’avait expliqué et les réflexions qui m’étaient venues à propos des connaissances de Kaly dont j’allais certainement avoir à me servir et les difficultés que j’éprouvais à le faire, je le voyais passer de main en main. Il s’arrêta entre les longs doigts souples d’Edward.
Celui-ci le contempla longuement, en silence.
Quelques minutes passèrent, durant lesquelles nous demeurâmes, tous, absorbés dans nos pensées.

Refermant soudain sa main autour de la petite pierre plate, mon mari déclara :
« Je crois… que le mieux serait d’aller demander conseil à Kaly elle-même. Il me semble qu’aucun d’entre nous n’est apte à faire ce qui convient vraiment. Personnellement, je ne me sens pas en mesure de prendre la moindre décision. Nous sommes face à un phénomène et des forces qui nous dépasse. Mais je ne sais même pas si elle accepterait de nous aider… Pourquoi se sentirait-elle concernée ?... Qu’en dis-tu, Bella ? Penses-tu être capable d’agir comme elle le ferait ?
_ Je n’en ai aucune idée, Edward. C’est une entreprise dans laquelle je vais devoir me lancer, j’imagine… mais je dois avouer que je ne me sens pas très à l’aise avec ça. Il va me falloir du temps. Beaucoup, certainement. »
Son regard perdu dans le vague, il reprit :
« Je peux tenter de partir à sa recherche, pendant que, de ton côté, tu explores le savoir qu’elle t’a légué. Je crois que je parviendrai à retrouver cette île… »
Cela me paraissait une bonne idée. J’acquiesçai, avant de me raviser.
« Non, c’est impossible. Il ne faut pas que tu t’éloignes trop de moi. Mon bouclier ne peut pas s’étendre à ce point. Et, si tu sors de sa protection, tu risques… tu redeviendras certainement visible pour Démétri ! Il ne faut pas que les Volturi réalisent que tu n’as pas disparu comme ils le pensent.
_ C’est vrai, approuva Edward avant de marquer une pause. Alors… Jasper, Alice, est-ce que vous croyez que vous pourriez tenter l’aventure ? »
Ma belle-sœur poussa un petit cri d’excitation.
« Oh, oui ! Bien sûr ! Un voyage de nouvel an romantique, Jasper… tous les deux… dans les îles du Pacifique. C’est formidable ! Mon chéri, tu es d’accord, n’est-ce pas ? »
Pour toute réponse, Jasper saisit la main d’Alice et y déposa un baiser.
« Génial ! Nous partons dès que possible. Il faut juste nous expliquer où nous devons nous rendre. »
Ce qui n’était pas le plus évident. Edward et moi n’étions arrivés sur l’île de Kaly que par hasard, au terme d’une course-poursuite effrénée par laquelle nous cherchions seulement à semer Alec, sans prendre réellement garde à la direction que nous prenions.
A l’aide d’une carte, et d’après notre point de départ, Edward délimita un périmètre dans lequel, selon lui, devait se trouver l’île. Mais cela laissait nombre de possibilités. Une fois sur place, Alice et Jasper loueraient un bateau, et se lanceraient dans l’exploration de tous les îlots qu’ils rencontreraient au fur et à mesure.
« Vous pourriez simplement nager, fis-je remarquer. La mer est splendide là-bas. Et nous sommes très efficaces dans…
_ Tu plaisantes ?, grimaça Alice. Je ne suis pas un poisson. Et je compte bien emporter mes plus jolies tenues estivales pour l’occasion ! C’est l’été, là-bas, non ? »
De toute évidence, le goût d’Alice pour la mode et son habitude du raffinement avaient supplanté, chez elle, l’instinct primitif du vampire.
« Le plein été », assura Edward tandis que ses sourcils prenaient la forme d’un accent circonflexe.
Oubliant de m’intéresser aux modalités de leur voyage, je tentai de me rappeler tous les détails qui auraient pu leur être utiles.
« Kaly nous avait dit que les gens du pays surnomment cette île l’Ile du fantôme. Vous pourrez toujours tenter de demander autour de vous.
_ Tout à fait, renchérit Jasper avec un petit sourire. Et… je compte bien sur le fait que, d’ici notre départ, Alice aura une vision qui nous permettra d’atteindre directement notre but, sans que nous ayons trop à nous égarer. Hein, Lissy chérie… ? »
Sa compagne eut une moue faussement irritée.
« Ne comptez pas trop là-dessus, major Whitlock, ce n’est pas une tactique très sûre. Nous allons devoir payer davantage de notre personne, je le crains…
_ Je n’ai rien contre cette stratégie-là, non plus, puisque la compagnie est charmante… »
Alice se mordit la lèvre. L’instant d’après, elle était déjà en train de préparer leurs valises.

Ce fut avec beaucoup de réticences que je me résolus à m’introduire dans les souvenirs de Kaly.
Vers la fin de la nuit, j’étais montée m’isoler, afin de pouvoir mieux me concentrer, dans l’ancienne chambre d’Edward. J’allais devoir m’immerger dans le flot en ébullition des sensations que j’avais éprouvées depuis la veille, et j’espérais qu’elles ne m’empêcheraient pas de procéder méthodiquement et en gardant le contrôle de moi-même.
Mais ce ne fut pas le cas. Aussitôt que j’appelai les images du plus lointain passé que je pus, je fus envahie par d'innombrables visages, des paysages, par des noms et des paroles, dans une multitude de langues étrangères ou disparues. C’était comme si ma mémoire s’affolait, peut-être parce que j’étais moi-même trop angoissée. Je fis de mon mieux pour me détendre et me focaliser sur ce qui devait être mon point de départ : l’enfance de Kaly, le moment où elle avait commencé son éducation, où on lui avait appris à utiliser son don.
Pendant plusieurs heures, je m’appliquai à calmer le cours tumultueux des souvenirs qui affluaient, et dont je ne parvenais à saisir que quelques bribes. C’était comme si j’avais trop attendu, et que tout cherchait à se déployer d’un coup à présent. Finalement, je dus abandonner, car je n’arrivais à rien, si ce n’étais à rendre mes propres pensées plus confuses et à augmenter mon trouble.
Je me promis cependant de retenter régulièrement l’expérience et, afin de me calmer, je passai un long moment en compagnie de mes enfants et je préparai les gâteaux que j’avais promis à Jacob.
Il fut ravi de mes cadeaux. Je l’assurai que nous étions en train de faire tout ce qui était en notre pouvoir pour lui être utiles, et je m’en voulus d’autant quand je réalisai à quel point je craignais de ne pas y parvenir.

Les jours passèrent.

Peu à peu, il me semblait que je parvenais à ralentir le débit des scènes qui se diffusaient en surimpression dans mon esprit quand je cherchais à explorer la mémoire de Kaly, mais je n’avais pas le pouvoir de décider de ce que je désirais plus particulièrement revivre. Je remarquai néanmoins que les images qui revenaient le plus régulièrement étaient celles de la vie de Kaly parmi la tribu sur laquelle elle avait longtemps veillé. Le visage de Soam qu’elle avait tant aimé. Leurs instants de bonheur. J’éprouvais combien mon amie avait été heureuse, à ce moment-là de son existence. Un moment, simplement. Si court et fugace, face à l’éternité.
Alice et Jasper étaient partis. Ils avaient rejoint Mahé et commencé leur exploration de certaines îles. Mais, pour le moment, personne n’avait pu leur indiquer d’île « au fantôme ».
J’essayais de ne pas désespérer, mais il me semblait que tout ce que nous avions vécu avait été trop proche d’un rêve pour qu’il nous soit jamais donné de pouvoir le revivre. Que notre route puisse à nouveau croiser celle de Kaly était certainement impossible. Ce n’est pas quand on part à leur recherche, qu’on trouve les êtres importants de notre existence, c’est justement alors qu’on ne les cherche pas que le sort les place sur notre chemin. De plus, pourquoi Kaly serait-elle demeurée sur l’île où nous l’avions rencontrée ? Certes, elle nous avait expliqué que c’était là qu’elle se sentait chez elle. Mais elle était peut-être tout simplement partie ailleurs, comme elle en avait eu l’intention. Ou peut-être pas encore… Le temps ne passait pas, pour elle, au même rythme que pour nous. Il se pouvait qu’elle n’ait pas encore décidé d’entreprendre ce qu’elle voulait faire. En tous les cas, elle n’avait pas disparu, j’en étais certaine. Comme elle me l’avait dit, je ressentais toujours sa présence, quelque part, au cœur de mon esprit et de ma chair surnaturelle. J’éprouvais sa densité. Assurément, si elle avait mis fin à son existence, j’en aurais aussitôt ressenti violemment le manque dans mon être. Elle était toujours là. C’était déjà une très bonne chose. De toute la force de ma volonté, je lui demandais de me guider, de m’aider à voir plus clair dans l’héritage qu’elle m’avait laissé.
Edward m’encourageait. Il savait mon impatience, et à quel point je m’en voulais de ne pas savoir être plus efficace. Pour me distraire un peu de ce qui était devenu mon obsession, la veille du nouvel an, il m’emmena à l’opéra, à Portland. On y donnait L’Or du Rhin de Richard Wagner. C’était un magnifique spectacle qui m’impressionna fortement, et me laissa, pour un moment, bien rêveuse.



Deux jours plus tard, j’eus une nouvelle vision. Plus claire que les autres, et plus longue. Plus ancienne, également. J’étais avec Kûsh. Nous discutions avec Machiventa, au sujet de ses grands pouvoirs, et de l’usage qu’il avait choisi d’en faire. Kûsh, avec beaucoup d’adresse et toute la séduction qu’il savait mettre en oeuvre, tentait de lui présenter les avantages qu’il pourrait en tirer s’il privilégiait davantage ses propres intérêts. Mais le sage souriait sans mot dire en écoutant les paroles de l’insatiable vampire. Finalement, il lui avait fait une réponse. Très simple, et sans appel. Avec la puissance venait la responsabilité, inséparables l’une de l’autre. Et plus l’on détenait un grand pouvoir, plus l’on ressentait que la seule chose qui avait de l’importance était le bon usage que l’on était amené à en faire. Au point que l’on s’en oubliait soi-même. Machiventa disait être au service de l’ordre du monde, que cette destinée était plus grande que lui, et qu’elle était belle. Ces paroles avaient mis Kûsh en fureur. Dans son orgueil, il estimait que le mage cherchait à lui faire comprendre que son comportement égoïste était la preuve de la petitesse du pouvoir qui était le sien. Et ce n’était pas loin d’être la vérité, sans doute…
Kaly s’était amusée de la réaction de son compagnon. Elle admirait Machiventa de plus en plus. Si elle avait encore été humaine, elle aurait souhaité qu’il puisse devenir son maître, et qu’il lui enseigne ce qu’il savait. Lui, qui ne voulait pas d’élève et qui pensait que rien d’essentiel ne s’apprend jamais, que chacun le porte déjà en soi depuis toujours mais oublie seulement d’y prêter attention.
On n’entend que si l’on écoute.
J’étais ressortie brutalement de ce souvenir, car j’avais entendu l’appel d’Alice sur le téléphone d’Edward. Tout à fait dépitée, elle annonçait qu’elle et Jasper avaient fait le tour de toutes les îles dans le secteur indiqué, qu’ils avaient même poussé plus loin leurs recherches, mais qu’ils demeuraient bredouilles. Ils avaient longuement discuté avec un vieil homme qui leur avait indiqué une certaine île qu’on disait hantée. En dernier ressort, ils s’y étaient rendus, y avaient passé la journée et une partie de la nuit, mais n’y avaient pas découvert la moindre trace d’un éventuel être surnaturel. Ils allaient rentrer. Tout restait donc à faire. J’y mis toute mon énergie. Le lendemain, le surlendemain… Je n’arrivais pas à me détacher de cette dernière image que j’avais vue, et des mots que Machiventa avait prononcés. Ils avaient profondément troublé Kaly. Et ils revenaient sans cesse, en boucle, toujours, toujours… J’allais devenir folle ! A leur retour, Alice et Jasper, désolés de leur échec, se mirent à élaborer de nouveaux projets de voyages, réguliers, afin de réussir, peut-être, à retrouver l’antique vampire. A force d’insistance, ils pensaient augmenter leurs chances de la croiser. Mais je savais, moi, que ce n’était pas une question de chance. La chance n’existe pas. Elle n’est qu’un heureux hasard. Et le hasard… ne s’apprivoise pas.

Un matin de janvier, alors que je regardais, blottie entre les bras d’Edward, une aurore rose et glacée poindre à l’horizon, au-dessus des arbres de la forêt enneigée, avant qu’elle ne soit avalée -comme à l’accoutumée- par l’épaisse couche grise des nuages, on frappa doucement à la porte. Le visage aimant d’Esmé apparut. Ses yeux avaient un éclat surprenant.
« Bella, chuchota-t-elle comme si elle prenait garde de ne pas éveiller un dormeur, tu veux bien venir, s’il te plaît ? Il y a quelqu’un qui te demande à la porte. »
Je fus en bas en une seconde, Edward à mes côtés.
Sur les marches du perron, pieds nus dans la neige éclatante, les cheveux alourdis d’eau salée et de dizaines de petits cristaux de glace, les épaules nues et le corps à peine couvert d’un ample tissu bleu nuit encore humide, une femme à la peau dorée me regardait. J’eus l’impression de ne pas la reconnaître tout à fait. Mais c’était parce que je ne l’avais jamais vue qu’avec mon regard d’humaine. Elle se tenait parfaitement immobile, mais ses pupilles de platine se rivèrent aux miennes dès que mes yeux se posèrent sur elle. Elle joignit alors ses mains contre sa poitrine en guise de salut. Je sentais qu’elle aussi m’étudiait, que son incroyable regard pénétrait au-delà des apparences et entrait plus profondément en mon être que ce que j’étais capable de faire moi-même.
Alice et Jasper avaient rejoint Esmé et Carlisle. Ils se tenaient un peu en arrière, mais presque tous avaient franchi le seuil. Je fis quelques pas, descendis vers la nouvelle venue. Mes mains se tendirent vers elle.

Kaly…

Elle saisit immédiatement mes poignets. Ses petits doigts fins avaient une force incroyable. La substance qui emplissait mon corps vibrait, très légèrement, je pouvais la sentir.
« Où est-il ? »
La voix au timbre sourd et aux intonations lentes et étranges de l’ancienne vampire rompit le silence.
« De qui…
_ L’Atman. Celui qui a accompli une punarbhava. »
Les mots qu’elle venait d’employer me frappèrent par leur précision. Ils ne m’étaient pas inconnus. Je savais exactement ce qu’ils signifiaient. C’était donc cela...
« Chez lui, répondis-je aussitôt. Parmi les siens. »
L’étau de ses doigts se resserra autour de mes poignets.
« Viens, reprit-elle. Conduis-moi. »
J’hésitai un instant.
« Je ne suis pas autorisée… nous…
_ Viens ! », répéta seulement Kaly en un long murmure.
Et elle s’élança soudain, m’entraînant avec elle dans les bois.

Petit message

J'ai remarqué que, malheureusement, Deezer perdait parfois certains morceaux, mais je ne peux pas savoir lesquels... Alors n'hésitez pas à me laisser un petit message lorsque, au cours de votre lecture, vous rencontrez un lien mort dans mes players. Je ferai en sorte de le remplacer. Merci !